Le Maître de Go (Yasunari Kawabata)

Ils sont fous, ces Japonais !

Un jour, y en a un qui va nous écrire un roman de 500 pages sur la chute d’un flocon de neige.

Ou est-ce déjà fait ?

Ou alors, c’est nous qui sommes aveugles de ne pas saisir toute l’importance de la chute d’un flocon. Peut-être que cet évènement d’apparence insignifiante contient en lui tout le sens du monde. Ce flocon devait tomber exactement comme il est tombé, au moment et à l’endroit précis où il est tombé …

A l’exact moment ou dans une auberge d’Ito, le vieux maître Shusai, réputé invincible au jeu de Go, dépose une pierre d’une blancheur neigeuse sur le plateau de jeu (goban) où se déroule l’ultime partie. Partie où le maître remet en jeu une dernière fois son titre de « Honimbo » face à Otaké, un jeune prétendant ambitieux. Partie que le maître perdra, suite à ce coup légèrement imprécis, qui introduit un infime déséquilibre dans le cours des choses. Suite à cette défaite, le maître perdra aussi goût à la vie et mourra quelques mois plus tard. (Ce n’est pas dévoiler le récit car on apprend sa mort à la première phrase du livre).

Pour le sage qui voit tomber ce flocon ou cette pierre blanche, le sens est apparent. Tout est lié.

Pour nous qui n’avons qu’une connaissance superficielle du Tao ou de l’art du Go, nous ne pouvons que subodorer l’épaisseur de sens qui bout sous la calme surface des choses, et sous les courtes phrases finement ciselée de Kawabata, rythmées par le délicat choc des pierres posées sur le goban.

Pierre noire, pierre blanche ; yin et yang ; modernité et tradition ; jeune élève ambitieux et vieux maître hautain, fils et père, Japon d’hier et d’aujourd’hui.

(Wah, en relisant ce préambule, je me dis que quand je me mets à délirer, je peux aller assez loin !)

Cette confrontation, nous allons en être témoins par les yeux d’un journaliste, envoyé d’un grand quotidien qui patronne ce match. Il nous relate sans parti-pris les simples faits et détails qu’il observe durant les longues semaines que durera la partie. Et pour nous, ces faits se mettent à vibrer ensemble et à prendre la forme un dessein plus large, tout en subtilité et nuances.

Kawabata comme le vieux maître, fut conscient qu’il vivait à la charnière de deux époques. Et certains disent que c’est parce qu’il ne trouvait plus sa place dans le Japon moderne qu’il mit fin à ses jours.

Mais pour moi, le point central du livre est le jeu de go. Ce jeu, créé il y a des milliers d’années à partir d’éléments très simples : le bois et la pierre, la ligne et l’intersection, le blanc et le noir, ne possède que quelques règles d’une simplicité extrême. Pourtant, sur ces éléments de base peuvent se développer des stratégies d’une complexité infinie. On dit qu’il y a plus de parties de go différentes qu’il n’y a de particules dans tout l’univers.

Sur le goban qui est vide au début de la partie se construit une représentation de l’univers. Une fois la partie terminée, elle s’efface aussitôt, comme un jardinier efface les sillons dans le gravier d’un jardin japonais. Puis tout peut repartir dans un éternel recommencement.

Quel est le sens de tout cela ? Est-ce qu’il y a un sens à consacrer toute sa vie à devenir le meilleur joueur de go, et à renoncer à vivre lorsque vient la défaite ? Etrangement, aucun personnage ne semble se poser la question. C’est comme çà. Chacun assume son destin avec un curieux mélange d’humilité et de prétention.

Faut-il connaître les règles du go pour lire ce livre ? Non. Bien que cela puisse donner un niveau supplémentaire de lecture ; même sans cela, il faut de toute manière accepter de ne pas tout voir et ne pas tout comprendre. Mais peut-être que cette lecture vous donnera, comme à moi, le désir d’apprendre le go et insinuera subrepticement en vous la passion de ce jeu.