Little princess, of Brooklyn - 4


Lire les parties 1, 2, 3

Il faisait un noir d'encre, mais ces monstres devaient avoir l'odorat extrêmement sensible. D'après le vacarme qu'ils faisaient en arrachant des branches, Zelda devinait que les créatures se rapprochaient d'elle en cercles concentriques (d'accord, elle ne savait pas exactement ce que signifiait "concentrique", mais elle adorait ré-utiliser des expressions entendues dans des séries télé, et quand des monstres assoiffés de sang se rapprochaient, c'était en général de manière concentrique, c'est à dire probablement avec de mauvaises intentions (jolie parenthèse à la Jaenada, n'est-ce pas ?) ), et qu'elles devaient être énormes. Les rugissements qu'elles émettaient avaient quelque chose de haineux. Ce n'étaient pas des fauves qui tuaient pour survivre, mais des démons qui prendraient un plaisir vicieux à vous faire souffrir très longtemps.

Zelda était paralysée de terreur, et elle ne put esquisser le moindre mouvement quand le premier des dragons, en écrasant un petit arbre, franchit la barrière dérisoire de végétation derrière laquelle elle avait trouvé refuge. Il était gigantesque, de la hauteur d'un éléphant, mais pourvu d'un long cou supportant une petite tête vicieuse armée d'une puissante mâchoire aux dents acérées comme des rasoirs (bah tiens !). Sa longue queue était bardée de terribles piquants, et il la balançait de droite à gauche, brisant sur son passage de petits arbustes comme s'il s'agissait d'allumettes.

Soudain, le dragon a braqué ses yeux rouges sur Zelda, et ne l'a plus quittée du regard, s'avançant lentement, savourant déjà sa victoire, et sa victime par anticipation.
Il s'est arrêté à quelques pas de Zelda, a avancé sa gueule ouverte, et...

...Zelda s'est réveillée en sursaut, le dos trempé de sueur, complètement désorientée comme on l'est au sortir d'un cauchemar, au moment où l'on se rend compte avec soulagement que ce n'était qu'un rêve, bien que les images soient toujours assez vivantes pour qu'on en ressente toute la terreur, si bien qu'on doit lutter avec toute la conviction dont on est capable pour se persuader soi-même qu'on est bien dans son lit, dans l'univers protégé de sa chambre.

Sauf que bien sûr, Zelda n'était pas dans sa chambre, elle s'en souvenait, maintenant, elle s'était enfuie de chez elle, elle avait erré dans Brooklyn, et elle s'était couchée épuisée dans le petit bois de Prospect park.
Tous ces horribles dragons n'étaient donc qu'un vilain rêve, et ces grognements... voyons, ces affreux grognements qui l'avaient réveillée auraient normalement du cesser en même temps que son cauchemar...
Elle s'est redressée d'un coup pour se retrouver nez-à-nez -non pas avec des dragons, mais avec des créatures à peine moins effrayantes.

C'étaient trois molosses énormes, sales, miteux, à l'air méchant, avec le regard fou que prennent certains animaux domestiques lorsqu'ils sont retournés à une vie semi-sauvage et qu'ils sont affamés.
Le chiot jaune avait disparu (on le comprend), mais avait été remplacé par une grosse bête, jaune aussi, mais avec des taches noires (c'est pour faire plaisir à Pyrox, les taches noires), et quatre fois, non, cinq fois plus grand. Il était assisté de deux acolytes à peine moins impressionnants qui se tenaient légèrement en retrait. Par un reste inexplicable de prudence, le gros chien jaune hésitait à attaquer mais tendait une gueule baveuse vers le sac de Zelda.

Elle a compris qu'ils étaient affamés et que même les quelques biscuits qui lui restaient représentaient une proie non négligeable pour ces monstres.
Zelda a su saisir sa chance. Elle a empoigné son sac et l'a lancé le plus loin qu'elle pouvait. Les trois chiens se sont immédiatement rués sur le sac et se sont battus pour s'en emparer, le déchiqueter, et accéder au précieux contenu.
Ne demandant pas son reste, Zelda s'est enfuie dans la direction opposée.

Oui mais bon, faut pas rigoler non plus. Un chien, c'est beaucoup plus con qu'un chat, mais quand il s'agit de bouffer, ça plaisante pas. Les biscuits ont été engloutis en moins de deux.

Alors, le gros chien jaune a vu Zelda qui s'enfuyait. Il n'en fallait pas plus pour réveiller son instinct de chasseur, quoique passablement endormi par un régime alimentaire principalement constitué de bouts de hot dog trouvés dans les poubelles. Il a démarré comme une balle et s'est rué sur Zelda.

La petite princesse s'est dit que si elle savait les maths, étant donné que de toute la vitesse de ses petites jambes, elle courait à un bon douze kilomètres par heure, que le gros chien courait au moins deux fois plus vite, qu'elle avait une centaine de mètres d'avance, elle pourrait calculer l'instant exact de sa mort. Puis elle s'est dit que pour bien vivre, il valait mieux ne pas connaître à l'avance l'heure de sa mort (la petite princesse était philosophe). La conclusion logique, c'était que les maths n'étaient pas forcément une bonne chose à étudier.

Mais quand-même, elle se doutait bien que les chiens allaient la rattraper très vite. Il lui fallait une idée !

- Euh, allo, ma bonne fée, si tu m'entends, c'est Zelda ici. Je suis au milieu de Prospect park, je suis poursuivie par trois dragons... euh chiens, mais ils ont l'air terrible.
Ils vont me rattraper dans vraiment pas longtemps et ça va être affreux, ils vont me mettre en pièces, puis ça va faire désordre dans le parc, et des morceaux de mon corps qui traînent un peu partout, ça risque d'effrayer les enfants qui vont venir jouer au parc demain, tu vois, je ne dis pas ça pour moi, mais si tu pouvais te remuer un peu le popotin et m'envoyer un truc utile, cette fois, pas juste un chiot, plutôt, je sais pas moi, une paire d'ailes en état de marche par exemple, ou un bazooka avec des munitions et le mode d'emploi, ou alors, si c'est plus facile pour toi, un chevalier avec tout l'équipement standard, cheval, armure, épée, masse d'armes, enfin, je te laisse régler les détails, tu fais pour un mieux, tu vois, je ne suis pas difficile, mais s'il te plait, tu fais viiiiite !

Et c'est juste au moment où le premier chien l'avait rejoint, comme il s'élançait gueule ouverte pour la plaquer au sol, que le chevalier l'a saisie par le bras, l'a soulevée de terre, et l'a déposée devant lui sur son cheval au galop.

A suivre...

Little princess, of Brooklyn - 3


Première, deuxième parties.

- Dis-donc, Strelli, qu'est-ce que tu crois que t'es en train de faire ?

- Je rentre chez moi, patron, il est sept heures.

- Quoi ! Tu ne quittes pas le bar avant que tout soit en ordre. Il y a un nouveau fût de Guinness à mettre en perce, il reste des verres à laver, et tu dois faire la caisse.

- Jane s'en chargera, patron. J'ai fait mes heures et ma fille va m'attendre.

- Pas question, c'est pas à Jane de faire ton boulot. La presse du matin va commencer et elle aura autre chose à foutre.
Et ramène pas ta gosse sur le tapis : c'est pas mon problème.
Si t'étais pas aussi nul, ta femme t'aurait pas quitté et tu serais pas obligé de laisser ta gosse toute seule la nuit. Tu sais quoi ? T'es vraiment le roi des cons, Strelli. J'ai jamais compris ce qu'elle t'avait trouvé, ta femme ; avec son beau petit cul, elle aurait pu se taper n'importe qui.

- Vous n'avez pas le droit de me parler comme ça !

- Tu te trompes, mon vieux. J'ai absolument tous les droits. Si t'es pas content, il y en a dix qui attendent pour prendre ta place. Tiens, tu devrais me remercier de garder un type comme toi ; le business marcherait bien mieux si j'avais un barman un peu capable.
Tu sais pourquoi je te garde, Strelli ?

- Non vraiment, je me le demande, patron.

- A cause de ta femme Strelli. Si tu te retrouvais à la rue, elle serait obligée de payer pour la gosse, et ça n'arrangerait pas mes affaires, parce qu'elle augmenterait encore ses tarifs. Et moi, j'ai pas envie que son beau petit cul devienne trop cher, j'ai encore envie d'en profiter, hahaha.

- Espèce d'ordure !

- Reste à ta place, Strelli ! Chacun à sa place. Toi, tu continues à bosser en fermant ta gueule, et moi, je continue à baiser ta femme, haha !
Allez, casse-toi, maintenant, je t'ai assez vu.

Tony a attrapé son manteau et est sorti dans la rue. Il a choisi de rentrer en marchant, ça lui calmerait les nerfs.
Vraiment, il rêvait de lui écraser la tête, à cette ordure, mais il ne pouvait rien faire, rien ! Il avait besoin de ce job. Et il savait que son patron le garderait, ça l'amusait trop de l'humilier, il ne se priverait jamais de ce plaisir. Il avait bien cherché ailleurs plusieurs fois, mais c'était vrai, les gens se battaient pour le moindre boulot sous-payé. Tout ce qu'on pouvait trouver, c'étaient des emplois éreintants, comme docker, ou dangereux, comme laveur de vitre. Finalement, le boulot de serveur était assez peinard. Le patron n'était pas très souvent là, et il s'entendait bien avec Jeanne.

Le pire, c'est qu'il avait raison, son patron. Il était vraiment le roi des cons.
Comment est-ce qu'il avait pu laisser les choses si mal tourner avec sa femme ?
Quand ils s'étaient connus, il était encore étudiant à la Fac. Il était sûr de lui, l'avenir était plein de promesses. N'empêche, le jour où il l'avait demandée en mariage, il avait été tout surpris et un peu gêné qu'elle dise oui ; comme s'il s'appropriait une chose à laquelle il n'avait pas droit. C'était une sorte d'apothéose ; après ça, les choses n'avaient fait qu'empirer. Il avait raté ses examens et perdu sa bourse. Sa mère était morte. Il avait du chercher du travail, mais sans diplôme, il ne trouvait que des travaux lourds, et il n'était pas fait pour ça. Il avait bien essayé de suivre des cours du soir, mais il rentrait tellement épuisé du boulot qu'il était incapable de se concentrer. Sa femme avait d'autres rêves, et si elle l'avait soutenu au début, il avait senti qu'elle s'éloignait peu à peu de lui.

Puis Zelda était arrivée. Il avait d'abord cru que ce serait l'occasion de repartir du bon pied. Mais en fait non, sa femme n'avait jamais été une bonne mère. Elle ne supportait pas les cris du bébé. Et c'était Tony qui devait s'en occuper en rentrant du boulot. Puis elle s'était mise à sortir. D'abord avec des "copines". Elle avait besoin d'air, qu'elle disait. Et puis le reste.

Il ne lui en voulait pas vraiment. C'était de sa faute à lui, il n'avait pas su faire ce qu'il fallait. Il n'était qu'un raté. Ou ce n'était la faute à personne, qu'importe. Il était juste triste. Il aurait tant voulu croire à son rêve, que ça marche entre eux. C'est si facile de gâcher une vie.

Heureusement, il lui restait Zelda. Et il pensait à ce moment qui rachetait tout, à la petite qui se jetterai dans ses bras au moment où il franchirait la porte.

Mais ce matin là, il n'y avait personne qui l'attendait derrière la porte. Un silence lugubre régnait dans l'appartement.
Il pensait que peut-être la petite ne s'était pas réveillée. Il se doutait bien qu'elle regardait la télé tard le soir, mais vu les circonstances, il ne pouvait pas le lui reprocher.
Il s'est dirigé vers la petite chambre sur la pointe des pieds. Mais le lit était vide.
Il s'est mis à appeler la fillette "Zelda ! Zelda, où es-tu ? Montre-toi" d'une voix de plus en plus angoissée. En même temps, il fouillait l'appartement. En vain.

Il a pensé un instant que sa mère aurait pu l'emmener, mais non, la connaissant, il a vite écarté cette hypothèse.
La petite avait disparu. Elle s'était enfuie, ou pire, on l'avait enlevée, il en était sûr.

Il s'est précipité vers la porte pour aller chercher de l'aide, n'importe qui, et là, juste derrière la porte, il y avait ce grand type, vêtu d'une veste en cuir, de bottes de cuir et de gants en cuir. Le type s'est adressé à lui :

- Vous êtes Tony Strelli ?

- Quoi ! Qu'est-ce que vous me voulez ?

- Ne vous énervez pas et rentrez. J'ai votre fille.

A suivre...

Little princess, of Brooklyn - 2


Lire la première partie

Il n'y avait personne dans le couloir ni dans les escaliers de l'immeuble, et Zelda n'a eu aucune difficulté à se retrouver dehors. Mais dès qu'elle a fait quelques pas sur le trottoir, elle a été prise d'angoisse. Le fait est qu'elle n'avait jamais traversé une rue seule ; et comment est-ce que ces énormes engins indifférents qui se pourchassaient en grondant s'apercevraient même de sa présence?
Pourtant, elle sentait comme des regards peser sur elle. Il lui semblait même que certaines voitures ralentissaient quand elles arrivaient à sa hauteur, et elle s'imaginait discerner au travers des vitres sombres des visages grimaçants.
Allons! Il ne fallait pas qu'elle reste là sans bouger devant l'entrée de l'immeuble ; si un des locataires rentrait ou sortait à cet instant, elle se ferait immanquablement reconnaître, et son aventure risquait de se terminer avant d'avoir commencé.

Elle s'est mise à marcher vers le nord. Sous l'effet du vent frais du soir qui caressait son visage, elle s'est détendue et a retrouvé un peu de sa détermination.
La question était de savoir où trouver un chevalier ou une fée, voire même un dragon à combattre, dans ces rues crasseuses? De château ou de montagne, il n'y en avait guère à Brooklyn !
Par contre, maintenant qu'elle y pensait, il y avait bien un endroit qui ressemblait vaguement aux forêts de son livre de contes : c'était Prospect Park, où son père l'avait conduite quelques fois. Bon, d'accord, c'était pas vraiment la forêt profonde et mystérieuse typique, mais au moins, il y avait de vrais arbres en quantité. On devrait bien faire avec.

Le chemin pour se rendre à Prospect Park n'était pas très compliqué, du moins, d'après ce dont elle se souvenait ; elle n'y avait jamais prêté beaucoup d'attention. Il fallait prendre à droite dans Union street, une rue qu'elle connaissait un peu, et puis, euh, marcher très longtemps.

Elle avait remarqué que si elle marchait d'un air décidé, sans hésiter, en regardant droit devant elle, les gens ne faisaient pratiquement pas attention à elle. Pour sûr, une fillette de cinq ans se baladant seule le soir à New York, ce n'était pas très normal. Mais si elle n'avait pas l'air inquiète ni perdue, les passants pouvaient penser qu'elle se rendait par exemple chez sa grand-mère, à quelques dizaines de mètres plus loin.
Oui, c'était ce qu'elle dirait si on l'interrogeait : "je vais chez ma grand-mère qui est malade lui porter une boîte de biscuits au chocolat et une bouteille de limonade".
D'abord, ça lui avait semblé imparable, comme prétexte, mais plus elle y pensait, moins elle trouvait ça crédible. C'était la limonade. Normalement, les grands-mères malades ne boivent que des tisanes ou du laid chaud avec du miel. Ah, si seulement elle avait été plus prévoyante, elle aurait emporté les ingrédients nécessaires, qui lui auraient servis de sauf-conduit pour toutes les rues de Brooklyn. Mais bon, c'était ça, l'aventure : si on pouvait tout prévoir et planifier à l'avance, ce ne serait plus de l'aventure.

Ne pas s'arrêter ! Facile à dire, mais quand il fallait traverser une rue, ça se compliquait. Son papa lui avait bien expliqué, une fois : tu regardes à gauche, puis à droite, puis encore à gauche, et s'il n'y a pas de voiture, tu traverses. Si la route est très large, tu jettes encore un coup d'oeil quand tu es au milieu. Tout ça lui semblait au dessus de ses forces. D'abord, elle n'était pas absolument sure, pour ces trucs de gauche et de droite. Est-ce que c'était grave, si en pensant regarder à gauche, elle regardait à droite ? Et puis, elle se souvenait aussi avoir entendu dire que les voitures roulaient à droite. Mais si c'était vrai, pourquoi est-ce qu'il fallait regarder à gauche ?

C'est quand elle a du traverser la 7e avenue qu'elle a complètement perdu pied. Elle n'était pas beaucoup plus large que les autres, cette rue, mais le flot de voitures semblait ininterrompu. Plusieurs fois, elle avait fait une tentative, fait deux pas sur la rue, mais une voiture avait klaxonné et elle avait battu en retraite. Si elle s'éternisait sur le bord du trottoir, elle allait certainement attirer l'attention. Elle allait devoir compter sur sa bonne étoile (encore une chose bien pratique qu'ont toutes les petites princesses).

Alors elle s'est placée bien face à la route, elle a fermé les yeux, a fait le vide dans son esprit, elle a respiré très fort comme si elle allait sauter du grand plongeoir à piscine, et elle s'est lancée droit devant elle. Elle a entendu des coups de frein, des pneus crissant sur la route, des gens crier, des coups de klaxon ; alors, prise de panique, elle s'est mise à courir, du plus vite qu'elle pouvait, toujours droit devant, et sans ouvrir les yeux, persuadée que cette fois, c'était la fin, désespérée que sa quête se termine aussi stupidement.
Elle s'attendait à un choc extrêmement violent contre le métal froid et implacable dont sont faits les monstres roulants, à être traînée plusieurs mètres sous un cruel pare-choc d'acier... Le choc fut reversant, certes, et elle se retrouva assise par terre, mais le contact avait été mou. Sous l'effet de la surprise, elle a finalement ouvert enfin les yeux.

Elle a d'abord vu les deux pattes. Enormes et jaunes. C'est comme ça qu'elle a reconnu le Troll. Dans son livre de contes, les trolls sont toujours dessinés avec de grosses pattes jaunes, un peu comme les bottes des gens qui sont payés pour nettoyer les rues. Jaunes aussi étaient ses jambes, et son énorme ventre, jaune. Il avait la tête noire, entourée d'une barbe hirsute, qui ne réussissait pas à cacher ses dents pourries. Et l'odeur ! Il empestait véritablement le troll, ou les vieilles ordures, mais les deux parfums doivent être très proches. Il tenait sur son dos un gros sac, probablement rempli d'enfants, et dans son autre main, une longue pique, comme celle qu'on utilise pour ramasser les papiers, mais elle devait sûrement lui servir à embrocher ses victimes.

- "Mais t'es folle, ma pauv' petiote ! T'as une sacrée chance d'être encore en vie !" dit le troll, de sa grosse voix de troll.

Une sacrée chance, tu parles ! Fallait pas qu'il compte sur elle pour la laisser passer, sa chance ! Zelda s'est relevée aussi vite, et s'est mise à courir, courir !

Elle prenait de temps en temps le risque de se retourner, et voyait le gros troll jaune la poursuivre, sa pique levée vers elle, en criant "Hé attends, reviens ! Tu vas te faire tuer ! ".

"C'est ça ! C'est si je reviens que je vais me faire tuer", pensait Zelda. Ce que ces trolls peuvent être stupides ; ils s'imaginent qu'on va tomber dans leurs pièges grossiers.
Bien sûr, elle a continué à courir, tournant plusieurs fois à droite ou à gauche dans des rues moins fréquentées. Heureusement, le troll au gros ventre a fini par s'épuiser, et bientôt, il n'était plus visible derrière elle. Elle a encore changé deux ou trois fois de rue, pour être certaine de l'avoir semé, puis elle a ralenti progressivement sa course jusqu'à s'arrêter, essoufflée.

Et elle s'est rendue compte qu'elle était perdue. Elle avait tourné dans des rues inconnues et perdu toute notion de direction. Elle était seule dans un Brooklyn rempli de trolls et sûrement de bien d'autres monstres encore plus effrayants, et ne savait où aller.
Elle s'est assise sur une marche, tremblante, luttant de toutes ses forces pour ne pas pleurer, mais pensant que si sa bonne fée pouvait se souvenir d'elle et penser à lui donner un petit coup de main dans pas trop longtemps (genre maintenant tout de suite), elle promettait de ne plus regarder de film d'horreur à la télé. Pendant deux semaines. Ça lui semblait un marché fort correct.

"Wif wif" ! Le petit chien jaune était sorti de nulle part, et lui tournait autour en jappant gaiment. Comme il était petit (et peut-être que la couleur avait aussi son importance), il faisait "wif wif" plutôt que "waf waf", mais cela ne perturbait pas Zelda outre mesure.
En fait, un petit chien était exactement ce qu'il fallait pour qu'une fillette de cinq ans (fut-elle une princesse) oublie dangers et contrariétés et retrouve sa bonne humeur.
San plus de formalités; elle s'est mise à jouer avec le chiot, qui courait en avant, faisait une brusque volte-face, puis revenait tourner autour de Zelda.
Ce faisant, guidée par l'animal, elle avait repris sans s'en rendre compte sa progression dans les rues. Et c'est presque avec surprise qu'elle se rendit compte que des étendues de gazon avaient remplacé les immeubles le long de la rue.
Zelda et son nouveau compagnon se trouvaient maintenant à l'entrée de Prospect Park.

Sitôt dans le parc, le petit chien redoubla d'énergie et de "wif wif", et ils passèrent pas mal de temps à jouer ensemble, Zelda lançant un bâton que le chiot rapportait.

Comme elle était complètement absorbée par le jeu, Zelda n'avait pas remarqué le changement d'ambiance qui s'était peu à peu opéré autour d'elle.
D'abord, en jouant, ils s'étaient enfoncés dans le parc et se trouvaient maintenant en bordure de la zone boisée. Ensuite, la nuit était tombée, et il faisait presque complètement noir. Les promeneurs avaient peu à peu déserté le parc, et les rares qui restaient affichaient un air louche. Les quelques bars et échoppes qu'on apercevait au loin étaient en train de ranger leur matériel pour la nuit et d'éteindre leurs lumières. Les quelques réverbères disséminés çà et là n'arrivaient pas à égayer l'atmosphère étrange qui régnait.

De nouveau, Zelda se sentit inquiète. Une menace diffuse semblait planer autour d'elle. Elle croyait percevoir du coin de l'oeil des formes bizarres qui bougeaient derrière elle, mais dès qu'elle se retournait, il n'y avait qu'un buisson immobile.
Il lui semblait soudain dangereux de rester à cet endroit, mais où pouvait-elle aller ? Elle n'était pas sûre du tout de pouvoir refaire le chemin à l'envers pour rentrer chez elle. Et puis, elle avait beau trembler de peur, elle ne voulait pas renoncer à sa quête. Elle devait continuer, pour ses parents. Si elle devait rencontrer un chevalier, ce serait assurément dans ce bois.

Elle décida de se faire la plus discrète possible. Elle entraîna le petit chien plus profondément parmi les arbres. Ils trouvèrent un endroit confortable pour s'installer, et Zelda rassembla un tapis de feuilles et de brindilles.
Elle se rendit compte qu'elle mourait de faim et qu'elle était épuisée. Elle ouvrit la bouteille de limonade et le paquet de biscuits, mais elle décida d'économiser la nourriture (elle était très fière de cette idée ; elle devenait une vraie aventurière) : deux biscuits pour elle, et deux pour le chien.

Enfin, elle s'enveloppa dans son gros pull, se coucha dans les feuilles, et serrant le chiot contre elle, ils ne tardèrent pas à s'endormir tous les deux ; Zelda rêvant que son papa ne devrait plus travailler la nuit, et qu'ils pourraient passer ensemble d'agréables soirées télé, et le petit chien rêvant de... mais comment diable voulez-vous que je sache de quoi rêvent les chiens ?

A suivre

Little princess, of Brooklyn - 1


Il était une fois...

...ah, qu'est-ce que j'ai toujours eu envie de commencer une histoire de cette manière !

Soyons fou : Il était une fois... une princesse...

...c'est encore mieux ! Pourquoi faire les choses à moitié ?

Elle habitait Brooklyn, NY, USA.
Elle se prénommait Zelda, et elle avait cinq ans. C'est pour cela qu'elle s'appelait "la petite princesse de Brooklyn". Logique.

Comment je le sais ? Je le tiens de source sûre. Par un marin polonais à qui j'avais demandé l'adresse d'un bon bar, un soir d'août, dans la vieille ville de Varsovie, qui n'est pas si vieille que ça, puisque ce quartier a été entièrement reconstruit à l'identique après avoir été rasé pendant la dernière guerre. Mais si ! je vous assure qu'on peut trouver des marins polonais dans la vieille ville de Varsovie ; en tout cas, moi j'en ai trouvé un, qui me remboursait ses verres de Vodka en histoires.
Il avait été un temps patron de son propre remorqueur dans le port de New-York, mais pour cela, il avait du salement s'endetter auprès d'un banquier de la city, qui bien que véreux, avait du coeur, ce qui ne manquait pas de lui poser d'innombrables problèmes de conscience. Ils étaient finalement devenus amis.
Ce banquier, qui décidément, n'était pas un mauvais bougre, avait un jour sauvé la vie d'un laveur de vitres d'origine italienne qui avait été pris d'une grave crise de vertige sur sa petite plateforme au 48e étage d'un gratte-ciel, juste en face de la fenêtre du banquier. Celui-ci, qui en plus d'avoir bon coeur, était plus athlétique que la moyenne de sa profession, avait brisé sa vitre au moyen de son lourd fauteuil de bureau, et avait hissé le laveur de vitres à bout de bras.
Le laveur de vitres, comme on peut s'y attendre, n'avait pas accepté cet emploi par vocation, mais parce qu'il avait grand besoin d'arrondir ses fins de mois. Son job officiel était serveur de nuit dans un petit bar de Brooklyn. En dehors de ça, il lui arrivait aussi de bosser dans un car-wash du voisinage.
Et, ah oui, le barman occasionnellement laveur de vitres et de voitures était le papa de la petite princesse.

Vous savez, à Brooklyn, ils ne croient pas trop aux princesses. Ils croient au Dollar, et à la limite, au Baril de Pétrole, le dieu le plus désespérant du monde, mais les princesses, c'est pas leur truc.
Donc, à peu près personne n'imaginait que Zelda était une vraie princesse. Pourtant, elle-même en était convaincue, et il faut bien avouer qu'elle disposait de sérieux éléments la confortant dans cette opinion.
Par exemple, son papa était le roi, et sa maman la reine, ce qui, quand on y pense, représente tout de même les principales conditions de base pour accéder au statut de princesse.
Et ça, on peut dire que tout le monde le savait. D'ailleurs, tout le monde appelait son papa "le Roi des Khons", et sa maman "la Reine de la Nuit". De jolis titres de noblesse.

Dans le living room du petit appartement de l'immeuble décrépit de la quatrième avenue, sur la commode rouge, entre un trophée de baseball cassé et un vase en porcelaine imitant vulgairement le style Ming, trônait une photo de la Reine de la Nuit en vraie longue robe blanche de bal, avec voilette et diadème dans les cheveux, du genre que les reines portent dans les grandes occasions officielles.
D'ailleurs, la Reine de la Nuit portait toujours de magnifiques vêtements de reine. Oh, aucun n'avait autant de classe que la longue robe blanche de la photo, mais ils étaient tous très recherchés, probablement les oeuvres de grands couturiers ou designers. Il y avait des robes très courtes aux décolletés plongeants, des genres de combinaisons moulantes en cuir ou en plastique, aux couleurs criardes, que sa maman portait avec de hautes bottes en cuir rouge, ou de minuscules chaussures à talons très hauts. Il y avait aussi des étoffes tellement fines et délicates qu'elles étaient pratiquement transparentes.
La reine de la nuit était très courtisée par ses sujets. Des hommes surtout, venaient de loin pour lui rendre hommage.
Ce n'était pas une reine distante, enfermée dans son palais, non, elle était proche du peuple, et toujours disponible. Ce qui était triste, c'est qu'avec ça, elle rentrait de plus en plus rarement à la maison ; il n'était pas rare qu'elle passe en coup de vent après plusieurs jours d'absence pour repartir aussitôt.

Quand elle était là, c'étaient des discussions très sérieuses et très animées avec le roi. La petite princesse ne comprenait pas tout, mais il semblait que ses parents avaient de graves divergences sur la manière de mener les affaires du royaume.

Parlons-en, justement, de ce père royal. Il tenait des conseils tous les soirs. Chaque jour, à huit heures moins le quart, il mettait la petite princesse au lit, l'embrassait chaleureusement, en lui disant "sois sage, fais un gros dodo, papa va travailler".

Mais sitôt la porte refermée, la petite princesse se relève. Elle n'est pas fatiguée, ou plutôt si, elle est fatiguée, mais elle n'a pas envie de s'endormir. Elle a trop peur de faire des cauchemars, de se réveiller pleine d'effroi, et qu'il n'y ait personne pour la rassurer.
Souvent, elle allume la télé. Oh, elle sait qu'il n'y a pas de programmes pour elle à cette heure, et souvent, les images font peur. Mais moins peur que les cauchemars quand-même. Et puis, dans la télé, il y a des gens qui parlent. Leurs voix lui tiennent compagnie et la bercent jusqu'à ce qu'elle s'écroule finalement d'épuisement dans le divan du salon.

Parfois, quand la télé n'aide pas, elle prend son livre de contes. Un cadeau que lui a fait sa maman.Un cadeau vraiment royal.
Bien sûr, elle ne sait pas encore lire, mais elle regarde les images et elle imagine. Dans son livre, il y a des histoires de princesses, bien sûr. Certaines princesses n'ont plus de maman. Certaines princesses ont une maman gentille, qui les protège, les aide, les aime. D'autres princesses ont une maman méchante. Mais dans ces cas-là, c'est souvent parce que la reine n'est pas vraiment la maman de la princesse; elle est simplement la seconde femme du roi.
La petite princesse se demande souvent si sa maman à elle est gentille ou méchante. C'est dur de comprendre pourquoi elle passe si peu de temps à la maison. Mais elle lui a quand-même fait cadeau de ce magnifique livre, qui est de loin le plus bel objet qu'elle possède. Donc, c'est que sa maman l'aime malgré tout, c'est logique.

Le matin, quand son papa revient du travail, la petite princesse est déjà éveillée, elle reconnaît ses pas dans le couloir, et est derrière la porte pour l'accueillir. Papa a les yeux très fatigués, il prend la petite princesse dans ses bras et l'embrasse très fort en disant "bonjour, ma petite princesse". C'est le moment de la journée qu'elle préfère.
Puis, papa demande "ta maman est là?". La petite princesse fait non de la tête, alors, papa pousse un long soupir. Il se sert un whisky et va s'assoir dans le fauteuil sans rien dire. Parfois, il pleure.
Alors, la petite princesse va chercher deux bols de céréales à la cuisine, et ils prennent le petit déjeuner ensemble. Ils ne parlent pas, mais ils sont contents d'être là tous les deux.

En plus, un jour par semaine, papa va travailler dans un car-wash. Ce n'est pas qu'il est obligé, mais il voudrait un royaume où toutes les autos brillent, ce serait bien plus gai. Ces jours là, la petite princesse est encore plus seule.
Mais elle sait qu'elle ne peut rien y faire. C'est que voyez-vous, tout ne va pas bien dans le royaume, malgré la peine que maman et papa se donnent.
Ce qui lui fait mal surtout, c'est la manière dont les gens s'adressent à papa et maman, ou comme les voisins, quand on les croise dans le couloir de l'immeuble, font des réflexions désagréables dans leur dos. C'est comme ça qu'on est récompensé quand on veut être un souverain proche du peuple ! Mais ces gens devraient se rendre compte qu'il s'agit d'un roi et d'une reine, et qu'ils se donnent sans compter pour leur permettre de vivre leur petite vie tranquille de râleurs. Est-ce qu'ils s'imaginent qu'ils auraient encore de l'essence pour remplir leur réservoir ou de l'argent pour s'acheter des hamburgers si papa et maman arrêtaient de s'occuper du royaume ?

Mais que peut faire une petite princesse de cinq ans, hein? Rien !
Ou alors ...
Ces derniers temps, chaque fois qu'elle se plonge dans son livre de contes, elle se dit que ce sont parfois les enfants qui doivent prendre les choses en main, partir seuls dans la forêt, affronter les géants ou les loups, et que peut-être, oui, peut-être qu'elle est une mauvaise petite princesse ; que si ses parents sont plongés dans les ennuis jusqu'au cou, c'est parce qu'elle n'est pas assez courageuse pour jouer son rôle. Alors bien sûr, les rues de Brooklyn ne lui semblent pas moins effrayantes ou moins dangereuses que les sombres forêts ou que les montagnes inhospitalières des histoires ; mais d'un autre côté, elle dispose de quelques atouts.
Après tout, le monde fourmille de preux chevaliers toujours désireux de porter secours à une princesse en danger. Et puis, il est bien connu que chaque princesse a sa bonne fée, et qu'on n'a jamais vu qu'une fée n'apparaissait pas au moment où on en a vraiment besoin.

Alors ce jour-là, la petite princesse a pris une grande décision. Elle irait affronter les ennemis du royaume, et elle triompherait. Elle trouverait un trésor grâce auquel papa pourrait offrir les plus beaux bijoux à maman. Alors, maman n'aurait plus aucune raison de ne pas rentrer à la maison, et ils vivraient enfin heureux tous les trois.

Comme tous les soirs, quand papa est parti travailler, elle s'est relevée, mais elle ne s'est pas précipitée devant la télé. Elle a pris son sac à dos Minnie, y a mis des chaussettes de rechange, un gros pull, une bouteille de limonade, une boîte de biscuits au chocolat, une pelote de ficelle et sa lampe de poche.

Elle a un moment pensé laisser une lettre à son papa, mais vu qu'elle ne savait pas écrire, elle a rapidement abandonné l'idée.
Elle a éteint les lumières dans l'appartement, a doucement refermé la porte derrière elle, et s'est engagée dans le couloir sombre.

A suivre.