Sombrage - 5

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- Ecoutez, docteur, je suis un adulte responsable. Je dois assumer mes choix. Il y a des gens qui dépendent de moi, et je me suis engagé envers eux, je ne peux pas juste les laisser tomber comme ça !

- Pourtant, vous en avez envie ?

- Envie ? Non, je n'en ai même pas envie. Mais je ne suis pas heureux, vous comprenez ? Et eux non plus ne sont pas heureux. Je crois qu'ils seraient plus heureux sans moi. Je suis un poids pour eux.

- Etes-vous un poids pour eux, ou sont-ils un poids pour vous ?

- Probablement les deux.

- Alors, vous dites que la situation est pénible pour tout le monde, mais vous ne voulez pas la modifier.

- Je ne peux pas la modifier, je vous l'ai dit, ils ont besoin de moi.

- Qu'adviendrait-il d'eux, si vous partiez ?

- Je ne sais pas... j'imagine qu'ils passeraient un dur moment, puis qu'ils finiraient par se relever.

- Alors, un changement est possible ?

- Peut-être... Non. En fait, je ne pourrais plus me regarder en face. On est en train de parler de ma femme et de mon fils, là. J'ai le devoir de rester.

- Ah, le devoir ! Voilà votre ligne directrice ? Donc, vous vous sacrifiez au nom du devoir ?

- Mais oui ! Quel mal y a-t'il à cela ?

- Psychologiquement, on ne peut pas bâtir une vie sur la notion de sacrifice. C'est renoncer à son propre désir.

- Voyons, docteur Lekeu, êtes-vous en train de me dire que je dois vivre et prendre mes décisions uniquement en fonction de mon propre désir ?

- Je dis que quand vous prenez une décision importante, vous devriez idéalement être conscient de votre propre désir et en tenir compte. Cela ne signifie pas que c'est le seul paramètre qui doit intervenir dans un choix. Mais dans tout choix, il y a un désir qui s'exprime, conscient ou inconscient, représentant une force vitale ou morbide. Il vaut simplement mieux que cela se passe au niveau conscient, en toute connaissance de cause.

- Eh bien, c'est tout à fait conscient. J'aime Anabelle, mais je ne peux pas abandonner Sylvie et Arthur. Mais quoi que je fasse, je ferai souffrir des gens. Voilà mon problème.

- Et donc, vous avez choisi de faire souffrir Anabelle plutôt que Sylvie et Arthur ?

- Je suis marié à Sylvie. Je suis lié par une promesse. Et Arthur, lui, il n'a rien demandé, il n'est responsable de rien.

- Vous raisonnez en termes quasiment légaux. Et envers Anabelle, vous n'aviez pas de promesse ? Et même une promesse antérieure. Est-ce que votre erreur n'a pas été de renier Anabelle et d'épouser Sylvie ?


- Attendez, Grégoire. Si ce sont bien les mots de ce docteur Lekeu, que vous me rapportez, je les trouve complètement inappropriés de la part d'un psy. Il n'est pas objectif et neutre, il prend position et utilise des tournures propres à influencer votre jugement.

- Je ne suis pas sûr, docteur Strauss. Il ne fait que reformuler mes propres contradictions pour que je puisse les appréhender. Je ne pense pas qu'il m'influence.

- Et si je vous demandais qui est exactement ce Lekeu, que me répondriez-vous ?

- C'est le psy de Sombrage, le seul disponible dans la région.

- Qu'est-ce qui vous a donné l'idée d'aller le consulter ?

- C'était pendant une discussion avec Anabelle. Elle m'a conseillé d'aller parler à quelqu'un. Elle pensait que ça m'aiderait. Elle avait entendu parler de ce Lekeu.

- Avez-vous parlé de moi à Lekeu ?

- Oui... Il trouve que vos méthodes sont trop académiques. Il dit que Freud est dépassé. Il dit qu'il n'y a aucun mal pour un psy à proposer des interprétations à ses patients. Ils sont capables de trier par eux mêmes ce qui s'applique à eux. Cela peut accélérer le processus thérapeutique. Ça ne sert à rien de laisser le patient patauger tout seul dans ses paradoxes. On peut l'aider de manière plus active.

- Ce docteur Lekeu est une création de votre esprit, une expression de votre surmoi, vous en êtes bien conscient ?

- Oui, j'en suis conscient, mais est-ce que cela fait une différence au final ? Les choses qu'il dit n'en demeurent pas moins sensées.

- Ce n'est pas une question de sens, mais de conscience. Ce Lekeu ne doit pas être un alibi pour une décision que vous n'osez pas prendre. Vous devez assumer vos choix, Grégoire.

- Mais je suis incapable de choisir !

- De quel choix parlons nous ? D'un côté, nous avons Sylvie et Arthur. Ils sont bien réels, et en effet, ils comptent sur vous. Et de l'autre côté, qu'avons-nous ? Anabelle ? Est-ce qu'elle est réelle, Grégoire ? Est-ce que vous n'êtes pas en train de choisir entre des vivants et une morte ?

- Non ! Ne parlez pas comme ça d'Anabelle !

- Qu'est-ce qui vous manque tant, chez Anabelle ? De quoi n'arrivez-vous pas à faire le deuil après toutes ces années ?

- Je pense que le pire, c'est le toucher. Le contact de sa peau. Ses caresses. Bien sûr, avec Sylvie, nous faisons l'amour, mais ce n'est pas la même chose, il y a quelque chose de mécanique dans le plaisir... La manière qu'elle avait de me regarder, de poser sa main sur mon visage... Je n'ai rien oublié de tout ça, je peux presque le revivre en pensée.

- Il vous faut reprendre pied dans le monde réel, Grégoire. Regardez vos pensées comme ce qu'elles sont : des pensées. Je vais vous demander une chose : que vous cessiez de voir ce docteur Lekeu... Qu'est-ce qui vous fait sourire ?

- C'est amusant, vous voyez, il m'a justement demandé la même chose : que je cesse de vous voir...


Vous voyez, monsieur Zaphod, j'ai cru avoir échoué une fois de plus. Car la semaine suivante, Grégoire ne s'est pas présenté pour notre séance hebdomadaire. Ni les fois suivantes. Je n'ai pas eu de nouvelles pendant des mois.

A suivre ...