L'étoile puante -9

The Lion, the Bitch, and the Wardrobe

Après avoir bu un café fort, enfin, pour être exact, une cafetière complète, j'ai enfin pu rassembler le courage nécessaire pour regarder la garde robe en face, m'en approcher, la toucher.

Je me suis rarement senti aussi bête, mais vous comprenez, il fallait que j'essaye. En tremblant, je suis monté dans l'armoire, j'ai fermé la porte, j'ai retenu mon souffle, et j'ai prononcé "conduis-moi sur la planète des grenouilles".

Il ne s'est rien passé. Pas la moindre vibration. La partie rationnelle de mon esprit s'y attendait, bien sûr, mais en même temps, le rêve était encore si vivant, si réel.
J'ai ré-essayé : "conduis moi sur Mars".
Toujours rien.
J'ai essayé successivement la Lune, les Caraïbes, la Normandie, le super-U du coin, mon bar habituel, la chambre de Maud, et j'ai fini par supplier mon armoire de bouger ne fut-ce que d'un mètre.
Rien.

Je devais me rendre à l'évidence, ce que je croyais avoir vécu n'était qu'un rêve. Un rêve magnifique, mais un rêve, sans plus de substance qu'un pet de papillon.

Et pourtant, cette plante, Tennyson. Elle est bien réelle !
Instinctivement, je m'en approche et la touche. C'est alors que je remarque des mots griffonnés sur une de ses feuilles :

Retrouve moi au Lion's Den à minuit. Demande Zara.

Un message de Maud !

Pourquoi tant de mystère ? Est-ce qu'elle craignait quelque chose ? Par précaution, j'ai retiré la feuille griffonnée de la plante, plus quelques autres, comme si j'enlevais des feuilles fanées, et je m'en suis débarrassé dans les toilettes. Une chose au moins était claire dans l'attitude de maud : elle voulait agir avec prudence.

***

D'après l'adresse, j'avais directement compris que le Lion's Den se trouvait dans le quartier chaud, mais je ne m'attendais quand même pas à me trouver face à un bordel.
En même temps, si nous étions surveillés comme Maud semblait le penser, l'endroit pouvait présenter l'avantage de rendre pratiquement impossible une filature discrète. Mes anges gardiens penseraient probablement que je fréquentais l'établissement en tant que client, et attendraient sagement dehors que j'en ressorte.

J'ai donc poussé la porte et je suis entré.
L'intérieur était horriblement sombre, à cause de l'éclairage très faible et du véritable brouillard que formait la fumée de cigarette stagnante. Immédiatement, les quatre ou cinq créatures assises au bar firent tourner leur tabouret pour me faire face, et me firent leur sourire le plus charmeur tout en prenant des poses suggestives. Je dis 'créatures', car pour certaines, je n'étais absolument pas capable d'en déterminer le sexe. La plus proche de moi, par exemple, possédait une moustache presqu'aussi opulente que sa poitrine.

J'ai un peu honte de dire que j'ai choisi celle qui me paraissait la plus inoffensive, une jeune fille (je crois) au crâne rasé portant des vêtement faits de lanières de cuir, et un collier de chien hérissé de clous de cinq centimètres. Pas spécialement mon genre, habituellement, mais croyez-moi, mon unique intention était de m'enquérir de Maud.

Je m'approchais donc de la fille d'un pas hésitant, lorsque un bras puissant m'a saisi par derrière, me serrant la poitrine presqu'à m'étouffer.
Une voix terrible a rugi à mes oreilles :

- Toi, mon lapin, tu es pour moi ! Je te veux ! Laisse donc ces minettes sans expérience. Maîtresse Zabou va te faire grimper aux tentures, tu vas voir.

Elle m'a retourné face à elle, et je n'ai plus eu le moindre doute qu'elle pourrait me faire grimper aux tentures - de peur. Elle devait frôler les deux mètres, elle avait une morphologie de joueur de rugby à la retraite, c'est à dire qu'en plus de bras et de cuisses comme des troncs d'arbres, elle était pourvue d'une panse pouvant probablement contenir un fut entier de Guinness. Elle avait des cheveux jaunes poisseux, probablement une ancienne perruque de music-hall. Elle était maquillée à outrance, et le tube de rouge à lèvres avait dérapé a plusieurs endroits sur quelques centimètres. Elle puait la transpiration et les auréoles sous ses bras atteignaient la ceinture de sa jupe. Elle m'a serré de plus belle, et s'est dirigée vers l'escalier menant aux chambres, mi me traînant, mi me portant.

Arrivé en haut de l'escalier, j'ai réussi à dégager ma bouche des replis de peau et à reprendre assez de souffle pour éructer :

- Zabou, je suis venu pour Zara.

Elle ma éloigné d'elle pour mieux m'observer, mais n'a pas relaché sa poigne.

- Qu'est-ce que tu lui veux, à cette pauvre choute. Si tu lui veux du mal, tu aurais aussi bien fait de te jeter sous une voiture avant d'entrer ici. Quand j'en aurai fini avec toi, tu repartiras avec une belle écharpe autour du cou pour te tenir au chaud, faite avec tes propres tripes.

- Non ! Je ne lui veux pas de mal. Elle m'attend. Je suis Ed.

- Tu ne pouvais pas le dire plus tôt ?

- Si vous m'en aviez laissé le temps ...

- Je me demande bien ce qu'une fille comme elle fait avec un avorton dans ton genre.

- Où est-elle?

- Troisième porte à gauche. Et au cas ou tu changerais d'avis sur tes intentions, je ne suis pas loin.

Je n'ai pas eu envie de creuser le sens exact de ses paroles.

J'avais une certaine dose d'appréhension avant d'ouvrir cette porte. Mais dans la chambre, c'est bien Maud que j'ai trouvée, étendue sur le lit. Dès qu'elle m'a vu, elle s'est levée, elle a souri, elle a dit mon nom, et je l'ai prise dans mes bras.

J'ai voulu l'embrasser, mais elle m'en a empêché.

- Ecoute, nous n'avons pas beaucoup de temps. Si tu reste trop longtemps, ils vont trouver ça bizarre, dehors.

- Maud, dit-moi ce qui ce passe, qui sont ces gens dont tu parles ? Que nous veulent-ils ? Qu'est-ce qui est la réalité, et qu'est-ce qui ...

- Attends ! Une question à la fois. Ces gens, comme tu dis, ne sont pas tout à fait des gens. Ce sont des créatures artificielles.

- Tu veux dire des robots ?

- Oui, si tu veux, mais en bien plus sophistiqué. Nous les appelons des copycats. Presque rien ne les distingue d'un humain. Ils en possèdent toutes les fonctions biologiques, peuvent se reproduire grâce à un système d'ADN, ils ont même leur propre version du sens de l'humour, qui ressemble un peu à de l'humour belge.

- C'est terrible ! Mais d'où viennent-ils, et que veulent-ils ?


- On pense qu'ils viennent d'un système solaire dont le nom de code est 'Stinking Star'. Quant à leur but, il est horrible. Les copycats vont petit à petit prendre la place des humains sans que personne ne s'en aperçoive. Alors, lorsque plus un seul humain authentique ne sera en vie, les copycats seront désactivés d'un coup. La race humaine aura disparu, et la planète sera libre pour être colonisée par leurs maîtres, sans avoir été abimée par une guerre interstellaire.

- Mais même si ce que tu dis est vrai, quel rôle jouons-nous dans ce plan machiavélique, toi et moi ?

- Tu y joues un rôle central, Ed. Je t'ai dit que presque rien ne les distinguait des humains. C'était vrai jusqu'à aujourd'hui. La seule manière de les différencier jusqu'à présent était que les copycats ne rêvaient pas. C'était mince, mais c'était une piste pour les identifer. Seulement, leurs créateurs sont sur le point de perfectionner les copycats en simulant chez eux une fonction de rêve. Mais le plus difficile pour eux était de faire en sorte que les copycats soient convaincus eux-mêmes qu'ils rêvent. De cette façon, ils ignoreraient tout de leur propre nature, et se considéreraient comme d'authentiques êtres humains, donc virtuellement impossibles à détecter. Le plan serait alors sans faille.

- Mail ils ont réussi cette évolution, déjà ?


- Justement, nous sommes au moment critique. Une expérience est en cours actuellement avec un prototype. Si cette expérience réussit, la race humaine est perdue.

- Alors, on n'a pas le choix ; il faut absolument arriver à détruire ce prototype. Mais évidemment, j'imagine que personne ne sait où il se trouve.

- Au contraire. Nous le savons très bien. Ed, c'est toi.


A suivre...