Vampires

Vous savez, il faut donner du sang. C'est bien de donner du sang. Ça peut sauver des vies. Et ça pourrait même être la vôtre, la vie à sauver.

Et c'est génial, il y a des entreprises qui organisent des collectes de sang au boulot. C'est vraiment la preuve que notre société capitaliste n'est pas basée que sur le profit et l'exploitation effrénée des ressources, et que l'Humain est aussi important. Mon entreprise est comme ça et je suis fier de mon entreprise.

Bien sûr, il faut s'inscrire à l'avance. Il y a des listes qui circulent.
Evidemment, rien n'est obligatoire, et bon, si votre nom n'est pas sur la liste, ça ne veut pas nécessairement dire que vous êtes un monstre d'égoïsme qui ne pense qu'à profiter du système mais n'est jamais prêt à participer au moindre effort collectif, personne ne vous juge, vous savez, ça se joue entre vous et votre conscience.

"C'est génial", a dit le chef, "sur les vingt membres de l'équipe, dix-sept sont déjà inscrits pour le don de sang. Je crois qu'on est bien parti pour être les meilleurs contributeurs de la zone". Parce que bien sûr, pour motiver les gens, rien de tel qu'un peu de compétition, on est quand-même un peu dans une société capitaliste, malgré notre profond engagement social. Et les trois collaborateurs qui ne sont pas sur la liste, ils ont probablement de bonnes raisons, c'est pas parce qu'ils ne participent pas à l'effort commun qu'ils n'ont pas l'esprit d'équipe, il faut surtout éviter de les stigmatiser et de les ostraciser.

Moi, par exemple,si je n'étais pas sur la liste, c'est simplement, euh, que j'avais oublié, j'ai tellement de boulot, mais j'ai rapidement réparé cet oubli malencontreux.

Le jour de la collecte, il y avait plusieurs grosses ambulances blanches de la Croix Rouge garées sur le parking, dont une sur mon emplacement réservé, mais c'est de bon coeur que j'ai marché un kilomètre sous la pluie et payé la contravention de stationnement interdit, c'est pour la bonne cause.
Ils avaient transformé le réfectoire en sorte d'infirmerie de campagne. Ils avaient poussé les tables et les chaises de la cantine et installé une longue rangée de civières à roulettes, l'intimité n'était pas à l'ordre du jour, esprit d'équipe oblige.

La première chose à faire, c'était de remplir un questionnaire.
Rien de personnel, ce sont juste des questions pour vérifier que votre sang ne présente pas de risque particulier pour la salubrité publique, voici celles dont je crois me souvenir:
- Avez-vous voyagé récemment en Sierra Leone ou au Liberia?
- Avez-vous eu récemment des rapports sexuels non protégés avec un(e) nouveau/elle partenaire (ou plusieurs)?
- Etes-vous homosexuel?
- Prenez-vous des drogues par injection intraveineuse?
- Souhaitez-vous la présence d'un prêtre en cas de complication grave?
- Avez-vous récemment pratiqué la zoophilie avec des volailles en provenance d'Asie, ou dont vous avez des doutes sur la provenance.
- Etes-vous à l'instant sous l'emprise de l'alcool ou d'autres drogues?
- Avez-vous menti dans une ou plusieurs de vos réponses à ce questionnaire?

Alors là, votre courage est mis rudement à l'épreuve, parce que vous sentez bien que si vous cochez la case zoophilie, vous allez probablement échapper à l'épreuve de l'aiguille dans le bras, et la tentation est grande. Mais si comme moi vous avez un peu de fierté personnelle, vous n'allez pas supporter l'idée de retraverser toute la salle sous le regard désapprobateur et suspicieux de collègues avec qui vous allez encore devoir partager la fontaine à eau dans les jours qui suivent.
Donc non, je dois bien avouer qu'au niveau drogues dures et zoophilie, j'ai un casier vierge et blanc comme neige.

Et donc on vous invite à prendre place sur une civière en vous demandant "c'est la première fois?", et je suppose que ça doit apparaître en grosses lettres lumineuses sur votre front, alors pourquoi le demander?
Et là, si vous êtes de sexe mâle et que vous n'avez coché ni la case homosexuel ni la case zoophilie du questionnaire, vous vous posez la question de savoir que sont devenues toutes ces jolies infirmières en robe blanche et courte et décolletée qu'on voit sur les publicités pour écoles d'infirmières (que j'aime bien consulter même si je n'ai jamais voulu devenir infirmière), ou sur les mailings de récolte de fonds au bénéfice de la Croix Rouge (non contents de pomper ton sang, ils faut qu'ils essaient en même temps de pomper ton fric), ou sur les publicités pour hôpitaux (eh oui, maintenant, même les hostos font de la pub - radiographie, intraveineuse, et plus si affinité).
Mais comme toujours, on se fait entuber ou intuber ou les deux, pas de jolies infirmières, mais des infirmiers gros et vieux et pas l'air gentil, et la blouse blanche pas très nette (ce sont des taches de sang?).

Alors, je suis installé entre deux collègues, celui de la civière de gauche me parle d'un match de foot, celui de la civière de droite du contrat pour le Sénégal (je peux donner du sang si j'ai travaillé sur le contrat pour le Sénégal?). Ils n'ont pas l'air stressé (comment ils font?). Civière gauche a déjà l'aiguille dans le bras (elle est bien longue!), et la poche au bout du tube presque remplie de sang. Mais qu'est-ce qu'il fout, l'infirmier, il prépare une autre poche? Mais combien ils en prennent? Il faut que je me souvienne: on a combien de sang dans le corps? du calme (que je me dis), fais confiance aux professionnels, ils savent ce qu'ils font.

Puis vient mon tour pour l'aiguille, et finalement, ça ne fait pas très mal, il suffit d'éviter de penser qu'on a une longue aiguille qui pénètre le bras et s'enfonce dans une veine. Surtout ne pas penser que j'ai une aiguille dans une veine, ne pas penser que j'ai une aiguille dans une veine. Si seulement c'était une infirmière comme dans les brochures, je pourrais penser à autre chose qu'à l'aiguille dans ma veine.

Je me demande si c'est bientôt fini. Allez, je regarde? Oui, je regarde.
Et je m'aperçois que ma pochette n'est même pas remplie au quart, alors que civière gauche est en train de terminer de remplir sa deuxième poche, avec l'air fatigué, mais satisfait du devoir accompli, mais aussi empreint de modestie, les vrais héros ne se vantent pas de leurs exploits, l'important est qu'ils puissent se regarder dans la glace le matin, et le monde peut bien continuer à tourner dans l'insouciance.

C'est pas normal. J'ai peut-être une chute de tension, plus de pression dans les veines, le sang qui ne circule plus. J'appelle l'infirmier.
- Dites, c'est normal que ma pochette ne se remplisse pas?
- Oui, ça arrive parfois (il tripote un peu l'aiguille - j'aime pas ça - quelques gouttes tombent dans la pochette). Ça devrait aller maintenant (il me donne une balle en mousse). Si ça ne démarre pas, jouez à écraser cette balle, ça va activer l'écoulement.
J'écrase la balle tant que je peux, ça fait un peu mal, mais ça ne coule toujours pas. Civière droite a déjà terminé aussi. En fait, il n'y a plus grand monde dans la salle.

L'infirmier revient. Il voit ma poche presque vide. Il a l'air mécontent.
- Vous avez écrasé la balle comme je vous l'avais dit?
- Mais oui.
- Ecoutez, monsieur, faites un petit effort, regardez, presque tous vos collègues ont terminé.
- Mais je ne vois pas ce que je peux faire de plus. C'est quand-même pas de ma faute.
- Relevez-vous un peu, pour voir?
Et là, je m'assieds, puis ma vue se brouille, je deviens aveugle, et j'entends l'infirmier dire "appelle le médecin, on en a un qui nous fait une syncope", puis plus rien.

Quand je me suis réveillé, toutes les civières avaient disparu, sauf la mienne.
L'infirmier s'est approché. La première chose qu'il m'a dite:
- C'est malin, vous n'avez même pas produit une demi pochette. Il faut au moins qu'une pochette soit à moitié remplie pour pouvoir l'utiliser. On va devoir jeter la vôtre.
Il a appelé le médecin, qui a pris ma tension et a prononcé son diagnostic:
- C'est bon. Donnez-lui un coca.
Puis il est parti.
L'infirmier m'a aidé à marcher jusqu'à une chaise, puis il est parti lui aussi en poussant sa civière.

Je me sentais mal et très faible, incapable de marcher. le coca passait mal.
Un collègue a fini par arriver dans la cantine.
- Alors Zaph, ça a été le don de sang?
- Non.
- C'est vrai que t'es tout pâle. Tu devrais rentrer chez toi. J'ai un cousin qui...
- Surtout, ne me dis pas ce qui est arrivé à ton cousin. Je ne me sens pas capable de marcher jusqu'à ma voiture. Je sais même plus où je l'ai garée.
- Tu veux que je te ramène chez toi?
- Ce serait sympa.

J'ai pas tenu jusqu'à la maison. J'ai vomi dans sa voiture.
Et vu la quantité, il faut croire que je suis bien meilleur pour produire du vomi que du sang. Je suis quand-même bon à quelque chose, finalement. Malheureusement pour moi, j'ai jamais vu personne organiser des collectes de vomi.
Puis j'étais tellement faible que j'ai du rester au lit pendant 48 heures. Manque de bol, c'était un vendredi.

Justement, cette semaine, j'ai reçu une gentille lettre de la Croix Rouge m'invitant à participer à une collecte de sang près de chez moi. Je suis dans leurs fichiers de donneurs, maintenant!
Je leur ai moi aussi fait une réponse gentille:
"Chère Croix Rouge, bien sûr, je viendrai avec plaisir. Mais rassurez-moi; la semaine dernière, dans le cadre d'un voyage organisé, je suis allé au Libéria pratiquer la zoophilie sur des canards laqués homosexuels nourris au hashish, et je ne suis pas certains que mon canard n'a pas eu d'autres partenaires. J'espère que ça ne pose pas de problème?"

Je ne sais pas ce qu'ils m'ont fait exactement, ces vampires de la Croix Rouge, mais comparé à eux, le Dracula de Bram Stoker, je trouve que c'est un vampire en peluche.

Mais surtout, le message important: pensez à donner votre sang! Ça peut sauver des vies.