Garder l'encre - 1

 Avant, je me disais ceci:

Si je pouvais changer quelque chose chez moi (mis à part devenir beau et intelligent, cela va de soi), ce serait (plus modestement) de savoir parler des livres.

C'est qu'une partie importante de ma vie se passe derrière ces petites portes vers d'autres mondes que sont les livres. Ouvrir, fermer un livre, c'est m'immerger dans un ailleurs, puis en revenir.

J'aimerais être capable de raconter ces voyages, mais voilà, j'ai l'impression de ne pas en ramener grand-chose avec moi, et même parfois, j'ai la bizarre impression d'y laisser quelque chose de moi.

D'où une certaine frustration.

En bref, je me sentais misérable. Enfin non, mais presque.


Mais ça, c'était avant.

Je vais mieux, merci. Depuis que je fréquente le bar "Garder l'Encre". (Comme il est situé est en face d'un petit port, le jeu de mot est évident.)

C'est là que se tiennent les "réunions" du vendredi soir.

Je pense que j'aurai encore l'occasion de reparler de cet endroit, mais la chose la plus importante à dire, c'est qu'il s'agit probablement du seul vrai club de lecture au monde.


C'est à dire que j'ai entendu parler de nombreux clubs où quelques habitués se réunissent pour parler de livres. Il faudrait donc plutôt les appeler "groupes de discussion sur les livres".

Par contre, Garder l'Encre est un endroit où quelques habitués se réunissent tous les vendredis pour... lire.


En fait, ils ne parlent pas beaucoup. Chacun lit son livre -un livre différent, dans un silence relatif.

Ce n'est que quand Roger, le patron, a terminé un chapitre (car lui aussi lit) qu'il se lèvre de son tabouret derrière le bar, voyage entre les quelques tables, prend les commandes, et s'informe en peu de mots de la progression de chacun. le seul autre moment où on se permet de rompre la quiétude des lecteurs, c'est quand l'un de nous termine son bouquin pendant une "réunion". On peut alors refermer son livre bruyamment en criant "J'ai fini!". Si c'est un ouvrage conséquent, ou une lecture un peu difficile, il est d'usage de payer la tournée.


J'aime la philosophie de Garder l'Encre. C'est un peu comme assumer que la lecture est l'activité introvertie et solitaire par excellence; mais en regroupant plusieurs solitudes, on peut fabriquer une sorte de communauté.


Je ne me serais peut-être pas lancé dans la lecture des Misérables tout seul dans mon coin. On pourrait dire que moins il me reste de vie à vivre, plus les gros livres me font peur. Mais je savais que cette lecture me vaudrait un demi-sourire de Roger, un regard un peu langoureux de Zoé, un soupir exaspéré de Pat-le-Flamand, et une totale indifférence de Louis. Rien que pour ça, ça en valait la peine. Et je savais que leur présence le vendredi m'aiderait à traverser les digressions parfois un peu longues de Victor Hugo.


Vendredi, j'ai donc refermé bruyamment ce premier volume des Misérables en criant "J'ai fini".

Zoé a été la première à réagir: "Tu as fait bon voyage?". C'est la formule habituelle. On n'attend pas une quelconque analyse ou un jugement.

"Ah oui, le vieux barbu bavard! Tu t'en es sorti?" a enchaîné Pat-le-Flamand.

"Oui, je me suis un peu égaré à Waterloo et dans le couvent du Petit Picpus, mais c'est un voyage grandiose.", que j'ai répondu.


Mon dernier contact avec Hugo remonte à pas loin de quarante ans! C'était Notre-Dame de Paris, ma première plongée dans une oeuvre de cette envergure. J'avais été complètement subjugué, j'avais dévoré le moindre mot, et j'ai su à ce moment-là que grâce aux livres, je ne m'ennuierais jamais dans la vie. J'ai aussi décidé de lire Les Misérables (qui était aussi dans la-grande-armoire-brune-de-mes-parents), mais j'ai toujours remis à plus tard. Et puis après de nombreux détours, le moment est enfin arrivé.


"Bon, ça s'arrose, non?". C'était Louis. Il s'intéresse surtout aux atlas marins et à Jack London. (C'est de lui que je tiens mon intérêt pour cet auteur.)

J'ai appelé Roger le barman: "Thénardier, sors de ton antre et viens prendre les commandes, veux-tu?".

Il a commencé par Zoé. "Et pour Cosette, qu'est-ce que ce sera? Allez, vas-y, puisque monsieur Valjean te l'offre!"

Elle a demandé un thé à la menthe, et j'ai pris comme elle. Louis et Pat-le-Flamand ont commandé des bières.


Un des objets les plus remarquables dans le bar est un énorme baromètre en cuivre dont Roger a légèrement modifié le cadran. Il est divisé en trois zones. La plus à gauche est marquée "Temps de merde : Irish Coffee", celle du milieu "Foutu temps : Chimay", et celle de droite "Trop chaud : Mojito". Vendredi, l'aiguille indiquait "Temps de merde".

Roger nous a donc préparé cinq irish coffees, sans faire aucun cas de notre commande.


J'ai levé mon verre d'Irish en disant "A la santé de Cosette!".

"A Javert" a dit Pat-le-Flamand.

"A tous les personnages des Misérables, ce sont des géants!" a dit Roger.

"A Quasimodo!" a dit Louis, faisant sourire tout le monde.

"J'aime pas l'irish coffee. Je voulais du thé!" a dit Cosette, en poussant son verre vers moi.


(A suivre, si le coeur m'en dit.)