Go to hell


Quand nous jouons au go le mardi soir dans notre bar habituel, il arrive souvent qu'un client un peu curieux nous demande en quoi consiste ce jeu.

- C'est un jeu de stratégie d'origine chinoise. Un des plus anciens et des plus passionnants jeux du monde. Vous voyez, le but est de construire des territoires en entourant des zones du plateau de jeu avec ses pions. On peut aussi empêcher l'adversaire de réaliser ses plans en capturant ses pions, ce qui se fait également en les entourant.

En général, deux ou trois petites phrases de ce genre suffisent à étancher la soif d'apprendre du client qui retourne à sa bière et à son journal. C'est vrai qu'au départ, il est sensé être là pour étancher une autre sorte de soif.

Mais parfois aussi, notre curieux semble s'intéresser au jeu et se met à poser des questions. On lui propose alors d'apprendre à jouer. Même si la plupart de nos élèves d'un soir ne reviennent jamais, nous sommes toujours contents de répandre un petit peu plus la connaissance du jeu de go. En effet, bien que le go soit une tradition et un véritable phénomène de société dans certains pays asiatiques où les professionnels gagnent autant d'argent et sont plus vénérés que nos joueurs de foot, ce jeu est encore pratiquement inconnu dans nos régions.

Donc, lorsque Olav, la soixantaine bien sonnée, portant une veste élimée, une cravate de couleur incertaine, et une moustache à la Hercule Poirot a eu l'air de marquer de l'intérêt pour le jeu, je me suis prêté de bonne grâce à la traditionnelle séance d'initiation, pensant que je ne le reverrais sans doute plus, mais qu'avec un peu de chance, il penserait à offrir un jeu de go à ses petits enfants qui deviendraient peut-être de futures recrues pour le club. Il faut voir loin.

A ma grande surprise, toutefois, Olav se présenta au club le mardi suivant, puis le suivant, et ainsi de suite pendant environ six mois. Il était toujours le premier au club, assis à vingt heures précises toujours à la même place, vêtu de la même veste douteuse, toujours devant un thé à la menthe.
Mais ce qui m'impressionna le plus, c'est son extraordinaire progression.

Bien que les règles du go soient extrêmement simples, ses complexités stratégiques sont infinies, et surtout, le jeu demande d'acquérir un type de raisonnement bien particulier. Chez un enfant, cela se fait naturellement par le jeu, mais chez un adulte qui a des circuits neuronaux bien figés, la création des nouveaux circuits nécessaires à l'esprit du go est en général un processus lent et un peu pénible. Moi-même, qui n'ai découvert le go que vers trente ans, je n'ai pu atteindre qu'un niveau très moyen après des années de pratique (mais très peu d'étude, je dois bien l'avouer), et les perspectives de m'améliorer encore sont pour le moins minces.
Entendons-nous, cela ne me perturbe pas outre mesure, car je cherche surtout à me distraire, et le go est très amusant. Mais je veux dire que pour une personne qui commencerait après soixante ans, j'estime que les chances d'atteindre un bon niveau sont pratiquement nulles.

Après avoir appris les règles de base, Olav a toujours refusé très poliment mes conseils. Il disait vouloir se forger sa propre idée, et avancer à son propre rythme. J'ai bien sûr respecté son souhait. Au début, je donnais à Olav neuf coups d'avance (le maximum), il jouait des coups bizarres, et j'ai évidemment gagné facilement les premières parties. Mais je m'attendais à ce que cette situation s'éternise pendant quelques mois. Or, à sa deuxième séance, Olav faisait toujours des coups aussi inhabituels, mais les gérait différemment. J'étais déstabilisé et j'ai perdu une partie.

Dans les semaines qui suivirent, nous avons réduit progressivement les coups d'avance que je donnais à Olav, puis j'ai bien du reconnaitre que c'était moi qui avais besoin de coups d'avance pour espérer gagner.

Pour la dernière partie que nous avons jouée ensemble, environ six mois après son apparition au club, Olav m'a donné neuf coups d'avance, et j'ai perdu. Et pas à cause d'une faute d'inattention, non, j'ai été complètement surclassé.
Tout ça est proprement incroyable. Il n'y a que les meilleurs joueurs du pays qui peuvent espérer me battre avec neuf coups d'avance, ce qui représente un avantage énorme, et ces joueurs ont acquis leur art par de longues années d'étude et de pratique intensive.

Le mardi suivant, quand Olav ne s'est pas présenté au club pour la première fois en six mois, son absence m'a causé un sentiment bizarre. Il était devenu un vrai pilier du club, et nous nous étions habitués à sa régularité de métronome. Présent à vingt heures précises, le thé à la menthe, deux parties de go, puis il se levait, serrait la main à tout le monde en souriant et rentrait tranquillement chez lui, pendant que nous passions le reste de la soirée à commenter ses dernières trouvailles stratégiques.

Sur le moment, je n'ai pas été vraiment inquiet, cela peut arriver à tout le monde d'être malade ou d'avoir un empêchement. Quand son absence s'est répétée les mardis suivants, je me suis d'abord dit qu'après sa dernière victoire éclatante, il estimait peut-être que nous n'étions plus des adversaires dignes de lui, mais cela ne ressemblait pas au bonhomme, de plus, il semblait trouver un vif plaisir dans ces soirées du mardi.
Finalement, ayant son adresse, comme celle des autres membres du club, j'ai décidé d'aller lui rendre visite.

En entrant chez lui, je me suis rendu compte que je ne connaissais pas cet homme tranquille qui ne parlait jamais de lui.
Il vivait seul dans un petit appartement bon marché situé en bordure de la ligne de chemin de fer. Il avait du abandonner son travail suite à des problèmes cardiaques, et subsistait tant bien que mal de sa maigre retraite.
Il m'avoua que sa santé avait décliné ces derniers temps, et que se rendre le soir au bar était devenu trop fatigant pour lui, qu'il le regrettait beaucoup, car il aurait voulu poursuivre le go.

Comme Olav avait un PC, je me suis dit que je pouvais faire quelque chose pour lui. Je lui ai montré comment se connecter à un serveur de go sur internet pour rencontrer d'autres joueurs partout sur la planète.
Ce serveur organisait un grand tournoi mondial ouvert aux professionnels et aux amateurs, et j'étais à côté d'Olav lorsqu'il a joué et remporté facilement sa première partie.
Par la suite, j'ai suivi la lente progression d'Olav dans le tournoi (les serveurs permettent d'observer les parties jouées par d'autres joueurs). Suite à une brillante victoire face à un fort amateur thaïlandais, mon ami a atteint la phase finale du tournoi, une performance remarquable.

Il était en huitième de finale et devait affronter son premier adversaire professionnel. Il s'agissait d'un jeune chinois inconnu, mais tous les joueurs professionnels sont redoutables. Il faut savoir qu'ils travaillent le go plusieurs heures par jour depuis leur plus jeune âge.
Olav joua une partie fantastique en commençant par une ouverture très originale qui déstabilisa d'entrée son adversaire. Il joua ensuite des coups simples et solides et réussit à maintenir son avantage initial malgré la pugnacité du chinois. Il remporta finalement la partie de justesse avec une avance de trois points.

La partie suivante avait lieu une semaine plus tard, et cette fois, c'était vraiment un gros morceau. Il s'agissait d'Akiyama Jiro, un pro japonais de haut niveau, très expérimenté. J'étais vraiment impatient de voir ce que cette partie allait donner, aussi, j'étais face à mon PC à l'heure prévue. Akiyama joua un premier coup tout à fait classique. Avec les quelques centaines de spectateurs branchés sur cette partie d'un peu partout dans le monde, nous avons attendu de longues minutes la réponse d'Olav. Mais elle n'est jamais venue. Peu à peu, les spectateurs se sont lassée et se sont déconnectés, mais je n'ai pas pu m'empêcher de rester jusqu'à la fin du temps imparti. Quand le chronomètre comptant le temps d'Olav est arrivé à zéro, il n'y avait plus qu'Akiyama et moi-même en face de cette partie.

Cette fois, j'étais vraiment inquiet. Olav n'aurait manqué pour rien au monde l'occasion de rencontrer un joueur vraiment fort.
Le lendemain, je me suis donc rendu chez lui, mais il n'a pas répondu à mes coups de sonnette répétés.
J'ai alors sonné chez sa voisine, et elle m'a appris sans ménagement qu'Olav était mort le samedi précédent. C'était le jour de sa partie contre le jeune chinois.

Ce fut bien sûr un coup terrible pour tous les joueurs du club. Depuis ce jour, nous avons toujours l'impression qu'il manque quelque chose à nos soirées du mardi.

Ces évènement remontent maintenant à plus de deux ans. Ils sont en soi tout à fait extraordinaires, et si j'ai voulu les consigner par écrit, c'est bien sûr pour laisser une trace de l'aventure d'Olav, mais aussi parce qu'il s'est passé la semaine dernière une chose étonnante.

Je venais de m'installer au club lorsqu'un jeune garçon, accompagné par sa mère, s'avance vers moi.

- Bonjour, est-ce que vous êtes le responsable du club de go?

- Oui, c'est moi.

- Je sais déjà jouer, mais j'aimerais beaucoup m'améliorer. Il y a longtemps que j'ai envie de venir au club, mais ma mère ne voulait pas que je vienne jouer le soir dans un bar avant d'avoir douze ans. J'ai tenu bon. C'était mon anniversaire hier, et me voici.

- C'est magnifique, ça! Assieds-toi, nous allons jouer une partie.

- Au fait, je crois que vous connaissiez mon grand-père. Il s'appelait Olav, et il est venu à ce club. C'est lui qui m'a offert un jeu de go et m'a fait découvrir le jeu.

- Quoi! Tu es le petit fils d'Olav? Mais alors, tu as eu un excellent professeur. Je ne crois pas pouvoir t'apprendre quelque chose sur le go.

- Grand-père Olav, un bon professeur? Mais non, il n'était pas assez fort pour moi.

- Veux-tu dire que tu as déjà battu ton grand-père?

- Mais oui, bien sûr! Grand-père Olav n'a jamais gagné une seule partie contre moi.

J'ai donc pris neuf coups d'avance contre ce gamin, mais très tôt dans la partie, j'ai vu que je n'avais aucune chance, et j'ai préféré abandonner plutôt que d'être ridiculisé.

Vous savez ce dont je rêve? C'est de voir un jour le petit affronter Akiyama. Et croyez-moi, ce jour là, je n'aimerais pas être dans les chaussures du japonais.