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Aussi loin que je m'en souvienne, j'ai toujours dessiné.
J'ai vécu une enfance solitaire, et le dessin, plus encore que la lecture, m'a apporté des heures d'évasion et d'oubli de ma morne vie.
Encore aujourd'hui, bien que je sois marié, cette activité, qui au fil des ans m'est devenue une habitude solidement ancrée, peut-être même un besoin vital, m'apporte une certaine sérénité, et il m'arrive souvent de m'enfermer des heures durant dans mon cabinet de travail avec pour seule compagnie mes plumes, mes flacons d'encre et mes crayons.

Du moins, cela m'arrivait encore il n'y a pas si longtemps. Mais écoutez plutôt.

Je crois que la pratique assidue de cet art a développé chez moi certaines facultés qui sommeillent probablement en chacun d'entre nous. Je pense posséder un don peu commun de l'observation. J'ai l'impression de voir des choses que d'autres ne voient pas, des lignes de force, des textures, des profondeurs, des relations et des tensions insoupçonnées entre les objets.
Je trouve mon inspiration et mes sujets dans cette manière particulière de regarder, et je n'éprouve donc pas le besoin d'exercer mon art en dehors de mon cabinet de travail.

Pour vous donner l'exemple le plus frappant, le sol de cette pièce est recouvert d'un carrelage marbré. Eh bien, j'ai trouvé dans ses marbrures et ses dégradés de couleurs plusieurs sujets qui se sont retrouvés projetés en encre de chine sur le papier. J'ai par exemple une scène de chasse dont je suis assez fier, qui m'a été inspirée par le troisième carrelage à gauche de la porte.

Mais parmi ces différents motifs, il en est un que je n'ai jamais réussi à capter correctement.
Il s'agit de l'esquisse d'un cheval cabré, qui apparait très clairement sur le carrelage juste devant la fenêtre.
Ce cheval, avec la beauté que seuls la nature ou le hasard peuvent approcher, dégage une exceptionnelle impression de vie, de mouvement, de force alliée à la délicatesse. On a l'impression que son geste traduit à la fois de l'effroi face à un danger, et la volonté inébranlable de faire face et de combattre. Les traits sont à la fois légers et puissants, précis et suggérés.

Au fil du temps, j'avais acquis la conviction que ce dessin fantôme représentait un idéal, et que le jour où je parviendrais à le transposer sur papier tout en rendant fidèlement mes impressions, j'aurais enfin atteint la plénitude de mon art.

Or, il se passa un phénomène bien étrange. Un jour, je fouinais dans la boutique d'un bouquiniste de la ville proche, à la recherche d'ouvrages d'art. Je feuilletais au hasard un livre contenant des gravures d'un artiste italien inconnu de moi, mais à la technique intéressante.
C'est alors que je suis tombé en arrêt. Dans ce livre se trouvait l'exacte reproduction de mon cheval cabré. J'avais passé tellement d'heures à le regarder et à essayer de le reproduire que je ne pouvais avoir le moindre doute. C'était bien lui, et représenté avec le sentiment exact que je cherchais en vain à capter depuis si longtemps.

J'avais l'impression confuse qu'un des secrets de cette discipline se dévoilait enfin à moi de la plus curieuse des manières. Inutile de dire que j'ai acheté l'ouvrage, malgré son prix exagéré, et me suis hâté de rentrer. J'étais impatient de placer le dessin à côté de son modèle, peut-être dans l'espoir inavoué de déjouer une ressemblance qui paraissait par trop extraordinaire.

Sitôt passé la porte, je me précipite dans mon étude, mais à ma stupéfaction, il m'est désormais impossible de discerner le cheval dans le carrelage près de la fenêtre.
Complètement déstabilisé, je pense néanmoins à appeler mon épouse pour essayer de tirer ce mystère au clair.

- Ecoute, chérie, tu vas trouver ma question étrange, mais veux-tu me dire si on a remplacé un carrelage de cette pièce durant mon absence?

- Un carrelage? Mais bien sûr que non. Pourquoi voudrais-tu que je fasse remplacer un carrelage? D'autant plus que je n'entre presque jamais dans cette pièce.

- Alors, aurais-tu par hasard une idée pour expliquer la disparition du cheval qui était représenté précisément sur ce carrelage-ci?

- Mais quel cheval, chéri? C'est un carrelage marbré, il n'y a jamais eu de dessin dessus.

- Mais si! Enfin, pas exactement un dessin, plutôt un assemblage de lignes en filigranes qui... euh... Attends! Ne bouge pas, je vais te montrer, je parie que tu vas reconnaitre ce cheval...

A ce moment, je me saisis du livre, le feuillète d'abord rageusement, puis plus méthodiquement.
Mais dans le livre aussi, impossible de trouver le moindre cheval.

J'ai prié mon épouse de m'excuser en disant que j'avais sans doute rêvé. Que pouvais-je faire d'autre? Mais au fond de moi, je savais que tout cela était vrai. Que le cheval avait existé, existait peut-être encore dans une autre réalité.

Depuis ce jour, j'ai perdu toute inspiration, je n'arrive plus à réaliser un dessin qui me satisfasse.
Et j'ai peu à peu complètement abandonné cet art.