Le Mafu de Dave


- Qu'est-ce que t'as? T'as vu le Mafu, ou quoi?

- Je viens de recevoir le papier officiel pour mon augmentation.

- Et?

- Trois pourcents! J'ai rien eu depuis cinq ans, le chef est content de moi, il a même admis que mon salaire était trop bas, il me fait miroiter une super augmentation, et je me retrouve avec trois pourcents. En net, ça fait un et demi. Et moi, j'ai promis à ma femme qu'on aurait des vacances décentes cette année. Mais avec cette augmentation de merde, j'ai même pas de quoi me mettre à fumer.

- Allons, ne me dis pas que tu travailles pour l'argent!

- Haha, très drôle.
C'est quoi, en fait?

- C'est quoi, quoi? L'argent?

- Non, ton machin, là, le Baffu.

- Ah oui, c'est vrai que t'es pas d'ici, toi. T'as jamais entendu parler du Mafu de Dave?

- Non. S'quoi?

- Bah, c'est une sorte de légende régionale. Ce serait un genre de créature sauvage mi-homme des bois, mi-animal, qui vivrait dans la forêt de Dave. Je crois que personne ne l'a jamais vu, mais on l'entend parfois pousser des hurlements le soir ou la nuit aux abords de la forêt. C'est un peu notre Yéti à nous, quoi. Je suppose que ce genre de légende existe un peu partout. Puis c'est devenu une expression: quand quelqu'un a l'air particulièrement ahuri, on lui demande s'il a vu le Mafu, comme je l'ai fait tout à l'heure.

- Merci pour l'air ahuri!

- De rien.

- Tu sais, on dit que les légendes comportent souvent un fond de vérité...

- J'en sais rien. Ce qui est sûr, c'est que je connais pas mal de gens qui évitent de fréquenter ces bois, surtout à la tombée du jour. On ne sait jamais.


C'est dans ces circonstances que j'ai entendu parler du Mafu pour la première fois.
Puis, j'ai entendu l'expression à diverses reprises, et je me suis même mis à l'utiliser, histoire de bien m'intégrer à la population locale.


Dans l'équipe de tennis que j'avais rejoint, un des joueurs habitait le village de Dave. Il nous avait invités à un barbecue chez lui pour fêter la qualification de l'équipe au tour final des interclubs.

La soirée touchait doucement à sa fin. Nous avions coupé la musique par respect pour le sommeil des voisins. Les plus résistants d'entre-nous, regroupés autour des cendres encore chaudes du barbecue, achevaient tranquillement les dernières bouteilles de vin.

C'est alors qu'un long hurlement déchira la nuit (cliché).
Ce cri avait quelque chose d'immensément triste, comme un appel destiné à ne jamais recevoir de réponse. C'était un cri de souffrance, mais une souffrance solitaire, désespérée.
Ça vous prenait aux tripes et vous glaçait le sang.

- C'était quoi, çà?

- Oh, ça, c'est rien, c'est le Mafu. On est près de sa forêt et on l'entend souvent, par ici.


Bon! Moi, j'ai toujours aimé me promener en forêt. J'avais un peu délaissé ce passe-temps, mais après l'épisode du barbecue, je me suis mis à arpenter la forêt de Dave dans tous les sens.
Quand ma femme me demandait où j'allais, je répondais en souriant:

- à la chasse au Mafu. Tu m'accompagnes?

- Non! On ne peut pas se promener dans la forêt de Dave. C'est un bois privé, et toutes ces pancartes "attention - tir à balles réelles" me font peur. Tu ne devrais pas y aller non plus!

- Mais enfin, c'est de la blague. De toute façon, c'est pas la saison de la chasse. Si je me fais prendre par le garde-chasse, je dirai tout simplement que je me suis égaré. Que veux-tu qu'il me fasse?

Il parait (mais est-ce une autre légende?) que le château et la forêt de Dave appartiennent à un comte italien qui n'y vient qu'un mois par an à la période de la chasse. C'est alors un mois d'orgies sanguinaires où le comte et ses courtisans font un vrai carnage de la faune qui peuple les bois. Une fois le massacre rituel accompli, le château est rendu au silence et aux courants d'air jusqu'à l'année suivante.
Seul un garde chasse d'origine bulgare, qui vit dans l'ancienne ferme du domaine, veille sur la propriété et s'occupe de l'indispensable en matière d'entretien.
Ceux qui l'ont malencontreusement rencontré affirment qu'il a le visage complètement figé et qu'il ne connaît qu'une seule phrase en français:

- Ici prrroprriété du comte. Toi parrtirrr ou moi tirrrer surrr toi.

Ce qui en l'occurrence, est amplement suffisant.

Je prenais donc beaucoup de plaisir à errer dans cette forêt où, à cette époque, presque aucun promeneur ne venait troubler la vie des animaux. Le Mafu n'était plus qu'un prétexte à de superbes balades dans des coins plus enchanteurs les uns que les autres.

Jusqu'à ce que je tombe sur l'empreinte.
C'était l'empreinte d'un pied nu, un unique pied humain particulièrement large et fort, bien marqué dans une petite zone de terre meuble au bord d'une clairière.
La marque semblait récente, et le temps n'ayant pas été très clément ces derniers jours, je doutais fort que des gens normaux se soient aventurés à pieds nus dans la forêt.

J'étais accroupi à considérer cette curieuse empreinte en commençant à me demander s'il ne s'agissait pas d'une trace du Mafu, quand un grand craquement retentit juste derrière moi.
Je peux vous dire que j'ai eu sacrément peur. Je me suis retourné pour me retrouver nez à nez avec le canon d'un fusil de chasse, dont l'autre bout était fermement tenu par le garde bulgare.

- Euh, bonjour! Vous m'avez fait peur.

- Ici prrroprriété du comte. Toi parrtirrr ou moi tirrrer surrr toi!

- Oui, je sais que c'est un bois privé, mais je me suis égaré. Pourriez-vous m'indiquer le chemin du village?

- Toi parrtirrr ou moi tirrrer surrr toi.

- Ok, ok, on se calme. Je m'en vais. Bonjour chez vous!


Quand j'étais gosse, j'ai apprivoisé une corneille.
Un de ces gros oiseaux noirs qui ressemblent un peu à des corbeaux. L'animal était blessé et incapable de voler. J'ai passé des heures sous le soleil à ramper vers lui, me rapprochant centimètre par centimètre, pendant que lui reculait à distance respectable, mais chaque fois un peu moins loin. Jusqu'à ce que finalement, épuisé, comprenant sans doute que j'étais son seul espoir de survie, il accepte de me laisser le toucher.
Pendant des jours, je l'ai nourri, d'abord de pain mouillé, puis de fines lamelles de jambon, jusqu'à ce qu'il finisse par récupérer ses forces et s'envole.

J'étais content d'avoir sauvé ce bel oiseau, et je pensais ne plus le revoir, mais le lendemain, à ma grande surprise, j'entendis un croassement et je vis un petit point noir fondre sur moi depuis la cîme d'un arbre, opérer un brusque retournement juste quand je croyais qu'il allait me percuter de plein fouet, et déposer un petit rongeur mort à mes pieds.

A partir de ce jour, Suzy (dans le doute, j'avais opté pour un prénom féminin, probablement parce que le mot corneille est féminin) et moi devînmes inséparables.
Il fallait voir cet oiseau quand-même assez impressionnant (au niveau bec et envergure, je vous assure qu'une corneille adulte n'a rien à voir avec un moineau) foncer vers moi à tire d'aile et se poser délicatement sur mon poing tendu.
Suzy avait également adopté le reste de ma famille.
Je crois que c'est une des rares fois où ma mère a fait preuve d'un sacré sens de l'humour.
Elle s'habillait d'une robe longue, mettait un foulard sur ses cheveux, et s'en allait faire ses courses au marché avec Suzy perchée sur son épaule. A ma grande honte, mais aussi à mon grand amusement, elle interpelait des passants en leur disant:

- Mets un peu d'argent dans ma main, et je te dirai ton destin.


Je crois qu'inconsciemment, j'avais envie de découvrir le Mafu et d'entrer en contact avec lui. Je pensais qu'avec de la patience et de la douceur, je pourrais arriver à un résultat. Comme pour Suzy.

Et puis, ma curiosité était plus forte que la vague crainte que m'inspirait le garde-chasse.
Bien sûr, ma femme s'inquiétait toujours.

- Quoi, tu vas encore jouer les Jane Goodall dans ce bois? C'est pas prudent, avec ce qu'on raconte sur ce garde chasse...

- Mais ces histoires sont ridicules! Igor et moi, nous sommes devenu de grands copains. On discute le coup ensemble, il veut toujours me faire goûter l'hydromel que sa grand-mère lui envoie de son village natal, et je t'assure que les blagues bulgares n'ont rien à envier aux blagues belges.

- Bon, mais fais-moi plaisir, rentre avant la tombée de la nuit. Je n'aime pas te savoir dans cette forêt pleine de créatures étranges.

- Je t'assure que tu te tracasses pour rien, mais c'est d'accord.


C'était une de ces belles journées de début d'automne, où vous sentez que l'été à décidé de lancer ses dernières forces dans un grand baroud d'honneur. Les insectes étaient comme fous et remplissaient l'air d'un vrombissement ininterrompu. Des écureuils, rendus moins timides par leur activité fébrile, s'encouraient dans tout le bois à la recherche de bonnes cachettes à glands qu'ils s'empresseraient d'oublier aussitôt. Les feuillages avaient atteint leur teint vert le plus profond, ce vert outrancier qui contient déjà des nuances de brun. Partout flottaient les premières effluves de décomposition automnale, qui rendaient l'atmosphère lourde et enivrante.
J'avais marché près de trois heures, m'écartant des sentiers habituels, et m'enfonçant dans les coins les plus secrets et inaccessibles de la forêt. Je m'étais arrêté dans une minuscule clairière, et le dos appuyé au tronc d'un chêne, les jambes étendues, je m'étais laissé gagner pas la fatigue et par l'ambiance hypnotique du lieu, et je m'étais assoupi.

Quand j'ouvris les yeux, je ne vis d'abord rien de spécial, mon regard encore embrumé de sommeil se perdant dans le mur de végétation qui me faisait face.
Le première chose que je remarquai ensuite, ce fut la paire d'yeux. Deux petit points d'un bleu limpide, électrique, deux flèches bleues pointées sur moi au milieu du vert environnant. Puis je distinguai les traits du visage, fin, sombre, noyé dans des broussailles de poils et de cheveux ternes. Je n'arrivais presque pas à discerner les contours du corps, qui se confondaient avec la végétation.

J'avais heureusement réussi à maîtriser ma réaction de surprise, et j'avais pu conserver une immobilité presque parfaite.
Le Mafu et moi, nous sommes restés un long moment à nous regarder. Et dans ce regard, des choses importantes sont passées: le respect fondamental que se doivent les êtres humains entre eux, une curiosité bienveillante, de la compassion, même.

Finalement, j'ai commencé à prendre peur.
Oh, je n'ai pas craint qu'il me fasse du mal; non, je me sentais parfaitement en sécurité.
Simplement, j'ai repensé à Suzy. Une corneille apprivoisée, c'est génial. Mais un Mafu apprivoisé! Vous l'imaginez me suivant sur le chemin du travail; et moi obligé de le renvoyer à la maison en le menaçant de punition? "Vas-t'en, vilain Mafu!"

Je me suis relevé, et cela a suffi à briser le charme. Il s'est simplement fondu dans l'ombre des arbres, sans faire bouger la moindre branche, sans faire le moindre bruit.
Nous sommes retournés chacun dans notre monde.


Quelques jours plus tard, je suis tombé dans la presse locale sur un article intitulé "Accident de chasse".
Suite à une regrettable méprise, le comte X aurait abattu un clochard au cours d'une partie de chasse dans sa propriété de Dave. Celui-ci, d'une saleté répugnante, se déplaçait pieds nus et était vêtu de peaux de bête.
"Je l'ai pris pour un sanglier", aurait déclaré le comte.

Pauvre Mafu! Je n'aime plus qu'on se moque de lui, maintenant. Moi, je ne l'avais trouvé ni repoussant ni ridicule. Au contraire, c'était une créature très digne, qui avait quelque chose de noble.
J'aime bien penser que le contact avec la nature lui aura procuré une forme de bonheur, malgré ses hurlements si déchirants.


J'ai décidé de lui rendre un dernier hommage, et je suis allé à son enterrement.
Sur le parking du cimetière, mon regard a été attiré par une voiture de luxe, une italienne, une Maserati, je crois.
J'étais évidemment seul pour assister à la cérémonie; si on peut qualifier de cérémonie cette mise en terre expéditive par deux ouvriers municipaux qui parlaient de foot en rebouchant la fosse.
Pourtant, à quelque distance, se tenait immobile un homme grand, mince, habillé d'un costume gris coupé à la perfection. Je me suis dit qu'il était très possible qu'il s'agisse du comte, qui se serait finalement laissé toucher par un sentiment de remord.

Et, c'est étrange, parce que, dans les traits aristocratiques de ce comte italien, et surtout dans son regard bleu électrique, il m'a semblé discerner une légère, oh, une très légère, mais bien réelle, parenté avec le Mafu.


Quand j'ai réalisé cela, je devais tirer une belle tête d'ahuri.
Mais que voulez vous... j'avais une bonne excuse.
Moi, j'ai réellement vu le Mafu.


Religion

[Je cite de mémoire cet extrait des écritures saintes. Veuillez me pardonner d'éventuelles imprécisions.]

Jésus était parti dans le désert avec ses disciples (NDTR: sa bande, son gang) pour méditer (NDTR: zoner, glander).
Pourquoi le désert?
Si tu voulais être un peu tranquille pour méditer, il fallait sortir de cette ville pourrie. Et si tu faisais trois pas hors de la ville, tu étais dans le désert.

Simon: C'est encore loin le Royaume des Cieux? C'est que j'ai soif moi!

Thomas: On va au Royaume des Cieux? Connais pas. C'est quoi?

Simon: Pas sûr... j'imagine que c'est un bar. Pour moi, c'est un nom de bar.

Thomas: Jésus, c'est où, le Royaume des Cieux?

Jésus: le royaume des cieux est en moi.

Thomas: En lui? Comment on va boire, alors? Faut qu'on boive son sang, ou quoi?

Simon: Trop top! On serait des sortes de vampires! Et quand on serait mort, on ne serait pas vraiment mort.

Thomas: Eh, si on se faisait faire des tuniques (NDTR: ticheurtes, pullacapuches) avec un logo "Les vampires du désert". Ça sonnerait mieux que "Les Chrétiens". J'ai jamais aimé ce nom. Je trouve que "Pharisiens" en jette plus, personnellement.

Matt: Rabi! Enseigne-nous encore!

Simon: Rhaaa, le suce-boule!

Jésus: Ok, mais quelque chose de simple alors. Par exemple ceci, la dérivée d'un produit de fonctions est égale au produit des dérivées. Méditez là-dessus.

Matt: Rabi, est-ce vrai aussi pour un quotient quand la limite tend vers zéro?

Thomas: Des rivets de porc enduits d'onction? A quoi ça peut bien servir dans la vie de tous les jours? On pourrait pas apprendre quelque chose d'utile pour une fois?

Jésus: Bon, d'accord, de quoi voulez-vous parler?

Simon: Si on parlais de sexualité?

Tous: Oui! Parlons de sexe!

Jésus: Mais on a déjà abordé ce sujet hier, et avant-hier, et tous les jours de la semaine, en fait. Vous n'avez pas d'autre idée?

Thomas: Oui, mais pourquoi on n'accepte pas de gonzesses dans la bande? Ce serait plus cool. Les Saducéens acceptent les femmes. J'ai un pote chez les Esséniens, et ils font venir des prostituées tous les jeudis.

Jésus: Pour quoi faire tous les jeudis? Marie-Madeleine est venue nous voir il y a deux mois, et maintenant, j'ai les pieds propres. Peut-être le mois prochain.

Simon (en aparté): Jésus tapette, Jésus tapette, Jésus tapette!

Judas: Jésus, comment on fait des bébés? Il paraît que le père et la mère font des choses cochonnes. Ça m'a pas l'air très kasher, tout ça.

Jésus: Pas du tout. le père n'a rien à voir la dedans. Il faut d'abord qu'un ange passe visiter la mère. Quand c'est fait, il faut mettre de la paille dans la mangeoire et attendre Noël. En tout cas, c'est ce que maman m'a raconté.

Judas: C'est pas passionnant. T'aurais pas plutôt un truc pour se faire un max de thunes vite fait? Si possible avant Pâques? J'ai les traites de mon chameau à rembourser.

Jésus: Judas, tu dois te défaire de ce que tu as de plus cher.

Judas: Tu veux dire mon chameau? (En aparté:) Il est con, ce mec. Je vais pas vendre mon chameau pour payer les traites de mon chameau. Faut que je trouve autre chose.

Thomas: Bon, les gars, sérieux, maintenant! Qu'est-ce qu'on fait pour Pâques, cette année? Il faut qu'on organise une super teuf. Mieux que les Saducéens!

Simon: On pourrait louer le Golgotha. C'est la boîte la plus branchée de la ville. Les Saducéens en crèveraient de jalousie.

Judas: Mais ça doit coûter un aqueduc!

Simon: T'as qu'à te débrouiller pour rassembler le fric. Comme ça pour une fois tu feras un truc utile.

Jésus: Ecoutez, les gars, je ne suis pas sûr que j'ai envie de faire la fête. Les Chrétiens n'ont pas de succès, il faut bien l'avouer. On n'est que treize. Là, j'ai envie de tout plaquer. Retourner chez mon père, reprendre l'ébénisterie. Il paraît que les romains achètent beaucoup de croix ces temps-ci, il y a du boulot. Puis j'aimerais bien me marier, avoir des enfants. Zoner en bande, c'est plus de mon âge.

Matt: Ah oui, au fait, ça te fait combien, Rabi?

Jésus: Bientôt 33. Et arrête de m'appeler Rabi.

Thomas: Ah oui, 33, quand-même! Pfiou, c'est plus tout jeune, ça.

Judas: Bah, franchement, Jésus, je te connais. Tu partirais que je ne te donne pas trois jours pour rappliquer!

Jésus: Non, sincèrement, je crois que c'est terminé pour moi. Je raccroche.

Simon: Et pour les prostituées alors?

Jésus: Simon, tu sais que t'es vraiment lourd, toi? T'es tellement relou qu'à partir d'aujourd'hui on va tous t'appeler Pierre.

Pierre: Oh, la vache!

Tous: Ha ha ha.

I crossed the line

Il y a bien des villages perchés au bord de la falaise, mais ce sont pour la plupart des communautés d'éleveurs de moutons. Quelques hommes vivent de l'extraction de la tourbe, d'autres louent leurs bras dans les carrières de grès.
Je veux dire que malgré le voisinage d'une mer poissonneuse, cette côte est désertée par les pêcheurs.
L'Atlantique, qui se jette sur ce caillou dérisoire avec toute la rage accumulée depuis les côtes américaines est un prédateur implacable. Les hommes le craignent secrètement, et avec raison. Les femmes ne veulent pas d'un mari qui part en mer.

Un seul port vient interrompre cette barrière continue de rochers qui s'étend d'Emlagh à Kilbaha, sorte de poste avancé du continent contre les assauts de l'océan. Et encore. Peut-on vraiment qualifier de port la petite anse de Tulmore, ce léger renfoncement où s'affaisse la falaise, comme un premier signe de faiblesse, et où les vagues, sentant la promesse d'une victoire, donnent l'impression de s'acharner avec encore plus de hargne?

Et pourtant, les hommes ont trouvé le moyen d'y construire un bout de jetée qui donne à la petite anse plus ou moins la forme d'un port. Un port pratiquement inutilisé, car les courants qui rôdent au large sont d'une telle traîtrise que les marins préfèrent remonter plus au nord jusqu'à la baie de Galway.

C'est ce que j'appris de Jack, la patron de la petite auberge de Tulmore en venant prendre possession du Safran. Un ancien brick de quinze mètres que j'avais acheté pour une bouchée de pain sur un coup de tête, n'en ayant vu que des photos et un rapport d'expert.

Il court beaucoup de légendes liées à la mer dans les villages de la côte. Comme de juste, le Safran avait la sienne propre. Après de nombreuses supplications, et d'encore plus nombreux verres de whiskey, Jack consentit enfin à me la raconter.

Sean Ornell, le premier propriétaire du Safran, était un contrebandier qui utilisait le petit port discret de Tulmore pour décharger sa marchandise. Une nuit, la Garda qui avait été informée de l'arrivée du Safran lui avait tendu une embuscade. Il y avait eu échange de coups de feu, et Ornell avait été abattu.
On dit que l'esprit d'Ornell continue à hanter le port, à la recherche de celui qui l'a dénoncé. Et le Safran, lui, revient toujours au port pour y attendre son capitaine, et continuera à revenir tant que l'esprit d'Ornell n'aura pas trouvé la paix.

Le lendemain, après avoir pris un solide petit déjeuner et fait mes adieux à Jack, j'embarquai sur le Safran et j'appareillai, entamant la délicate manoeuvre de sortie du port.

Si on visualise une ligne imaginaire entre un rocher de forme particulière qui s'avance dans la mer à l'extrémité de l'anse naturelle, et la petite plateforme surmontée d'une lampe tempête qui termine la jetée, on peut dire qu'on a tracé la frontière entre les eaux protégées du petit port et la pleine mer.
J'avais les yeux fixés sur cette ligne en barrant vers le passage étroit rendu dangereux par le ressac, car elle représentait pour moi l'abandon définitif de mon ancienne vie. On ne peut pas dire que j'éprouvais des regrets. J'avais démissionné d'un emploi sans intérêt et sans perspectives dans une grande banque de la capitale, résilié le bail de mon appartement, vendu ma voiture et mes maigres possessions. Je ne laissais aucune famille et le peu d'amis que j'avais, j'en étais sûr, aurait tôt fait de m'oublier. Je partais pour une vie d'aventures. Dangereuse peut-être, mais je ne pouvais plus supporter de m'enfoncer dans ce gris poisseux, à regarder mon esprit et mon corps moisir peu à peu.
C'était donc un vrai sentiment de libération qui me guidait.

Peut-on croire que cette frontière entre port et mer soit aussi précise qu'une ligne tracée à la plume?
Et pourtant, au moment précis où je l'atteignis, la voile se gonfla, tout le bateau se mit à vibrer, se cabra, et bondit en avant, tel un cheval soudain libéré au départ de la course. Il me sembla que le Safran prenait vie, je le sentais réagir avec légèreté au moindre mouvement de barre, presque anticiper mes décisions.
Moi même, j'étais dans un état d'excitation indescriptible. J'avais enfin sauté le pas, je laissais mon ancienne vie derrière moi, je partais pour l'inconnu, pour l'aventure.
Grisé par ce sentiment d'euphorie, je fermai un instant les yeux, me confiant à mon bateau et me laissant porter par lui.

Lorsque je les rouvris, je reçus le pire choc de ma vie.
C'était comme si tout se dérobait sous mes pieds. J'avais le corps parcouru de tremblements nerveux, une sueur glacée me coulait dans le dos, seules mes mains crispées sur la barre m'empêchaient de m'effondrer.
La proue du Safran était maintenant dirigée non pas vers le large, mais vers les falaises de Tulmore. J'étais de retour dans l'enceinte du port et je voyais la petite auberge se rapprocher droit devant. Il était pourtant absolument impossible que le temps d'un clignement d'yeux, le bateau ait opéré de lui même un demi tour et la difficile manoeuvre d'entrée dans la port sans que je ressente le moindre changement de cap.

Je croyais être victime d'un hallucination, aussi, tout naturellement, je portai la main au visage pour me frotter les yeux. Et j'eus un nouveau choc. Je fus ébahi de constater que l'auriculaire de ma main gauche manquait, la blessure semblant cicatrisée depuis longtemps. De plus, alors que je me souvenais m'être rasé de près le matin même, j'arborais maintenant une barbe fournie, probablement vieille de plusieurs mois. Le bateau lui-même avait changé. Le pont était sale, le vernis écaillé, et la voile avait été rapiécée à deux endroits.

Au prix d'un énorme effort de volonté, je me ressaisi juste à temps, j'affalai la voile et je jetai l'ancre pour ne pas briser le bateau sur le quai.

Libre à vous de ne pas croire mon histoire. Je serais même tenté de dire qu'une personne cultivée et saine d'esprit ne devrait pas accorder foi à ce genre de conte. Mais je sais ce que j'ai vu, et je crois maintenant qu'il y a des phénomènes inexplicables qui resteront toujours au-delà de notre compréhension, et même, qu'il vaut mieux ne pas chercher à comprendre.

J'ai confié les clés du Safran à Jack pour qu'il le remette en vente, et je suis reparti vers la ville.