I crossed the line

Il y a bien des villages perchés au bord de la falaise, mais ce sont pour la plupart des communautés d'éleveurs de moutons. Quelques hommes vivent de l'extraction de la tourbe, d'autres louent leurs bras dans les carrières de grès.
Je veux dire que malgré le voisinage d'une mer poissonneuse, cette côte est désertée par les pêcheurs.
L'Atlantique, qui se jette sur ce caillou dérisoire avec toute la rage accumulée depuis les côtes américaines est un prédateur implacable. Les hommes le craignent secrètement, et avec raison. Les femmes ne veulent pas d'un mari qui part en mer.

Un seul port vient interrompre cette barrière continue de rochers qui s'étend d'Emlagh à Kilbaha, sorte de poste avancé du continent contre les assauts de l'océan. Et encore. Peut-on vraiment qualifier de port la petite anse de Tulmore, ce léger renfoncement où s'affaisse la falaise, comme un premier signe de faiblesse, et où les vagues, sentant la promesse d'une victoire, donnent l'impression de s'acharner avec encore plus de hargne?

Et pourtant, les hommes ont trouvé le moyen d'y construire un bout de jetée qui donne à la petite anse plus ou moins la forme d'un port. Un port pratiquement inutilisé, car les courants qui rôdent au large sont d'une telle traîtrise que les marins préfèrent remonter plus au nord jusqu'à la baie de Galway.

C'est ce que j'appris de Jack, la patron de la petite auberge de Tulmore en venant prendre possession du Safran. Un ancien brick de quinze mètres que j'avais acheté pour une bouchée de pain sur un coup de tête, n'en ayant vu que des photos et un rapport d'expert.

Il court beaucoup de légendes liées à la mer dans les villages de la côte. Comme de juste, le Safran avait la sienne propre. Après de nombreuses supplications, et d'encore plus nombreux verres de whiskey, Jack consentit enfin à me la raconter.

Sean Ornell, le premier propriétaire du Safran, était un contrebandier qui utilisait le petit port discret de Tulmore pour décharger sa marchandise. Une nuit, la Garda qui avait été informée de l'arrivée du Safran lui avait tendu une embuscade. Il y avait eu échange de coups de feu, et Ornell avait été abattu.
On dit que l'esprit d'Ornell continue à hanter le port, à la recherche de celui qui l'a dénoncé. Et le Safran, lui, revient toujours au port pour y attendre son capitaine, et continuera à revenir tant que l'esprit d'Ornell n'aura pas trouvé la paix.

Le lendemain, après avoir pris un solide petit déjeuner et fait mes adieux à Jack, j'embarquai sur le Safran et j'appareillai, entamant la délicate manoeuvre de sortie du port.

Si on visualise une ligne imaginaire entre un rocher de forme particulière qui s'avance dans la mer à l'extrémité de l'anse naturelle, et la petite plateforme surmontée d'une lampe tempête qui termine la jetée, on peut dire qu'on a tracé la frontière entre les eaux protégées du petit port et la pleine mer.
J'avais les yeux fixés sur cette ligne en barrant vers le passage étroit rendu dangereux par le ressac, car elle représentait pour moi l'abandon définitif de mon ancienne vie. On ne peut pas dire que j'éprouvais des regrets. J'avais démissionné d'un emploi sans intérêt et sans perspectives dans une grande banque de la capitale, résilié le bail de mon appartement, vendu ma voiture et mes maigres possessions. Je ne laissais aucune famille et le peu d'amis que j'avais, j'en étais sûr, aurait tôt fait de m'oublier. Je partais pour une vie d'aventures. Dangereuse peut-être, mais je ne pouvais plus supporter de m'enfoncer dans ce gris poisseux, à regarder mon esprit et mon corps moisir peu à peu.
C'était donc un vrai sentiment de libération qui me guidait.

Peut-on croire que cette frontière entre port et mer soit aussi précise qu'une ligne tracée à la plume?
Et pourtant, au moment précis où je l'atteignis, la voile se gonfla, tout le bateau se mit à vibrer, se cabra, et bondit en avant, tel un cheval soudain libéré au départ de la course. Il me sembla que le Safran prenait vie, je le sentais réagir avec légèreté au moindre mouvement de barre, presque anticiper mes décisions.
Moi même, j'étais dans un état d'excitation indescriptible. J'avais enfin sauté le pas, je laissais mon ancienne vie derrière moi, je partais pour l'inconnu, pour l'aventure.
Grisé par ce sentiment d'euphorie, je fermai un instant les yeux, me confiant à mon bateau et me laissant porter par lui.

Lorsque je les rouvris, je reçus le pire choc de ma vie.
C'était comme si tout se dérobait sous mes pieds. J'avais le corps parcouru de tremblements nerveux, une sueur glacée me coulait dans le dos, seules mes mains crispées sur la barre m'empêchaient de m'effondrer.
La proue du Safran était maintenant dirigée non pas vers le large, mais vers les falaises de Tulmore. J'étais de retour dans l'enceinte du port et je voyais la petite auberge se rapprocher droit devant. Il était pourtant absolument impossible que le temps d'un clignement d'yeux, le bateau ait opéré de lui même un demi tour et la difficile manoeuvre d'entrée dans la port sans que je ressente le moindre changement de cap.

Je croyais être victime d'un hallucination, aussi, tout naturellement, je portai la main au visage pour me frotter les yeux. Et j'eus un nouveau choc. Je fus ébahi de constater que l'auriculaire de ma main gauche manquait, la blessure semblant cicatrisée depuis longtemps. De plus, alors que je me souvenais m'être rasé de près le matin même, j'arborais maintenant une barbe fournie, probablement vieille de plusieurs mois. Le bateau lui-même avait changé. Le pont était sale, le vernis écaillé, et la voile avait été rapiécée à deux endroits.

Au prix d'un énorme effort de volonté, je me ressaisi juste à temps, j'affalai la voile et je jetai l'ancre pour ne pas briser le bateau sur le quai.

Libre à vous de ne pas croire mon histoire. Je serais même tenté de dire qu'une personne cultivée et saine d'esprit ne devrait pas accorder foi à ce genre de conte. Mais je sais ce que j'ai vu, et je crois maintenant qu'il y a des phénomènes inexplicables qui resteront toujours au-delà de notre compréhension, et même, qu'il vaut mieux ne pas chercher à comprendre.

J'ai confié les clés du Safran à Jack pour qu'il le remette en vente, et je suis reparti vers la ville.