J'ai oublié le titre

J'ai un ami éditeur.
Lui et moi, un vendredi soir, nous prenions un verre dans notre bar habituel, pour bien commencer le week-end. Je lui répétais combien j'admirais son métier.

- Quand je pense à tous les bons livres que les gens ont pu découvrir grâce à toi! Et aussi ces auteurs que tu as sorti de l'ombre en les publiant pour la première fois. Tu peux être fier de toi, mon vieux. Toi, au moins, ton métier sert à quelque chose!

- Oui, mais tu sais, c'est une responsabilité. On parle de comités de lecture, mais la plupart du temps, c'est un comité qui se résume à une seule personne; souvent moi. Et tu as peut-être le sort d'un livre entre les mains; c'est tellement important, pour un auteur.

- Allons! Tu ne dois pas te torturer. Tu as fait quelques belles découvertes, et ceux que tu as refusés, ils peuvent toujours aller présenter leur manuscrit ailleurs.

Il m'a regardé un long moment sans rien dire, puis il s'est mis à me raconter cette histoire.

- Écoute Zaph, j'ai jamais raconté ça à personne...

C'était il y a bien longtemps, pas loin de trente ans. J'étais encore tout jeune dans la profession, mais par un monumental coup de chance, je venais de signer deux auteurs géniaux, et j'étais subitement devenu l'éditeur à la mode.
Je passais pour avoir du flair, j'étais disponible pour mes auteurs, et ma petite structure me permettait d'être très dynamique.

Suite à cette réussite, logiquement, les manuscrits se sont mis à affluer, et j'avoue que parfois, il m'arrivait de les lire un peu en diagonale. Il est possible que le succès me soit un peu monté à la tête; mais toujours, je m'efforçais de renvoyer les manuscrits que je refusais avec un petit justificatif de ma main. J'y mettais souvent quelques encouragements, je m'efforçais d'être positif.

Un jour, un auteur débutant, un très jeune type, est venu au bureau pour me remettre son manuscrit en mains propres, plein d'espoir et de confiance en lui, comme s'il était le nouvel Hemingway. C'était peut-être mon cinquième ou sixième "premier roman" de la semaine, va savoir. Pourtant, j'ai fait l'effort de le lire jusqu'au bout. Tu sais, il arrive qu'on passe plusieurs semaines à ne lire que des auto-fictions sans intérêt ou des histoires de fantasy bêtes à pleurer.

Sur le moment, je n'ai donc rien trouvé de remarquable dans ce manuscrit, j'étais un peu excédé par tant de mauvaises lectures, et je l'ai renvoyé, joignant une réponse un peu plus méchante que d'habitude.

"Sans intérêt, récit trop simpliste, ennuyeux, style inexistant, ..." bref, de quoi décourager n'importe quel auteur débutant.

Seulement, il s'est passé une chose bizarre, et qui n'est pas uniquement due aux remords que j'aurais pu avoir, je crois.
Ce manuscrit, j'y ai repensé par la suite. Et j'y ai repensé de plus en plus. C'était comme si, sous son apparent simplisme, se cachait une force mystérieuse. A n'importe quel moment, sans prévenir, cette histoire me revenait en mémoire. Je n'arrivais plus à oublier le personnage principal et les lieux du livre, qui se superposaient à la réalité. Et pire que tout, je n'arrivais plus à me concentrer sur une autre lecture. Tout me semblait insipide et banal en comparaison.

Mon vieux Zaph, je crois tout simplement que j'avais eu entre les mains un chef-d'oeuvre, un livre comme on n'en voit qu'un par décennie, un livre qui aurait pu devenir un classique. Et je l'avais laissé filer.

- Mais enfin, je suppose que tu as tout simplement re-contacté l'auteur et que tu lui as demandé de reconsidérer la publication de son livre?

- Bah, tu vas rire, c'est complètement idiot, mais j'avais renvoyé son manuscrit, et puis je n'avais gardé aucune trace de son adresse. J'avais juste un nom de plume, totalement inconnu, et une ville, Paris. Impossible de retrouver ce type!

- Et son livre, il a fini par être publié?

- Hélas, non. Et je te prie de croire que j'étais à l'affut! Je devais l'avoir découragé pour de bon. Jamais plus je n'ai entendu parler de lui. J'ai même contacté mes confrères éditeurs, mais en vain.

- Merde! Est-ce que je peux te demander... il parlait de quoi, ce bouquin?

- A première vue, c'est un truc tout-à-fait banal; c'est pour ça que ça ne m'a pas sauté aux yeux directement.

En gros, ça parle d'un type sans histoire, employé de banque, marié, un gosse.
Un matin d'hiver, au lieu de se rendre au bureau comme d'habitude, il prend la route de la mer, arrive à la côte, entre dans une brasserie, et passe la journée à boire des cafés en regardant la mer.
C'est prétexte à quelques réflexions sur sa vie, quelques flash-backs, rien de bien extraordinaire. A un moment, il se retourne, et aperçoit une femme assise à une autre table, dans la brasserie. Ils prennent un café ensemble, ne parlent pas beaucoup, puis le gars regarde sa montre, dit qu'il est temps qu'il parte, il se lève, reprend la route dans l'autre sens, rentre chez lui, embrasse sa femme et son gosse comme s'il ne s'était rien passé de spécial. Et en effet, il ne s'est pas passé grand chose.

Mais tu vois, ce qu'on sent, c'est que pour cet homme, cette journée était comme une faille, un croisement. On sait qu'il va continuer sa vie, mais il est comme mort, rien ne sera plus pareil, même le passé.
Le plus fort, c'est que l'auteur arrive à nous faire ressentir tout ça sans pratiquement en parler.

- Ah dis-donc, ça a l'air bizarre, en effet. Je suppose que tu as fini par prendre du recul, et par oublier ce manuscrit?

- Bien, j'y étais presque arrivé... Mais l'histoire ne s'arrête pas là.

C'était presque vingt ans après cette affaire.
Un jour, je sortais d'un rendez-vous avec un de mes auteurs dans la petite ville balnéaire de X, je marchais en bord de mer, quand je tombe sur... devine quoi?

-Ton auteur mystérieux?

- Non. Mais je t'ai dit que le héros passait la journée dans un café. Dans le manuscrit, ce café avait un nom spécial: "la mouette jaune". Et voilà que je me trouvais devant un café du même nom! La coïncidence était trop extraordinaire.

Je suis entré bien sûr, j'ai cuisiné le patron comme j'ai pu, lui décrivant physiquement le jeune auteur tel que je me le rappelais.
Je n'osais pas trop y croire, mais le patron m'a dit qu'un type correspondant plus ou moins à ma description venait de temps en temps, commandait un café et le buvait en regardant fixement la mer, parfois pendant deux heures sans bouger, puis il repartait.

Je me suis mis à véritablement faire le siège de ce café. J'y allais aussi souvent que possible. Je me tapais la route de la mer, et je restais là, attablé pendant des heures, à regarder la mer en buvant du café.

D'ailleurs, tu devrais essayer, mon vieux. Je ne sais pas si c'est le café, ou le spectacle des vagues, ou l'agitation tranquille de "la mouette jaune", mais c'est l'endroit idéal pour réfléchir à sa vie.
Plus j'allais dans cet endroit, et plus je me rendais compte que j'avais raté plein de choses. Je n'avais pas publié les bons auteurs, j'avais fait des choix commerciaux, et refusé des textes vraiment originaux.
Et puis, tu sais, c'est là que je me suis décidé à rappeler Julie. Je me suis dit que c'était trop bête qu'on se soit quittés comme ça, après tout ce qu'on avait traversé ensemble. Je l'ai appelée, donc, et elle a a accepté de me revoir, il faut que je te raconte ça...

- Écoute, mon ami, tu m'a déjà raconté cette histoire, et je suis vraiment content que vous vous soyez retrouvés, mais ne m'en veux pas, je voudrais que tu me dises ce qui est arrivé avec cet auteur; tu as fini par l'attraper?

- Ah, excuse-moi.
J'aurais jamais lâché, tu me connais. Le barman m'a dit que je l'avais raté trois fois. J'enrageais!

Et puis un jour, je suis entré dans le café, le barman m'a désigné une table d'un signe de tête, avec un petit sourire gêné.
Je l'aurais reconnu sans ça! Il avait changé, en vingt ans, mais pas tant que ça. Il était assis à ma table habituelle, celle que j'avais choisie spontanément, moi aussi, celle qui donnait la meilleure vue sur la mer.
Je suis allé vers lui directement, et je me suis assis à sa table sans qu'il m'y invite. Je lui ai parlé comme si on s'était quittés la veille.

- J'ai réfléchi, je vais publier votre livre. Finalement, je crois qu'il a un réel potentiel. Non, plus que du potentiel, il est tout simplement génial. Vous aurez la meilleure couverture presse que j'aie jamais donné à un auteur. Revues littéraires, presse générale, radio, télé, vous aurez la totale, je tiens à ce que votre oeuvre soit connue. Faites-moi confiance, ce livre va faire un tabac. Si on signe aujourd'hui, on peut le sortir sans problème pour la prochaine rentrée littéraire. Encore qu'on s'en fiche, votre livre va durer bien plus qu'une saison littéraire.

Comme il me regardait fixement sans rien dire, j'ai fini par me taire, moi aussi. Il y a eu un long silence. Il avait l'air songeur, ni content, ni irrité par ce que je lui disais. Il a quand-même fini par ouvrir la bouche.

- Le manuscrit... je l'ai brûlé.
Le jour où vous me l'avez renvoyé avec votre fichue lettre. On peut dire que vous avez brisé ma vie, ce jour-là.
J'ai plus rien écrit depuis, et j'écrirai plus rien. Cette vie-là, j'ai tiré un trait dessus, vous comprenez? Définitivement. Je ne suis plus le même, je ne suis plus le gars qui voulait écrire un chef-d'oeuvre. La littérature vit très bien sans moi.
J'ai changé je vous dit, je me suis construit une autre vie, et celle-là, personne ne me la prendra.
Le jeune écrivain n'existe plus depuis longtemps. Il n'a jamais existé. Vous vous nourrissez d'illusions.

Il s'est levé et il est parti.

Je suis resté encore un peu dans le café, mais je n'arrivais à penser à rien. J'avais le cerveau vide. Même la mer, je ne la voyais plus.

Alors je suis parti aussi, et je suis retourné chez moi, comme si de rien n'était.
Je ne suis plus jamais retourné dans ce café. Et je parierais que lui non plus.

- Bah dis-donc! Et le titre?

- Quoi, le titre?

- Oui, c'était quoi le titre de ce chef-d'oeuvre que personne ne lira jamais à part toi?

- Ah oui, euh, à vrai dire... j'ai oublié le titre.