Sombrage - 8


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C'est comme un poids infini ; et ce poids commence a s'alléger petit à petit. C'est le poids de mon corps. Je crois être allongé à l'horizontale, et je pense que je pourrais peut-être bouger, au prix d'un gros effort. Mais je me sens tellement faible, et aussi tellement bien, dans cette immobilité totale. Absolument rien ne bouge en moi, pas de pulsation, pas de souffle, pas de circulation, la dépense d'énergie est tout à fait nulle, et c'est cela qui me procure cette impression de repos parfait. Cependant, mon corps devient toujours plus léger, et j'ai l'impression qu'il s'élève, bien que je sache qu'en réalité, ce n'est pas le cas. Je m'aperçois que j'ai les yeux ouverts, et que si je le voulais, je pourrais distinguer des choses, mais j'éprouve un peu de regret à quitter cette tranquillité. Quoiqu'il en soit, je sais que les images ne vont pas tarder à se propager par le nerf optique depuis ma rétine vers mon cerveau. Et au moment où je le pense, cela se produit. L'image que je perçois ne m'évoque d'abord rien. C'est comme une série de lignes parallèles, une surface blanche formées de lattes parallèles avec trois tubes brillants qui éclairent l'espace. Il y a aussi des câbles et des sortes de capteurs. Je cherche à rattacher un mot à ce schéma, pour lui donner un sens. Le mot reste longtemps sur le bout de ma langue, jusqu'à ce qu'il se concrétise de lui-même : "hôpital".
C'est l'horreur de ce mot qui me fait revenir à moi brusquement, brutalement. Mon cœur se remet à battre, à un rythme trépidant mais irrégulier ; pendant un bref instant, je suis conscient de la circulation du sang dans mes veines, je prends une longue inspiration sifflante et mes poumons se remplissent d'air brûlant. La panique me fait me redresser vivement en position assise. Trop vite. La tête me tourne et je retombe sur le lit. Il y a en effet un lit sous moi. Je ne perds pas tout-à-fait conscience, cette fois, mais il ne s'en faut pas de beaucoup. J'éprouve toujours une peur panique de ne pas savoir où je suis. J'ai cru que j'étais mort. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi je suis à l'hôpital, je ne me rappelle rien. Est-ce que je suis gravement malade ? Je dois me calmer et réfléchir. Puis je me rends compte que je suis capable d'entendre... et que quelqu'un parle... me parle ?

- Papa ! Tu m'entends ? Tu es réveillé ?

Je tourne la tête vers la voix et je découvre un petit garçon. C'est le petit garçon triste de mes rêves. On dirait que je l'ai enfin rejoint. Un nom se forme dans ma tête : "Arthur".


Et voilà, docteur Strauss, comment je franchis le passage dans l'autre sens, et me retrouve dans votre monde.
Selon les médecins, j'ai passé six mois dans le coma. Selon moi, j'ai passé six mois à Sombrage.

Quand je me suis réveillé dans le chalet ce jour-là, seul dans le lit, j'ai immédiatement eu un mauvais pressentiment.
Je me suis habillé précipitamment, je suis sorti et me suis lancé à la recherche d'Anabelle. J'ai d'abord erré dans le village, je suis même allé jusqu'à l'arrêt de bus, puis je me suis ravisé et me suis dirigé vers la forêt. Je marchais un peu au hasard sans trop savoir où j'allais. Un moment, j'ai cru discerner un reflet blanc parmi les arbres, qui me rappelait vaguement des vêtements d'Anabelle. Je me suis mis à courir, mais toujours, le reflet semblait se déplacer à la limite de mon champ de vision, et je n'arrivais pas vraiment à m'en rapprocher. Puis je ne l'ai plus vu, et je me suis rué dans la direction où je l'avais aperçu pour la dernière fois. Je me suis heurté à un arbre énorme. Je crois que c'était un séquoïa. Je n'en avais jamais vu dans la forêt de Sombrage. J'avais l'intuition irrépressible qu'Anabelle se trouvait de l'autre côté de l'arbre, mais quand j'en faisais le tour, il me semblait qu'elle tournait en même temps, de sorte que le tronc restait toujours entre nous, et que je ne pouvais la rejoindre.
Finalement, j'ai abandonné mes recherches et je suis rentré tout penaud au chalet.
Sur la table, j'ai remarqué un mot que je n'avais pas vu dans ma précipitation. Il était de la main d'Anabelle.

Mon amour,
je t'ai demandé de me rejoindre, et tu l'as fait. C'est la plus belle chose que tu pouvais me donner.
Mais je me rends compte que j'ai eu tort de te demander cela. Pour toi, Sombrage n'est pas la vraie vie. Tu as une vie à toi qui t'attend dans le monde réel, et tu dois y retourner, tu dois franchir le passage dans l'autre sens.
Tu m'as donné six mois de bonheur, et c'est plus que je n'aurais jamais pu espérer.
Je t'aime pour toujours.
Anabelle.

Quand j'ai lu ce mot, je me suis effondré. J'étais sûr qu'elle se trompait, que ma place était à Sombrage avec elle. Je me fichais pas mal du soi-disant "monde réel". C'était d'Anabelle dont j'avais besoin, et de rien d'autre.
Je l'ai encore cherchée, appelée, mais sans grande conviction. Au fond de moi, je savais que le lendemain, j'aurais quitté Sombrage.

- Et effectivement, je me suis endormi dans le chalet de Sombrage pour me réveiller à l'hôpital.

- C'est fantastique ! Se réveiller en aussi bonne condition après six mois dans le coma, c'est extrêmement rare.

- Ce n'est pas fantastique, docteur Strauss, c'est terrible !
Je suis revenu à la vie, mais à une vie que je ne peux supporter. Pourquoi est-ce que tout a foiré ? J'ai perdu Anabelle deux fois, et les deux fois, comme un idiot, je n'ai été capable de rien faire. On m'a rendu une chance, et je n'ai pas pu en profiter !
Peut être que je devrais m'estimer heureux d'avoir vécu cela. Peut-être que c'est un cadeau qui nous a été donné à Anabelle et à moi. Peut-être même que je la retrouverai un jour ?

Mais je ne peux m'empêcher d'y penser. Parfois même, je suis jaloux. Est-ce qu'elle est toujours à Sombrage ? Est-ce qu'elle se donne à un autre type qui est dans le coma ?
Parfois, je donnerais cher pour y retourner. Parfois aussi, j'ai envie d'en finir. Peut-être qu'elle m'attend et que je peux encore la rejoindre ?
Mais peut-être aussi que si je suis revenur, c'est que je dois continuer ici.


Voilà, monsieur Zaphod, c'est ce que Grégoire m'a raconté quand il est revenu me voir après avoir passé six mois dans le coma.
Je n'ai pas pu faire grand chose pour lui. Je n'ai jamais non plus eu connaissance d'un autre cas semblable.
Anabelle et Grégoire ont passé chacun six mois dans le coma. C'était à des époques différentes, mais il semble que dans cet état particulier de la conscience, où le temps tel que nous le connaissons n'a plus le même sens, ils se seraient d'une certaine manière... rejoints. Je ne peux en dire plus, et je n'ai pas d'explication scientifique à vous proposer.

Sur ces mots, Strauss reposa son verre de Cognac vide sur la table, et il se tut.
Le repas était terminé, l'histoire aussi.
C'est moi qui rompis un long silence.

- Vous m'avez fait marcher, avouez-le !

- Ach, gèr môzieur Savôt, fous safez eu fôdre hizdoire, et ch'ai eu mon rëbas, le rezde n'est gue tédails zans zimbôrdanze !

Nous sommes sortis du restaurant. Je lui ai encore demandé s'il savait ce qu'était devenu Grégoire.
Il m'a répondu qu'il ne le voyait plus, et que c'était une des frustrations du métier de psy. Il arrive parfois qu'un patient cesse brusquement de venir aux consultations, sans donner d'explications, c'est son droit.

Est-ce que Greg se sent mieux ? Est-ce qu'il a définitivement sombré ? Peut-être qu'il est à Sombrage. Ou peut-être ici-même dans cette ville. L'une est imaginaire, l'autre réelle ; du moins, c'est ce que nous croyons.
Je regardais Strauss s'éloigner sur le trottoir, de son pas hésitant.
Il faisait froid. Comme il disparaissait au coin d'une rue, les premiers flocons de l'hiver se sont mis à tomber.

FIN

Sombrage - 7


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A Sombrage, les jours se succèdent et se ressemblent. Je suis incapable de mesurer le temps par manque de repères. Il y a juste le dimanche matin, le son étouffé des cloches de l'église du village qui nous parvient à travers la végétation, mais nous n'y prêtons guère attention. Je ne peux estimer le nombres de semaines qui se sont écoulées depuis... depuis quoi, au fait? J'allais dire depuis mon arrivée, mais j'ai l'impression d'avoir toujours été ici. Disons depuis mon "accident", car tout se qui précède se perd dans les brumes de ma mémoire.
Toutefois, nous sommes en dehors du monde, mais pas vraiment en dehors du temps. Il passe, le temps, peut-être à une vitesse différente ici qu'ailleurs, mais il passe. Les saisons changent lentement. La couleur des feuillages s'assombrit, les journées raccourcissent, et les températures baissent. Il est rare maintenant que nous mangions le soir devant le chalet ; nous nous enfermons, plutôt, et nous faisons du feu, autant pour nous réchauffer que pour cuisiner. Les matinées aussi sont fraîches, et il devient désagréable de quitter le lit bien chaud lorsque les bûches se sont consumées.

Pourtant, nous avons eu encore une superbe journée ; peut-être la plus chaude de tout l'été. Ce jour-là, nous sentions qu'il fallait en profiter, et nous sommes partis pour une longue marche, remontant la rivière sur des kilomètres, et nous enfonçant dans une forêt de plus en plus impénétrable.
Nous sommes arrivés dans un vallon où une famille de castors avait construit un barrage sur la rivière. Le barrage a formé un minuscule lac. Nous nous sommes déshabillés pour nous baigner.
Je suis surpris de la manière dont Anabelle nage. Elle semble onduler du corps comme un dauphin, en ne s'aidant presque pas de ses bras. Elle nage souvent sous l'eau et ne reparait que pour respirer, ou pour me surprendre en émergeant juste derrière moi sans aucun bruit d'éclaboussure.
Soudain, elle émerge, l'air excité et me dit "Oh, Greg, viens voir ! On voit les castors dans leur nid ! Suis-moi.", et elle disparaît de nouveau. J'essaie de plonger, moi aussi. Le lac est bien plus profond que je ne l'avais cru. Plusieurs mètres, semble-t'il. L'eau se trouble à cause des mouvements désordonnés que je fais pour m'enfoncer plus profond, qui déplacent de la vase. Je perds Anabelle de vue, et je remonte à la surface. Je m'attends à la voir surgir peu après, mais le temps passe, et comme les remous à la surface se calment, je commence à m'inquiéter. Je prends une grande inspiration et je replonge, mais de nouveau, je soulève quantité de vase, et je ne distingue rien à deux mètres. Je remonte et cette fois, je commence à paniquer, je ne peux espérer aucune aide de la forêt qui nous entoure, et qui me paraît soudain hostile, sombre et maléfique. J'essaie de repérer des bulles d'air à la surface du lac, mais ma vue est troublée par les reflets du soleil. Je me sens terriblement seul, dépourvu, assailli par la crainte qu'elle ne remonte plus, et aussi par d'anciennes angoisses qui en profitent pour se faufiler parmi les nouvelles.
Tout à coup, un cercle se forme à la surface du lac, que vient briser le visage d'Anabelle, souriant, radieux, même ; elle s'élève de l'eau jusqu'à la taille, et retombe en arrière avec un air incroyable d'abandon, sans faire la moindre éclaboussure, comme si l'élément liquide la reconnaissait comme sienne, l'accueillait et la berçait amoureusement. Et je me dis : c'est une créature de l'eau ; c'est une sirène ! Et je me demande jusqu'à quel point elle est humaine.
Je n'ai jamais vu Anabelle aussi belle, aussi épanouie que ce jour-là, au petit lac des castors.

Cette journée au lac fut donc la dernière belle journée chaude ; une sorte d'apothéose de l'été.
Après, le temps a définitivement viré au maussade, avec de petites pluies fines et froides, qui parfois duraient toute la journée. Nous restions beaucoup enfermés au chalet. Cela ne semblait pas poser de problème à Anabelle, et je ne peux pas dire que je m'ennuyais exactement, car comment s'ennuyer en compagnie d'Anabelle, mais une sorte de torpeur s'était emparée de moi. Le manque de lumière avait un effet un peu déprimant sur mon caractère.
Je me suis mis à repenser à la ville.
Je me disais que cela nous ferait du bien de voir un peu d'animation, de nous noyer dans la foule, de nous changer les idées, de goûter une nourriture différente, peut-être d'aller faire une provision de livres neufs. Anabelle, par contre, semblait chercher des prétextes en tout genre pour reporter à plus tard ce voyage. Cependant, comme j'insistais de plus en plus, elle a fini par accepter à contre-cœur.

Nous étions les deux seules personnes à attendre le bus à l'arrêt de Sombrage, sur une route étrangement peu fréquentée : quelques camions et tracteurs, et de rares automobiles. Nous avons attendu longtemps sous un ciel lourd de nuages, sans aucun obstacle pour nous abriter du vent glacial. L'arrêt n'était qu'un simple poteau planté dans le sol, et n'était probablement pas très utilisé ; d'ailleurs, le chauffeur a failli ne pas nous voir et s'est arrêté au dernier moment en faisant crier ses freins.
Dans le bus, il n'y avait que quelques passagers à l'air maussade. Aucun n'a fait attention à nous. Seules quelques personnes sont montées durant le trajet, aucune n'est descendue, malgré cela, le voyage a pris plusieurs heures et nous a semblé interminable. L'ambiance silencieuse dans le bus nous rendait mal-à-l'aise et nous n'avons échangé que peu de mots. Je commençais à me demander si cette excursion en ville était vraiment une bonne idée.
Le premier bâtiment important que nous avons vu en atteignant les faubourgs était un hôpital. Il m'a fait un effet vraiment bizarre. L'endroit me semblait familier, mais en même temps, m'inspirait un grand malaise, de la crainte, presque de la répulsion. Pour Anabelle, cela semblait pire encore, mais j'ai préféré ne pas lui en parler, de peur de gâcher complètement notre journée, qui déjà ne commençait pas sous les meilleures auspices.

Dans la ville, nous avons erré longtemps, tournant en rond, ne sachant pas nous fixer un but. Aucun bar ou restaurant ne nous semblait accueillant. Nous étions incapables de choisir des livres, dont les prix nous semblaient d'ailleurs exagérés. L'ambiance de la ville, que nous avions espérée gaie et animée, nous semblait stressée, agressive, et d'une agitation sans but. Nous avions probablement vécu trop longtemps dans un endroit paisible, dont la quiétude nous avait fait oublier les soucis et contingences de la vie moderne.
Un peu dégoûtés, nous avions laissé nos pas nous guider vers la gare des bus. C'est en voyant passer le bus numéro 64, que je me suis soudain souvenu que c'est celui qui conduit au quartier où habitent les parents d'Anabelle. J'ai poussé Anabelle dans le véhicule ; elle n'opposait qu'une résistance passive et semblait épuisée.

Une fois descendue du bus, elle se laissait guider par moi, le regard absent, et elle n'a repris ses esprits que lorsque nous étions vraiment face à la maison.
Nous étions à quelques mètres de la fenêtre du salon, et à travers les rideaux, on pouvait discerner les silhouettes des parents d'Anabelle. Ils étaient attablés autour d'un repas. Le père versait du vin à la mère, probablement en lançant une plaisanterie, parce que celle-ci rejetait la tête en arrière, comme dans un éclat de rire.
J'ai observé le visage d'Anabelle à cet instant, et je n'avais jamais vu une telle expression, reflétant simultanément la douleur, la colère, le désespoir et l'amour. Elle est restée figée ainsi pendant plusieurs minutes, mais je n'ai pas été capable de lui faire faire un pas de plus vers la maison. Curieusement, ses parents n'ont pas remarqué notre présence. Finalement, elle s'est détournée en disant "Viens, nous n'avons plus rien à faire ici". Il m'a été impossible de tirer d'Anabelle la moindre explication.

Cette visite à la ville fut non seulement un échec, mais un tournant.
Depuis ce jour-là, pour Anabelle comme pour moi, les choses se sont dégradées. Le chalet, dont le confort spartiate ne nous avait pas dérangés jusque-là, nous semblait maintenant vide, froid, inconfortable et ennuyeux. Il faut dire que le mauvais temps n'aidait en rien. Le ciel était perpétuellement gris, le sol était boueux, les arbres avaient perdu leurs feuilles. Nous avions lu tous les livres, mais même ceux qui nous avaient charmés pendant l'été nous paraissaient maintenant insipides. La poésie de Poe était morbide, Waverley n'était qu'un jeune écervelé sans envergure.
Anabelle passait de plus en plus de temps à dormir, et même éveillée, elle était souvent songeuse, comme absente. Je me suis mis à faire des rêves bizarres. Je rêvais souvent d'un petit garçon. Il était pâle et semblait très triste et ne riait jamais, même en jouant. Il s'appelait Arthur. J'avais envie de l'aider, mais je ne savais pas comment. Dans mon rêve, j'essayais en vain de l'atteindre. Il était par exemple dans une pièce en train de colorier un dessin, avec son air triste habituel. J'étais dehors et je frappais à la fenêtre, mais il ne m'entendait pas ; je faisais de grands signes, mais il ne levait pas la tête. Je cherchais une porte pour entrer. Je croyais bien qu'il y avait une porte, mais ne la trouvais pas.

Il se passait aussi des choses étranges dans le chalet. Un jour, j'ai entendu distinctement une voix qui disait :

- On dirait qu'il a bougé !

J'ai bien sûr pensé que c'était Anabelle, et je lui ai demandé :

- Qu'est-ce qui a bougé, chérie ?

- Comment ? Qu'est-ce que tu dis ? C'est une devinette ?

- Tu viens de me demander si quelque chose avait bougé, et je voulais savoir de quoi tu parlais.

- Mais enfin, Greg, c'est toi qui viens de me demander si quelque chose a bougé !

- Mais... bon, ce n'est rien, on a du mal se comprendre. Laisse tomber.

Et ce genre de quiproquo s'est répété plusieurs fois.

Finalement, la neige a fini par arriver. L'hiver était là.
Un jour, je me suis réveillé un matin. Je pense que c'était environ six mois après mon "accident", bien que je ne puisse l'affirmer avec certitude.
Il faisait un froid glacial dans le chalet, et même dans le lit. J'ai tendu la main vers Anabelle comme à chaque réveil, mais je n'ai rencontré que le vide. Elle n'était pas dans le chalet. D'habitude, nous ne nous quittions pas d'une semelle. Je me suis rendu compte que c'était la première fois en six mois que nous étions séparés.

A suivre...

Sombrage - 6


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C'est comme un poids infini ; et ce poids commence a s'alléger petit à petit. C'est le poids de mon corps. Je crois être allongé à l'horizontale, et je pense que je pourrais peut-être bouger, au prix d'un gros effort. Mais je me sens tellement faible, et aussi tellement bien, dans cette immobilité totale. Absolument rien ne bouge en moi, pas de pulsation, pas de souffle, pas de circulation, la dépense d'énergie est tout à fait nulle, et c'est cela qui me procure cette impression de repos parfait. Cependant, mon corps devient toujours plus léger, et j'ai l'impression qu'il s'élève, bien que je sache qu'en réalité, ce n'est pas le cas. Je m'aperçois que j'ai les yeux ouverts, et que si je le voulais, je pourrais distinguer des choses, mais j'éprouve un peu de regret à quitter cette tranquillité. Quoiqu'il en soit, je sais que les images ne vont pas tarder à se propager par le nerf optique depuis ma rétine vers mon cerveau. Et au moment où je le pense, cela se produit. L'image que je perçois ne m'évoque d'abord rien. C'est comme une série de lignes parallèles, en alternance d'un brun sombre et d'un brun plus clair, presque jaune. Je cherche à rattacher un mot à ce schéma, pour lui donner un sens. Le mot reste longtemps sur le bout de ma langue, jusqu'à ce qu'il se concrétise de lui-même : "barreaux". Ce mot en appelle un autre, et celui-ci vient plus rapidement, comme si mon cerveau se remettait à tourner à vitesse normale : "prison".
C'est l'horreur de ce mot qui me fait revenir à moi brusquement, brutalement. Je suis saisi d'effroi. Mon cœur se remet à battre, à un rythme trépidant mais irrégulier ; pendant un bref instant, je suis conscient de la circulation du sang dans mes veines, je prends une longue inspiration sifflante et mes poumons se remplissent d'air brûlant. La panique me fait me redresser vivement en position assise. Trop vite. La tête me tourne et je retombe sur le lit. Il y a en effet un lit sous moi. Je ne perds pas tout-à-fait conscience, cette fois, mais il ne s'en faut pas de beaucoup. J'éprouve toujours une peur panique. J'ai cru que j'étais mort. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi je suis en prison, je ne me rappelle rien. Est-ce que des gens me veulent du mal ? Il faut que je rouvre les yeux ; cet endroit est peut-être dangereux. Je dois me calmer et réfléchir. Ce que j'avais d'abord pris pour des barreaux n'en sont pas. On dirait... un plafond ou un mur en bois brun, et les lignes plus claires, sont comme des rayons de lumière, comme il pourrait en filtrer d'un store vénitien. Il faut que je tourne la tête pour découvrir leur source. J'éprouve toujours une peur panique du fait de ne pas savoir où je suis. C'est à ce moment que je me rends compte que je suis capable d'entendre... et que quelqu'un parle... me parle ?

- Greg, mon chéri ! Te voilà enfin ! Tout va bien, maintenant, je suis là.

Greg ! Je suis Grégoire, en effet. Je tourne la tête vers la voix et je découvre une jeune fille extraordinairement belle couchée à côté de moi dans le lit. Un nom explose dans ma tête : "Anabelle". Je crois rêver. Ce n'est pas possible. Avant de perdre connaissance, j'étais pourtant... je ne sais pas où, mais loin... très loin, dans un monde sans espoir où Anabelle était morte, il me semble. Mais non, c'était sûrement un mauvais rêve, Anabelle est bien vivante, et... oui, je me souviens, nous sommes chez nous, dans notre chalet... à Sombrage. Pourtant non ! Sombrage, je crois bien, c'était dans mes rêves... en réalité, j'habitais dans cette ville... Je tends la main vers Anabelle, et je sens sa peau frémir à mon contact. Si je suis dans un rêve, je veux qu'il ne s'arrête jamais.

- Mon pauvre chéri, tu es couvert de transpiration ! Tu as du faire un terrible cauchemar.

- Oui, j'ai rêvé que... que tu étais morte.

- N'y pense plus ! Mais tu es brûlant ! Tu es malade. Ecoute, tu vas rester au lit sans bouger et je vais bien m'occuper de toi, tu vas voir.

Elle passe sa main sur mon front, et la fraicheur de sa paume est agréable, et j'éprouve une sensation de manque, comme si ses caresses m'avaient manqué pendant des années. Mais nous sommes ensemble, maintenant, pour toujours. Et sur cette pensée, je me rendors, paisiblement cette fois.


Mon réveil suivant est différent. J'ai l'impression d'être un ours qui sort d'hibernation, et je me sens très faible, mais plutôt bien, pas vraiment malade.
Je suis plus prudent. Je laisse mon corps se réveiller à son rythme, et c'est agréable. Une odeur de café vient me chatouiller les narines. Je me rends compte que je suis affamé. Il y a des bruits de vaisselle. Il fait une chaleur agréable, je sens la lumière du soleil sur mes paupières. J'ouvre enfin les yeux. Je vois Anabelle qui s'affaire autour d'une table. Je me redresse très prudemment en position assise. Anabelle le remarque, elle me sourit, vient vers moi, et s'assied au bord du lit. Elle tâte mon front et décrète que je vais mieux. C'est vrai.
Elle dit que j'ai dormi vingt heures d'un sommeil profond et calme sans interruption. Elle m'aide à me lever du lit, et nous nous dirigeons vers la table où nous attend un appétissant petit déjeuner. Je me jette sur de grosses tranches de pain brun. Il y a de la confiture de fraises, des oeufs, et du fromage blanc qu'on mange nappé de miel.
Une fois rassasié, je m'appuie sur le dossier de ma chaise et je me mets à observer autour de moi.
Les lieux me semblent à la fois étranges et familiers.

Le chalet est entièrement fait de bois, sol, murs et plafond ; il a l'air bien construit mais très rudimentaire. Il n'est constitué que d'une unique grande pièce rectangulaire. Trois des côtés sont pourvus de fenêtres, dont une est équipée d'une sorte de store à lamelles, origine probable de mon hallucination. Une des fenêtres est ouverte et donne sur des buissons et des arbres, un bois, d'après ce que je peux en juger. Elle laisse entrer du soleil, et un air très pur et un peu frais. Il n'y a qu'une porte donnant vers l'extérieur. Il y a peu de meubles, tous en bois, eux aussi : le grand lit, deux tables, des chaises, deux grandes armoires, une étagère avec des livres, quelques coffres. Il y a un réchaud électrique et quelques lampes, mais j'observe qu'il y a aussi de nombreuses bougies dans la pièce, ce qui me fait penser que les pannes électriques doivent être fréquentes. Près du mur aveugle, il y a aussi un gros poële à bois.

Durant les premiers jours après ce que j'appelle déjà mon "accident", je me contente de récupérer des forces à mon rythme. Anabelle et moi nous nous asseyons dehors au soleil, le dos appuyé contre un tronc, en nous tenant par la main. Nous parlons peu, mais nous sommes bien. Anabelle me fait la lecture : Waverley et les poèmes de Poe. Parfois, je m'endors au son de sa voix, et quand je me réveille, elle est encore près de moi, et me sourit, en se massant le bras gauche d'un mouvement caractéristique.
A l'instant du réveil, parfois, des images étranges m'assaillent. Des visages que je ne reconnais pas, ou ne veux pas reconnaître, les rues animées d'une ville, un petit parc où flotte une musique étrange et des cris d'enfants, une mare avec trois canards déplumés. J'essaie de me souvenir de cette ville, car j'ai l'impression qu'elle signifie quelque chose pour moi, mais j'attrape très vite mal au crâne. Puis il y a Anabelle, le soleil qui nous réchauffe, les senteurs de la forêt ; ici et maintenant, le reste n'a pas d'importance, pas de réalité.


Les semaines passent et je retrouve la forme. Nous partons tous les jours pour de longues balades dans les bois. Anabelle dit que c'est la meilleure façon pour moi de recouvrer la santé. Le temps est moins chaud, mais un petit vent frais n'est pas désagréable pour marcher. Le soir, nous allumons le feu de bois et des bougies, l'ambiance est très douce dans le chalet. Anabelle dit qu'il nous faut préparer l'hiver, faire un stock de bois. Il y a quelques outils dans un des coffres : haches et scies. Nous nous sommes attaqués à un arbre près du chalet, que nous avons abattu, et nous le débitons en bûches que nous entassons contre un des murs extérieurs. Les hivers sont parfois très froids et longs, aussi Anabelle veut que nous amassions le plus possible de bois. Nous travaillons à notre arbre plusieurs heures par jour.

Parfois, au lieu de nous enfoncer dans la forêt, nous prenons la direction du village. Il y a un chemin de cailloux qui descend en pente douce entre deux prés eux-mêmes cernés par la forêt. Le chemin s'élargit et tourne au moment où les prés se transforment en champs, puis après un nouveau détour, les premières maisons du village apparaissent. C'est un petit village aux maisons de pierre regroupées autour d'une église. Les habitants ne font pas vraiment attention à nous. Ils nous ont acceptés sans vraiment nous intégrer. Et nous ne cherchons pas non plus à lier contact. Il y a une boulangerie et une épicerie où nous faisons quelques courses. Nous avons besoin de peu. En général, je laisse Anabelle entrer seule dans le magasin pendant que je l'attends assis au soleil sur le muret de l'église.

Un jour, j'insiste pour traverser le village et voir ce qu'il y a au-delà. "Rien d'intéressant", me dit Anabelle, mais elle me suit à contre-coeur. Comme nous sommes presque au bout du village, une maison, pourtant peu différente des autres en apparence, attire mon attention, et je m'arrête, songeur, devant elle.

- Tu viens, Greg ?

- Attends, je connais cette maison !

- Mais oui, tu ne te souviens pas ? C'est la maison du docteur Lekeu, ton ancien psy. Mais tu n'en as plus besoin, maintenant. Viens, rentrons !

- Non, continuons encore un peu, j'aperçois quelque chose, plus loin, je veux voir !

Elle me suit en traînant les pieds. C'est une route. Il y a un arrêt d'autobus un peu plus loin.

- Où va-t'elle, cette route ?

- A la ville, bien sûr.

- Si on y allait ? J'ai envie de voir cette ville !

- Plus tard, peut-être. Pas aujourd'hui.

- Pourquoi pas ?

- ... J'ai mal au bras.

Elle montre son bras gauche, elle dit qu'elle ressent comme une piqûre à l'avant bras, et qu'elle a le reste du bras endormi. Mais on ne distingue aucune trace sur sa peau.
Elle est soudain très fatiguée, elle semble lutter, et je dois la soutenir par la taille pour rentrer au chalet.

A suivre...

Sombrage - 5

Lire les parties 1, 2, 3, 4


- Ecoutez, docteur, je suis un adulte responsable. Je dois assumer mes choix. Il y a des gens qui dépendent de moi, et je me suis engagé envers eux, je ne peux pas juste les laisser tomber comme ça !

- Pourtant, vous en avez envie ?

- Envie ? Non, je n'en ai même pas envie. Mais je ne suis pas heureux, vous comprenez ? Et eux non plus ne sont pas heureux. Je crois qu'ils seraient plus heureux sans moi. Je suis un poids pour eux.

- Etes-vous un poids pour eux, ou sont-ils un poids pour vous ?

- Probablement les deux.

- Alors, vous dites que la situation est pénible pour tout le monde, mais vous ne voulez pas la modifier.

- Je ne peux pas la modifier, je vous l'ai dit, ils ont besoin de moi.

- Qu'adviendrait-il d'eux, si vous partiez ?

- Je ne sais pas... j'imagine qu'ils passeraient un dur moment, puis qu'ils finiraient par se relever.

- Alors, un changement est possible ?

- Peut-être... Non. En fait, je ne pourrais plus me regarder en face. On est en train de parler de ma femme et de mon fils, là. J'ai le devoir de rester.

- Ah, le devoir ! Voilà votre ligne directrice ? Donc, vous vous sacrifiez au nom du devoir ?

- Mais oui ! Quel mal y a-t'il à cela ?

- Psychologiquement, on ne peut pas bâtir une vie sur la notion de sacrifice. C'est renoncer à son propre désir.

- Voyons, docteur Lekeu, êtes-vous en train de me dire que je dois vivre et prendre mes décisions uniquement en fonction de mon propre désir ?

- Je dis que quand vous prenez une décision importante, vous devriez idéalement être conscient de votre propre désir et en tenir compte. Cela ne signifie pas que c'est le seul paramètre qui doit intervenir dans un choix. Mais dans tout choix, il y a un désir qui s'exprime, conscient ou inconscient, représentant une force vitale ou morbide. Il vaut simplement mieux que cela se passe au niveau conscient, en toute connaissance de cause.

- Eh bien, c'est tout à fait conscient. J'aime Anabelle, mais je ne peux pas abandonner Sylvie et Arthur. Mais quoi que je fasse, je ferai souffrir des gens. Voilà mon problème.

- Et donc, vous avez choisi de faire souffrir Anabelle plutôt que Sylvie et Arthur ?

- Je suis marié à Sylvie. Je suis lié par une promesse. Et Arthur, lui, il n'a rien demandé, il n'est responsable de rien.

- Vous raisonnez en termes quasiment légaux. Et envers Anabelle, vous n'aviez pas de promesse ? Et même une promesse antérieure. Est-ce que votre erreur n'a pas été de renier Anabelle et d'épouser Sylvie ?


- Attendez, Grégoire. Si ce sont bien les mots de ce docteur Lekeu, que vous me rapportez, je les trouve complètement inappropriés de la part d'un psy. Il n'est pas objectif et neutre, il prend position et utilise des tournures propres à influencer votre jugement.

- Je ne suis pas sûr, docteur Strauss. Il ne fait que reformuler mes propres contradictions pour que je puisse les appréhender. Je ne pense pas qu'il m'influence.

- Et si je vous demandais qui est exactement ce Lekeu, que me répondriez-vous ?

- C'est le psy de Sombrage, le seul disponible dans la région.

- Qu'est-ce qui vous a donné l'idée d'aller le consulter ?

- C'était pendant une discussion avec Anabelle. Elle m'a conseillé d'aller parler à quelqu'un. Elle pensait que ça m'aiderait. Elle avait entendu parler de ce Lekeu.

- Avez-vous parlé de moi à Lekeu ?

- Oui... Il trouve que vos méthodes sont trop académiques. Il dit que Freud est dépassé. Il dit qu'il n'y a aucun mal pour un psy à proposer des interprétations à ses patients. Ils sont capables de trier par eux mêmes ce qui s'applique à eux. Cela peut accélérer le processus thérapeutique. Ça ne sert à rien de laisser le patient patauger tout seul dans ses paradoxes. On peut l'aider de manière plus active.

- Ce docteur Lekeu est une création de votre esprit, une expression de votre surmoi, vous en êtes bien conscient ?

- Oui, j'en suis conscient, mais est-ce que cela fait une différence au final ? Les choses qu'il dit n'en demeurent pas moins sensées.

- Ce n'est pas une question de sens, mais de conscience. Ce Lekeu ne doit pas être un alibi pour une décision que vous n'osez pas prendre. Vous devez assumer vos choix, Grégoire.

- Mais je suis incapable de choisir !

- De quel choix parlons nous ? D'un côté, nous avons Sylvie et Arthur. Ils sont bien réels, et en effet, ils comptent sur vous. Et de l'autre côté, qu'avons-nous ? Anabelle ? Est-ce qu'elle est réelle, Grégoire ? Est-ce que vous n'êtes pas en train de choisir entre des vivants et une morte ?

- Non ! Ne parlez pas comme ça d'Anabelle !

- Qu'est-ce qui vous manque tant, chez Anabelle ? De quoi n'arrivez-vous pas à faire le deuil après toutes ces années ?

- Je pense que le pire, c'est le toucher. Le contact de sa peau. Ses caresses. Bien sûr, avec Sylvie, nous faisons l'amour, mais ce n'est pas la même chose, il y a quelque chose de mécanique dans le plaisir... La manière qu'elle avait de me regarder, de poser sa main sur mon visage... Je n'ai rien oublié de tout ça, je peux presque le revivre en pensée.

- Il vous faut reprendre pied dans le monde réel, Grégoire. Regardez vos pensées comme ce qu'elles sont : des pensées. Je vais vous demander une chose : que vous cessiez de voir ce docteur Lekeu... Qu'est-ce qui vous fait sourire ?

- C'est amusant, vous voyez, il m'a justement demandé la même chose : que je cesse de vous voir...


Vous voyez, monsieur Zaphod, j'ai cru avoir échoué une fois de plus. Car la semaine suivante, Grégoire ne s'est pas présenté pour notre séance hebdomadaire. Ni les fois suivantes. Je n'ai pas eu de nouvelles pendant des mois.

A suivre ...

Sombrage - 4


Lire les parties 1, 2, 3


De nombreuses années ont passé depuis la mort d'Anabelle.
La fin brutale et inexpliquée d'un amour parfait, c'est une chose est extrêmement difficile à surmonter, peut-être même impossible. En plus, Grégoire n'a pas pu, ni voulu assister à l'enterrement. A l'époque, il ne s'est senti capable d'en parler à personne, et il est donc resté seul avec son chagrin. Il a pris l'habitude de s'enfermer dans le silence, et il est devenu plus taciturne et solitaire que jamais. Rendez-vous compte que je suis la première personne à qui il confie ces évènements !

Evidemment, il n'est pas question pour Grégoire d'oublier Anabelle ; elle reste bien présente et bien réelle, plus réelle même que les personnes avec qui il vit. Il ne se passe pas un jour sans qu'il ne pense à elle. Lorsqu'un choix s'offre à lui, ou lorsqu'un évènement inhabituel se produit, il se demande ce qu'aurait fait Anabelle, ce qu'elle aurait pensé. Il choisit les livres qu'il lit ou les films qu'il va voir en fonction de ce qu'Anabelle aimait. Il essaie de se rappeler tous les livres qu'elle a mentionnés et les lit, espérant ainsi mieux la connaître et se rapprocher d'elle. Même chose avec le choix des disques qu'il écoute. Le soir, il s'endort en pensant à elle, et parfois, lorsqu'il se réveille la nuit, dans l'obscurité, il a l'impression qu'en étendant un peu le bras, il pourrait la toucher.

Bien sûr, ses relations avec les autres filles sont catastrophiques. Il tente bien quelques aventures, mais au début, il a l'impression de tromper Anabelle. Et même lorsqu'il a plus ou moins surmonté ce sentiment, il garde d'elle une image tellement idéalisée que les autres ne peuvent soutenir la comparaison.
Le temps passant, il a quand-même fini par rencontrer une femme, Sylvie, assez accommodante pour accepter ses petites bizarreries. Ils se sont mariés et ont eu un fils prénommé Arthur. Dans l'ensemble, la famille ne fonctionne pas trop mal. Si ce n'est que dans un coin de l'esprit de Grégoire, un coin qu'il est le seul à connaître, Anabelle est toujours bien vivante. Parfois, il s'enferme dans cette partie de son esprit, et il est alors comme absent aux autres, il semble distant, ailleurs ; il lui arrive de regarder sa femme et son fils et d'avoir l'impression qu'ils sont des étrangers. Il n'est jamais complètement à l'aise avec eux, ni avec personne d'ailleurs. Il se rend compte avec horreur que son fils a peur de lui, pourtant, il l'aime, ce petit, et il essaie d'être gentil ; mais c'est bien çà le problème : il essaie, ce n'est pas naturel. Il ne peut s'empêcher d'être froid, autoritaire. Il voudrait que leur relation soit différente, mais il ne peut rien y faire. C'est comme si le garçon n'était pas vraiment son fils.

Sylvie est une femme compréhensive. Elle a aussi vécu son lot de difficultés, et a aussi ses petites manies. La grande différence entre eux est que Sylvie a tendance à se réfugier dans l'action, alors que Grégoire est un rêveur. C'est sa grande volonté et son énergie qui ont tiré plusieurs fois Sylvie de passes difficiles, alors, elle a du mal à comprendre l'attitude de Grégoire. Cette mélancolie, dont elle ne connaît pas la source réelle la rend nerveuse parce qu'elle lui fait peur. Elle sait que si elle-même sombrait dans ce genre de comportement, cela pourrait être irrémédiable. Grégoire, lui, n'a pas d'autre solution, c'est un besoin, mais probablement un besoin malsain, comme une drogue. Sylvie le sent bien, et c'est une source de dispute entre eux ; elle ne supporte plus ces "absences".

Quand les choses ne marchent pas comme il le voudrait, Grégoire n'a qu'un seul refuge, dans ce coin secret de son esprit, avec Anabelle. Et bien loin de l'oublier, il s'y rend au contraire de plus en plus souvent. Par exemple, le petit parc au Séquoïa est pour lui un asile imaginaire. Il se repasse en esprit la fameuse journée où Anabelle n'est pas venue au rendez-vous, mais dans son imagination, les choses se passent différemment. Au moment de quitter le parc, il perçoit du coin de l'oeil une forme bouger entre deux arbres. Il se retourne, et c'est Anabelle qui arrive en courant vers lui. Elle se jette dans ses bras en disant "j'ai cru que je n'arriverais jamais", et ils s'embrassent, plus fort et plus longtemps que jamais. Il lui dit "ne crains rien, tout va bien se passer maintenant ; nous ne nous quitterons plus jamais".

Et puis, ces petites séquences de souvenirs infiniment répétées et rejouées, ces moments volés au passé ne lui suffisent plus. Il se met à imaginer une autre vie avec Anabelle.


Ils habitent à proximité d'un petit village du nom de Sombrage. Grégoire est capable de le situer plus ou moins précisément sur une carte, mais en réalité, il n'existe aucun village de ce nom dans la région, il n'en existe nulle part, d'ailleurs. La description qu'il en fait est assez précise et correspond à un petit village ardennais typique, isolé dans les champs et les bois. Il donne des détails qui évoquent d'autres endroits connus, mais la description d'ensemble ne correspond à rien de réel.
Ils habitent un petit chalet en bois, caché dans les arbres. Leurs journées sont assez oisives : ils font l'amour, se baladent en forêt, font quelques courses au village voisin, rassemblent du bois pour le feu, lisent et discutent.

Durant ces discussions imaginaires, Grégoire se rend bien compte qu'il fait les questions et les réponses... du moins au début ! Car comme Anabelle se recrée une forme dans l'imagination de Grégoire, elle commence aussi à prendre son indépendance. Il arrive qu'elle fasse des réponses qui surprennent Grégoire, ou qu'elle lui rappelle des choses qu'il avait oubliées, ou même qu'elle lui apprenne des choses qu'il ignorait.
Petit à petit, le fil échappe à Grégoire, il commence à perdre le contrôle. Parfois, il a l'impression que c'est Anabelle elle-même qui initie la rêverie, qu'elle vient le chercher. Elle lui dit comme pour s'excuser "je m'ennuyais de toi, je me sens si seule, sans toi".

Un jour, Grégoire est en train de travailler à son bureau, il est concentré sur un problème difficile, quand Anabelle se manifeste à lui de manière plus réelle que jamais :

- Greg !

- Oui ma chérie ?

- Je voudrais... j'ai quelque chose à te demander...

- Bien sûr, tout ce que tu voudras, ma jolie !

- C'est sérieux, Greg, c'est une chose terrible que je vais te demander. J'y pense depuis longtemps, je sais que c'est possible, mais je n'ai jamais osé t'en parler, ce serait pour toi un grand sacrifice, mais je ne peux pas continuer comme ça plus longtemps, il faut que je t'en parle...

- Dis-moi.

- Greg, je voudrais que tu me rejoignes !

- Mais ma chérie, je te rejoins déjà en pensée aussi souvent que nous le désirons.

- Non. Tu ne comprends pas... Je voudrais que tu me rejoignes... vraiment... et pour toujours.

- Te rejoindre "vraiment" ? Mais comment serait-ce possible ?

- Je sais que c'est une grave décision, mon chéri. Prends tout le temps nécessaire, réfléchis bien, mais réponds-moi, je t'en prie !

Anabelle lui a réitéré plusieurs fois la même demande, chaque fois en lui affirmant que c'était possible, mais qu'il devait bien réfléchir. Grégoire ne comprenait toujours pas ce qu'elle attendait de lui.

C'est à ce moment qu'il s'est décidé à venir me consulter.

A suivre...

Sombrage - 3


Lire les parties 1 et 2


Grégoire s'est muni de vêtements chauds, il a fourré dans un sac un bon bouquin, une bouteille d'eau et une boîte de biscuits. Vers dix-sept heures, il est devant la porte de la maison d'Anabelle, les volets sont toujours fermés, la maison semble vide. Il s'assied sur le seuil et ouvre son bouquin. La rue est très calme, peu fréquentée, personne ne le remarque.
Vers vingt-trois heures, le bouquin est terminé, et les biscuits ne sont plus qu'un souvenir, quand la grosse voiture grise du père d'Anabelle s'arrête enfin devant la maison, la roue droite heurte violemment la bordure du trottoir, mais personne ne semble s'en inquiéter, les parents d'Anabelle en descendent comme des zombies, le mère la première. Elle est pâle et décoiffée, et passe sans le voir sur les pieds de Grégoire qui s'est levé. Elle marche droit vers l'entrée en traînant les pieds et s'arrête le front posé sur la porte en attendant que son mari arrive pour lui ouvrir. Le père, lui, marque un temps d'arrêt devant Grégoire.

- Qui êtes vous ? Vous êtes un ami d'Anabelle, non ? Il me semble vous reconnaître.

- Oui monsieur, je suis Grégoire, nous nous sommes déjà rencontrés.

- Qu'est-ce que vous fichez ici à cette heure? Qu'est-ce que vous voulez?

- Anabelle a manqué les cours et je suis venu lui apporter du travail ... et puis je... On s'inquiète, monsieur. Les amis d'Anabelle s'inquiètent pour elle. Est-ce qu'il lui est arrivé quelque chose ?

Le père semble hésiter à répondre, puis...

- Oui, dimanche... tout allait bien, puis elle s'est subitement écroulée sur le sol. Une rupture d'anévrisme ou quelque chose comme ça. Elle est dans le coma et ne réagit pas... je crois que vous pouvez garder vos notes de cours.

Et déjà, il va rejoindre sa femme, laissant Grégoire complètement désemparé. Pourtant, celui-ci a la présence d'esprit de demander :

- Elle est à quel hôpital, s'il vous plait ?

Le père a presque fermé la porte mais il laisse échapper le nom de l'hôpital, le CHU, puis il se ravise :

- Pas de visites ! Il ne faut pas la perturber, elle a besoin du plus grand calme.

Et la porte se referme, capturant le rayon de lumière qui s'échappait du couloir, et Grégoire se retrouve de nouveau seul dans l'obscurité. Tout s'effondre autour de lui. Ses pas le conduisent automatiquement vers l'arrêt et il attrape le dernier bus. Il n'y a que quelques personnes à bord. Des silhouettes sombres, chacune enfermée dans sa bulle, presque des fantômes. Grégoire n'a pas conscience du trajet, il rentre chez lui sans savoir comment. Ce n'est que lorsqu'il est couché dans son lit qu'il prend réellement conscience de ce qui est en train de se passer. Il se met à pleurer ; il pleure pendant très longtemps.

Au matin, il ne sait pas s'il a dormi, mais il sait une chose : il faut qu'il voie Anabelle. Il sèche les cours et se rend à l'hôpital. Il faut prendre deux bus pour y aller. A l'accueil, il donne le nom d'Anabelle, on lui demande s'il est de la famille, il répond qu'il est un ami. La préposée lui dit qu'en service de réanimation, les visites sont interdites, elle lui conseille de revenir dès que la personne sera transférée en chambre ordinaire.
Grégoire s'engage quand-même dans les couloirs de l'hôpital. Il suit les indications jusqu'au service de réanimation. Il est protégé par une porte fermée, avec un système d'ouverture par carte magnétique. Il y a un bouton de sonnette et un "parlophone". Cette fois, Grégoire dit qu'il est le frère d'Anabelle. Quelques instants plus tard, une infirmière vient lui ouvrir. Elle le guide dans le couloir jusqu'à une chambre. C'est une chambre normale sauf qu'elle est bourrée de machines et d'appareillages électroniques. Anabelle est étendue sur le lit. Elle est extrêmement pâle et complètement immobile, on ne peut même pas déceler de respiration, et pourtant, elle respire, elle vit. Plusieurs électrodes la relient à un appareil de monitoring, et une perfusion lui pique le bras gauche. A part ça, elle semble normale, profondément endormie, si ce n'est une crispation bizarre de sa main gauche.

Grégoire pousse une chaise près du lit, il s'installe, prend la main d'Anabelle dans les siennes, et reste comme ça, sans bouger, sans rien dire.
Des heures passent. Au début, l'infirmière vient régulièrement pour vérifier que tout va bien, mais chaque fois, aucun des deux n'a bougé d'un millimètre. L'infirmière ne dit rien non plus, mais à chaque visite, elle adresse un sourire complice à Grégoire, comme pour signifier "c'est bien, ce que vous faites".

Plus tard, l'infirmière revient de nouveau. Cette fois, elle entre dans la chambre et s'adresse à Grégoire :

- Vous allez pouvoir vous reposer un peu ; vos parents arrivent.

D'abord, Grégoire ne comprend pas. Comment ses parents pourraient-ils savoir où il est, et pourquoi viendraient-ils jusqu'ici ? Puis il se souvient : il s'est présenté comme le frère d'Anabelle ; ce sont bien sûr les parents d'Anabelle qui arrivent. Tout à coup, il devient aussi pâle qu'Anabelle. Que va-t'il se passer s'ils le trouvent dans la chambre ? Il va se faire jeter dehors, et il ne pourra plus revenir. A son air, l'infirmière a compris.

- Vous n'êtes pas vraiment le frère de la jeune fille, n'est-ce pas ?

Grégoire ne répond pas.

- Son amoureux ?

Toujours pas de réponse.

- Venez !

L'infirmière emmène Grégoire dans le couloir juste comme les parents franchissent la porte d'entrée du service. Apparemment, ils n'ont rien remarqué. L'infirmière et Grégoire entrent dans une chambre vide.

- Vous ne vouliez pas rencontrer ses parents ?

- Je crois plutôt que ce sont eux qui ne veulent pas me voir. Comment dire... le contact ne passe pas très bien entre nous. En fait, ils me connaissent à peine, ils ne savent pas qui je suis.

- Pourtant, c'est important qu'il y ait quelqu'un auprès d'elle, le plus souvent et le plus longtemps possible. Il faut la toucher, lui parler... Ecoutez, je prends le risque : quand je serai de service, vous pourrez venir aussi souvent que vous le souhaitez, et je m'arrangerai pour que les parents ne vous voient pas.

Et Grégoire y est allé souvent. Tous les jours au début. Anabelle ne semblait pas souffrir, et il imaginait qu'elle allait rapidement reprendre conscience. Mais ses mains et ses lèvres étaient si froides. Il lui venait des images, ou des mots sans qu'il puisse les contrôler ; ils s'imposaient à lui. "Sleeping Beauty", d'abord, et c'était prometteur, et c'était vrai qu'elle était toujours très belle... puis "Sleaping Dead", et il était désespéré car il sentait qu'il la perdait, que malgré tout l'amour et la tendresse qu'il essayait de lui communiquer, il ne recevait jamais la moindre réponse, jamais le moindre signe, et il lui semblait qu'elle glissait petit à petit vers la mort.
Dans ces moments-là, un désespérant sentiment de solitude, qu'il n'avait plus connu depuis des mois le submergeait de nouveau, car il était seul avec son secret. Il n'osait pas en parler à ses propres parents ; quant aux parents d'Anabelle, il ne fallait même pas y songer ; il n'était pour eux qu'un vague copain de leur fille, un indésirable.

Seule l'infirmière de réanimation lui avait témoigné un peu de sollicitude et d'encouragements, mais bientôt, elle lui avait annoncé qu'Anabelle allait changer de service pour aller dans une chambre normale. La faire quitter le service de réanimation, c'était un peu comme si on renonçait à réanimer Anabelle, comme s'il n'y avait plus qu'à attendre l'irrémédiable. L'infirmière avait tenté de lui redonner du courage, lui avait cité nombre de cas où une personne dans le coma avait donné signe de vie longtemps après qu'on eut abandonné tout espoir. Mais quand-même, ce fut une période très difficile pour Grégoire. A partir de ce moment, il s'est mis à vraiment réaliser que peut-être, ils ne marcheraient plus jamais ensemble dans la ville, ils ne riraient plus ensemble, ils ne s'embrasseraient plus.

Enfin, il s'était remis à fréquenter les cours, plus pour essayer d'occuper son esprit que par réel intérêt, mais il essayait quand-même de se rendre à l'hôpital aussi souvent que possible.
La nouvelle chambre ne se trouvait pas dans un service fermé, et bien qu'il choisisse ses heures de visite avec soin, un jour, ce qui devait arriver est arrivé : alors qu'il était assis dans sa position habituelle, une main tenant celle d'Anabelle, l'autre lui caressant rêveusement le front, la porte de la chambre s'est ouverte pour laisser place aux parents d'Anabelle.

La réaction du père a été terrible. Il n'a pas élevé la voix, probablement parce que sa bonne éducation lui interdisait de le faire dans un hôpital, mais il s'est mis à siffler entre les dents comme un serpent, en proférant des paroles horribles :

- Qu'est-ce que vous fichez dans la chambre de ma fille, espèce de petit voyeur pervers. Vous n'avez rien à faire ici. Je vous avais prévenu. Fichez-moi le camp immédiatement, et que je ne vous surprenne plus à rôder comme un vautour lubrique, ou j'appelle la police. Ou peut-être que je vous règlerai plutôt votre compte moi-même, ça ira plus vite.

Grégoire a déjà compris depuis longtemps que toute communication était impossible avec les parents d'Anabelle. Cette scène ne lui a pas vraiment fait peur, mais il n'a pas envie qu'elle se répète. Il redouble de prudence, espace un peu plus ses visites.

Un matin, en arrivant à l'hôpital, à peu près six mois après l'accident d'Anabelle, Grégoire trouve la porte de la chambre bloquée en position ouverte. A l'intérieur, le lit a disparu. Deux employées en vêtements de travail s'affairent à nettoyer, désinfecter et ranger la chambre. On la prépare pour le prochain occupant.

A suivre...

Sombrage - 2


Lire la première partie


Lorsque Strauss s'est retourné, il avait l'air complètement paniqué, levant une main comme pour se protéger le visage, comme si j'avais réellement l'intention de l'agresser !
Cependant, voyant mon sourire amusé, il a vite repris une contenance.

- Ach ! Fous m'afez vait beur, en me zuivant komme zha ! Che fous rekönnais. Nous safons tizgudé enzemple au mariache de zette cheune berzhonne. Komment zappelaid-elle, téchà ?

- Kathy. Et moi, je suis Zaphod. C'est un plaisir de vous revoir, cher docteur Strauss ; si du moins, tel est bien votre nom !

- Ach, môzieur Savôt, z'est chusde. Z'est ékalëment un blaizihr bour moi te fous refoir. Ch'esbère ke ma bèdite vilouderie te l'audre vois n'a bas eu de konzékënzes vâgeuses.

- Rien de grave, je vous assure : j'ai juste eu l'air un peu idiot, mais j'ai l'habitude. Néanmoins, pour cela, vous me devez une petite compensation.

- Une Kombenzatiôn ! Z'il z'achit t'archent, che grains vôrt ...

- Non, rassurez-vous, pas de ça entre gentlemen. Mais l'histoire de l'autre fois m'a beaucoup plu. Je voudrais que vous me racontiez un autre cas.

- Ach, che zuis tézôlé, mais la téondolochie m'indertit te téfoiler tes tonnées berzönnelles zur mes bazients.

- A d'autres ! Vous êtes totalement corruptible, et je connais votre prix. Si je vous invitais au restaurant ?

- Hem... Kel resdaurant ?

- Au "Pancho Villa" ? C'est un très bon mexicain.

- Fous zafez, che ne benze bas me zoufenir te kas drès indérezants. Au mariache te Gadhy, le rèbas kombortait zinq zervizes, zela tonne le demps à la mémware te...

- Et si je vous invite à "La petite fugue", espèce de vieux filou ?

- Fraiment, fous m'infideriez à "La bedide vüke" ? Chusdement, il me refient une hisdoire azez indérezände ; che tirais même gu'elle est blus ingroyâple gue zelle tes chumeaux.

- Alors, marché conclu !

En marchant vers le restaurant, je lui ai encore demandé :

- Dite-moi, cette histoire de jumeaux, elle était vraie ?

- "Frai" est un Kalivigadîv gui ne z'abbligue bas à une hisdoire, za n'a bas blus te zens t'agoler les môts "hisdoire" et "fraie" gue bar ekzëmble les môts "biszenlit" et "fölupîle". A moins pien zûr gue fous ne zoyez kabâple te diszôcier le frai tu réël, à ze môment-là, une hisdoire beut être konzitérée komme fraie zans bour ôdant être réëlle.

Je n'ai pas insisté. L'important, après tout, était que j'allais avoir mon histoire, même si ça me coûtait un dîner dans dans un des restaurants les plus chers du quartier. Bah, je trouverais bien un moyen de faire passer ça en note de frais pour mon employeur.


Nous étions donc confortablement installés dans ce luxueux restaurant. J'avais choisis les menus et commandé le vin.
Dès que le serveur a eu rempli le verre de Strauss pour la première fois, celui si ne s'est pas fait prier pour exécuter sa part du contrat en bonne et due forme.


Mon bazient z'abbelait Krékoire... Mon patient s'appelait Grégoire (à partir d'ici, je traduis du straussien pour les lecteurs les moins doués en langues germaniques).
Lors de notre première séance, il est resté assis plusieurs minutes sans rien dire, en regardant le bout de ses doigts, comme s'il hésitait avant de se lancer, ou -plus probablement, comme s'il cherchait par quel bout commencer son histoire.
Finalement, il m'a surpris en me lançant une question bizarre :

- Docteur, est-ce que vous croyez aux fantômes ; enfin aux esprits, ou ce genre de trucs ?

C'est le genre de question purement formelle à laquelle il ne faut surtout pas répondre. Souvenez-vous que le thérapeute doit rester neutre. Ce n'est qu'une invitation, qu'une main tendue qu'il doit simplement saisir. Dans ce cas, il suffit de retourner la question au patient.

- Et vous, vous y croyez ?

- Non docteur ! Je suis un esprit rationnel, matérialiste. Pour moi, tout ce qui n'est pas visible ou dont on ne peut pas prouver l'existence de manière irréfutable n'existe pas. Et pourtant... il y a des jours où, si mes convictions n'étaient pas si profondément enracinées, je pourrais me mettre à douter.

- Est-ce que vous avez vu des apparitions, entendu des voix, ou observé d'autres phénomènes de ce genre ?

- Non, pas exactement, mais on pourrait dire que j'ai des obsessions, et que... voilà... je crains qu'elles ne prennent le contrôle.

- Eh bien, racontez-moi tout depuis le début.


Grégoire avait vécu une enfance solitaire et austère, comme enfant unique, avec des parents froids et distants, pas méchants ni cruels, toutefois, mais vous voyez, c'était le genre de famille où on ne se parle pas, et où on se touche encore moins ; où chacun reste à sa place dans un rôle bien défini. Le père était légèrement autoritaire, sans excès, et affichait à la maison un air sérieux, ferme et décidé de chef de famille infaillible, ce qu'il n'était probablement pas du tout à l'extérieur. La mère était une femme superficielle, mais adepte d'une morale très rigoriste, qui s'occupait principalement de son ménage. La famille sortait peu et recevait encore moins. Grégoire lui-même avait peu d'amis, et aucun qui soit réellement proche. Dans cette famille, il fallait avant tout sauvegarder les apparences.

Vers dix-sept ans, il arriva à Grégoire une chose en soi très banale, mais qui pourtant allait bouleverser sa vie : il tomba amoureux. Et par chance, cet amour était réciproque.
La jeune fille s'appelait Anabelle, et était elle aussi réservée et solitaire. Ce fut un véritable coup de foudre pour les deux. Ils l'ont vécu avec le surcroit d'intensité que la jeunesse apporte à un premier amour. Leur relation était complètement fusionnelle ; ils ne pensaient l'un qu'à l'autre et rien d'autre n'avait d'importance. Cet amour était leur secret, et ils trouvaient toutes sortes de subterfuges pour se voir à l'insu de leurs parents, car comment auraient-ils pu partager un tel bonheur avec des parents dont ils se sentaient si éloignés ?
S'il faut en croire Grégoire, leur première expérience sexuelle à tous les deux a été une réussite totale, ce qui n'était pas gagné d'avance.
Avec Anabelle, Grégoire faisait pour la première fois l'expérience d'être touché par une autre personne, pour des motifs autres que purement hygiéniques ou médicaux, c'est à dire comme un simple geste d'amour, presque comme un langage. Ces deux-là étaient toujours à se tenir par la main ou par la taille, et dans leurs promenades, ils s'arrêtaient tous les cinquante mètres pour s'embrasser. Ce fut probablement une grande révélation pour Grégoire, plus encore que le sexe, la prise de conscience que le corps n'était pas une prison, une barrière de protection destinée à isoler l'individu de tout contact réel avec les autres, mais qu'au contraire, par le toucher pouvait se transmettre une gamme infinie de sentiments, dont certains pouvaient difficilement trouver meilleur moyen de communication.

Ils profitaient donc de la vie, se fixaient des rendez-vous secrets, faisaient des projets d'avenir, bref, ils étaient heureux.
Ils ont vécu plusieurs mois dans le bonheur total ; aucune dispute n'était encore venue assombrir leur rêve éveillé, ils n'avaient pas encore décelé chez l'autre ces petits défauts irritants qui avec le temps viennent immanquablement ternir l'image idéalisée de l'être aimé. Ils avaient la conviction inébranlable qu'ils ne seraient plus jamais seuls, et cela leur donnait une force nouvelle ; tout avait l'air plus facile, plus léger. C'était toujours la lune de miel, un amour sans nuages... jusqu'à ce qu'un jour, Anabelle ne se présente pas à l'un de leurs rendez-vous.

Il faisait beau, et ils s'étaient donné rendez-vous dans un petit parc du centre-ville. C'était un parc qui avait été autrefois un jardin botanique, et il renfermait quelques arbres de belle taille et d'espèce rare. Leur préféré était un Séquoïa ; ce n'était pas l'arbre le plus haut du parc, mais il avait le tronc le plus imposant. A proximité, une vieille maison abritait un jardin d'enfants, et on voyait les petits jouer derrière les vitres, ou dans le carré de gazon clôturé lorsque le temps le permettait. De l'autre côté, il y avait un minuscule étang avec trois pauvres canards déplumés. Au delà de l'étang, c'était l'académie de musique, et on entendait une cacophonie de notes s'échapper par les fenêtres, avec tous ces élèves qui répétaient des morceaux différents. Malgré cela, il régnait dans ce petit ilot de verdure caché dans la ville une atmosphère de calme et de sérénité. Anabelle aimait cet endroit, elle s'y sentait bien, et elle donnait souvent rendez-vous à Grégoire "sous le Séquoïa".
Grégoire, qui détestait être en retard, était souvent le premier aux rendez-vous. Il aimait guetter l'arrivée d'Anabelle au détour d'un arbre, la regarder marcher de plus en plus vite, jusqu'à ce qu'elle se mette à courir pour se jeter à son cou.
Ce jour-là cependant, Grégoire a attendu plus d'une heure en vain. Jamais Anabelle n'avait eu plus d'un quart d'heure de retard, alors, il s'est finalement résigné à rentrer chez lui.
Ils se téléphonaient rarement de peur qu'un des parents ne décroche (à cette époque, les téléphones mobiles n'étaient pas répandus comme aujourd'hui), mais pendant toute la soirée, Grégoire a attendu en vain un appel d'Anabelle.

Le lendemain, Grégoire est à la sortie des cours d'Anabelle. Parmi le flot d'étudiants, il repère quelques copines de classe avec lesquelles elle est souvent. Mais Anabelle ne s'est pas présentée aux cours ce jour-là, ni la veille. Elle n'a donné aucune nouvelle. Maintenant, Grégoire se sent vraiment inquiet. Ce n'est pas le style d'Anabelle de s'absenter sans prévenir, encore moins de manquer un rendez-vous avec lui. Il emprunte quelques feuilles de notes à une des filles, ça lui fera un bon prétexte pour aller sonner à la porte des parents d'Anabelle : il apportera des notes de la part d'un professeur pour qu'elle se mette à jour.
Anabelle habite une banlieue chic à l'autre bout de la ville, et le trajet en bus est long et monotone. Une fois descendu du bus, il faut encore marcher plusieurs centaines de mètres pour arriver à la petite rue tranquille. Dès qu'il aperçoit la maison, une chose lui semble anormale : les volets sont fermés, pourtant, il ne fait pas encore noir. Et même s'il ne sont pas encore rentrés pour une raison quelconque, normalement, les occupants de la maison auraient du ouvrir les volets le matin avant de partir. Grégoire sonne plusieurs fois, mais n'obtient aucune réponse.
Le jour suivant, dès qu'il en a l'occasion, Grégoire téléphone à la maison d'Anabelle, le matin avant de partir, pendant les interruptions de cours, pendant la pause de midi, encore dès qu'il rentre chez lui, et plusieurs fois dans la soirée jusque très tard. Il laisse sonner longtemps, mais personne ne décroche.
Encore un jour de passé, il se dit que maintenant, il va faire le siège de la maison d'Anabelle, et qu'il restera devant la porte jusqu'à ce qu'elle s'ouvre.

A suivre...

Sombrage - 1

And neither the angels in heaven above,
Nor the demons down under the sea,
Can ever dissever my soul from the soul
Of the beautiful Annabel Lee
(Edgar Poe - Annabel Lee)


Ceux qui ont comme moi un travail solitaire - même s'ils le trouvent passionnant, comprendront peut-être les circonstances dans lesquelles débute cette histoire.

J'avais passé les dernières semaines enfermé dans mon bureau pour terminer à temps un projet important. Comme d'habitude, si les premières idées m'étaient venues rapidement, j'avais sans cesse remis à plus tard la tâche de leur donner une structure et de les étayer avec suffisamment de détails. Finalement, je m'étais retrouvé pressé par le temps, et obligé de travailler sans arrêt pour parvenir à remettre mon document à la date promise. C'est toujours comme ça avec moi : je traîne, je traîne jusqu'à ce que mon retard soit presque irrécupérable, puis je cours, je cours comme un fou pour arriver à temps. Je suis plus lièvre que tortue, vous voyez ? Mais j'ai l'impression que mon cerveau ne travaille à plein rendement que lorsque je suis soumis à une certaine pression.

Par contre, une fois le travail fini, probablement juste quelques heures avant l'ultime délai, quand la pression et mon excitation retombent brutalement, j'éprouve en général un sentiment bizarre. C'est comme une impression de vide. Comme si j'avais dépensé une énergie considérable pour atteindre un but complètement vain, qui ne me procure finalement aucune satisfaction. J'ai l'impression d'avoir vécu dans un temps parallèle, et que, pendant que je ramais péniblement à contre courant, le monde autour de moi a continué d'évoluer, changeant subtilement à mon insu. Ou bien je me sens comme un extra-terrestre qui aurait été soudainement parachuté sur notre planète, et qui découvre un incompréhensible monde de fous.
Alors, j'ai besoin de reprendre pied, de rattraper ce qui s'est enfui, de me raccrocher à quelque chose, de retourner vers mes semblables pour vérifier que je ne suis pas devenu invisible, que je ne me suis pas définitivement estompé de l'univers, que je ne me suis pas transformé en monstre, et que mon irruption parmi les gens ne crée pas une panique soudaine ou d'autres perturbation bizarres.
Alors, pour me rassurer, j'ai besoin de me noyer dans la foule, de me fondre dans la population.

J'avais marché longtemps et sans but dans les rues, pour finalement échouer dans un bar. Je n'y étais jamais entré avant, et je me demande pourquoi, car l'endroit était plutôt plaisant. Il était situé dans une rue animée, du côté ensoleillé, et disposait de larges fenêtres qui fournissaient un poste d'observation idéal sur l'agitation de la ville. J'étais assis à une petite table près d'une fenêtre, et je regardais les passants en buvant de la bière. En temps normal, je n'aurais pas supporté cette inactivité, et j'aurais mis ce temps à profit pour lire ou écrire, mais mon état d'esprit particulier me poussait à l'oisiveté. La bière, l'agréable chaleur du bar et le spectacle du mouvement m'engourdissaient l'esprit et me plongeaient dans une agréable torpeur.
C'était la fin de l'année et il faisait plutôt froid. La mode féminine de cet hiver était faite de petites jupes très courtes portées sur de collants qui semblaient tellement fins que je doutais fort qu'ils puissent tenir au chaud les jambes des jeunes femmes qui les portaient. C'était un spectacle étrange de voir les hommes greloter dans de grosses vestes fourrées, tandis que les femmes semblaient virevolter dans des tenues légères sans souffrir du froid le moins du monde. Ça m'évoquait des images de patinage artistique. Je me suis toujours demandé pourquoi les patineuses sont parmi les sportives les moins habillées, alors que leur sport se pratique sur la glace. Je n'ai jamais eu la réponse, mais au moins, cette énigme donne quelqu'agrément à ce sport. Imaginez des patineuses en combinaison de ski ou de randonnée alpestre, c'est sûr que ça signerait l'arrêt de mort du patinage artistique. Voilà peut-être la vraie raison, après tout.
En attendant, de l'autre côté de la vitrine, dans la rue, mes patineuses à moi me fournissaient un spectacle bien agréable. En tant que juge de la compétition, je donnais des notes maximales à celles qui traversaient la rue avec grâce, ou qui slalomaient entre les passants avec le plus de légèreté.

En cette saison, la nuit tombe tôt. Je commençais à ne plus bien voir ce qui se passait à l'extérieur, car les lumière du bar se reflétaient dans la vitre. Cependant, je n'avais pas vraiment envie de quitter l'endroit. La bière que j'avais bue, la fatigue accumulée durant de longues semaines de travail, l'atmosphère chaude du bar, et mes heures d'observation passive et de rêverie, tout concourrait à m'assoupir. J'ai alors reporté mon attention sur les clients à l'intérieur du bar.
Un homme a particulièrement retenu mon attention. Etait-ce d'abord parce qu'il était seul, alors que tous les autres clients à part lui et moi étaient en couple ou en groupe ? Possible que cela ait joué un rôle, mais son attitude était curieuse : il paraissait embarrassé.
Il était en train de manger un plat de pâtes tout en lisant un journal qu'il s'efforçait de tenir droit devant son visage, comme s'il cherchait à se dissimuler. Sa manière de manger était assez drôle : comme s'il se jetait brusquement sur sa fourchette, de peur que les pâtes ne tentent de s'échapper.

J'ai eu l'impression qu'il remarquait que je l'observais, et que ça l'a dérangé. Avant d'avoir terminé, il s'est levé, a jeté quelques billets sur la table, a empoigné son pardessus, puis s'est précipité vers la porte.
Et c'est en regardant son siège vide et son repas inachevé que le déclic s'est fait dans mon esprit et que je l'ai enfin reconnu.

Je me suis à mon tour précipité vers le comptoir pour payer ma note, et je suis sorti aussi vite que possible. Au mépris de tout danger, je me suis placé au milieu de la rue, pour avoir la vue dégagée dans chaque direction. Avec la tombée de la nuit et l'ai qui rafraichissait, il y avait moins de passants, mais la rue était loin d'être déserte. Impossible de le repérer dans l'un ou l'autre sens. Toutefois, à environ trente mètres, il y avait un carrefour où débouchait une rue plus petite. Je me suis dit que si mon bonhomme cherchait réellement à échapper à quelqu'un (peut-être moi ?), il aurait probablement fait en sorte de quitter au plus vite la rue principale.
Je me suis donc dirigé vers cette rue au pas de course. Elle était complètement vide, mais un peu plus loin, une autre rue repartait vers la gauche, et au coin de celle-ci, il m'a semblé apercevoir pendant une fraction de seconde un bout de tissu sombre qui aurait pu coïncider avec le manteau de mon fugitif. Je me suis mis à courir le plus vite possible, et quand j'ai atteint le coin de cette nouvelle rue, elle m'est apparue plus fréquentée que la précédente, mais parmi tous les passants qui déambulaient ou se hâtaient de rentrer chez eux, aucun ne correspondait à mon homme. Toutefois, je savais qu'un peu plus loin s'ouvrait une arcade qui donnait sur une petite place ou se regroupaient magasins et petits restaurants. J'avais confiance en mon intuition, et j'étais persuadé qu'il s'y était réfugié, mais se trouvait par là même pris au piège, puisque cette place n'avait pas d'autre issue.

En effet ! La silhouette était là, me tournant le dos, semblant absorbée dans la contemplation d'une vitrine.
Je me suis approché en jubilant, prenant tout mon temps maintenant, et récupérant mon souffle, car je savais qu'il ne m'échapperait plus. Je ralentissais d'autant plus, par un soudain accès de sadisme, que j'avais l'impression qu'il me sentait approcher inexorablement, comme la bête blessée qui sent le fauve approcher derrière elle, et qui n'espère plus qu'une chose, c'est que tout se termine vite et sans trop de souffrance ; mais comme le fauve, j'avais envie de m'amuser un peu en jouant avec ma proie.

Quand je n'ai plus été qu'à deux pas, je lui ai mis la main sur l'épaule, comme un policier qui appréhenderait un suspect, en disant :

- Eh bien, docteur Strauss, on ne salue pas ses vieilles connaissances ? (*)


A suivre ...


(*) voir "Le cas des jumeaux Waldemar"

Barbares

Le 4 Septembre 476, un barbare du nom d'Odoacre, se présenta avec sa garde devant l'empereur romain d'Occident, Flavius Romulus Augustus, et lui tint à peu près ce langage:

- Casse-toi, petit.
A quoi Flavius Romulus répondit courageusement:
- Nan, veux pas!
- Alors, coupez-lui les couilles! (dit Odoacre s'adressant à ses gardes).
- Ok, c'est bon, c'est bon, si vous le prenez comme ça, je m'en vais.

Et Flavius Romulus abdiqua, et ce fut la fin de l'empire romain d'Occident.

L'empire romain d'Orient, lui, résista beaucoup plus longtemps, bien qu'à la fin, il fut réduit à peu près aux dimensions du jardin entourant le palais.
Cela n'empêcha pas un sultan du nom de Mehmed II de se présenter le 29 Mai 1453 avec sa garde devant l'empereur romain d'Orient, Constantin XI, et de lui tenir à peu près ce langage:

- Casse-toi, petit.
A quoi Constantin répondit courageusement:
- Nan, veux pas!
- Alors, jetez-le aux lions.
- ....
- Quoi, y a un problème? dit Mehmed en s'adressant à ses gardes.
- C'est que, votre grandeur, y a plus de lions.
- Quoi, plus de lions? Quelle décadence! du temps des Romains, ça ne se serait jamais passé comme ça. Bon, qu'on le jette aux tigres alors!
- Y a plus de tigres.
- Aux hyènes?
- Pas d'hyènes.
- Aux loups?
- Tss tss.
- Aux rats? On doit bien avoir des rats!
- Ah ça des rats, oui, on avait des rats, mais les chats les ont tous bouffés lors du siège de Constantinople. Les pauvres bêtes étaient affamées. D'ailleurs, c'est pô juste que ce sont toujours les animaux qui trinquent. Ces pauvres chats n'avaient rien demandé à perso...
- Suffit! (Après un instant de réflexion:) Alors, qu'on le jette aux chats!

Ainsi il fut fait, mais on raconte que les chats ne trouvèrent pas Constantin à leur goût.
Mais ce fut quand-même la fin de l'empire romain d'Orient.
Ce qui nous laissait en tout et pour tout (si je compte bien) zéro empires romains en activité.

Ce n'est pas tout à fait comme ça que Alessandro Barbero (je me demande si ça veut dire "barbare" en italien) raconte l'histoire dans son livre "Le jour des barbares", il place plutôt le tournant décisif lors de la bataille d'Andrinople, alors que moi je le situe exactement à cette fameuse réplique d'Odoacre "Alors coupez-lui les couilles", mais néanmoins je respecte son travail d'historien et de romancier (même s'il faut bien avouer qu'il n'a pas mon sens du dialogue).

Quand-même, une chose qu'il aurait pu expliquer et qui me paraît nécessaire à la compréhension de cette période de l'Histoire, c'est la fameuse unité de mesure barbare : la horde. Une horde, ça fait combien de barbares exactement? Probablement plus que deux, probablement même un grand nombre. Alors quand on dit "des hordes" au pluriel, ça doit faire vraiment beaucoup. Dans l'expression "des hordes de barbares déferlent sur les restes de l'empire romain", combiner le mot 'déferler' au mot 'hordes' au pluriel, c'est vraiment impressionnant.
J'avais déjà entendu cette expression, mais Alessandro ne l'utilise pas; lui il parle de problèmes d'immigration. C'est plus prosaïque et ça fait presque contemporain, politiquement correct.
On a naturellement tendance à s'identifier aux pauvres romains submergés par les hordes de barbares. C'est oublier un peu vite que les barbares se sont installés dans l'empire, qu'ils y ont fondé des familles, et que nous sommes les descendants des barbares au moins autant que des romains.
Les barbares, c'est nous. Alors aujourd'hui, qui nous menace à nos frontières? D'autres barbares?

En tout cas, ma décision est prise. Si un barbare se présente chez moi et m'ordonne de décamper, j'obéis sans discuter. Avec les hordes de chats qui infestent mon jardin, je préfère ne pas prendre de risques.