Ma première fois


Quand Guic a posté son article "Rock n' Roll Hall of Shame", je me suis dit : "voilà une chouette idée, je participerais bien". Le seul problème, c'est que quand la date fatidique du 25 est arrivée, j'ai été incapable de trouver un album dont j'avais honte, surtout que Thom venait de réhabiliter les Pink Floyd dans un remarquable article.
En plus, j'avoue que je n'ai vraiment aucune idée des "disques considérés unanimement comme honteux, ridicules, mauvais, par le commun des mortels et des Rock-addicts". La musique étant pour moi surtout un plaisir solitaire (et pas spécialement honteux), j'écoute ce que j'écoute quand j'ai envie de l'écouter, et les soupirs d'agacement de ma femme ne peuvent certes pas être considérés comme l'opinion du commun des mortels.
Alors, comme d'habitude pour ce genre d'activité, je vais complètement contourner les règles et concocter une petite histoire sur deux mots que j'ai retenus : "honte" et "musique".
Donc, ce n'est pas une vraie participation, plutôt un petit clin d'oeil amical à ce vieux Guic. J'espère qu'il ne m'en voudra pas !


***

- Hey, Zaph !

- Salut Etienne.

- Alors, c'était comment ? Raconte !

- Ah... c'était... grandiose.

- Gros veinard, va ! Elle a un corps superbe, hein ?

- Ça oui, on peut dire qu'elle a du corps.

- Vous allez remettre ça ? Elle t'a proposé de retourner chez elle ?

- Bah ça, tu vois, quelque chose me dit que je ne dois pas trop y compter.

- Pourquoi ? T'as pas assuré, c'est ça ? Bah, ça peut arriver, surtout pour une première fois... Enfin, c'est ce qu'on dit.

- Mais non, c'est pas ce que tu crois. C'est la musique.

- La musique ?

- Oui, la Neuvième de Beethoven.

- Quoi ? Vous avez fait ça en passant de la musique classique ? Espèce de gros cochon vicelard ! Ca me dégoûte. Je comprends qu'elle ne veuille pas subir ça une deuxième fois.


Etienne, je l'ai laissé croire ce qu'il voulait. Au fond, ça m'arrangeait de garder un certain flou sur cette histoire.

L'histoire en question, elle avait commencé un jour pendant le temps de midi. On prenait une bière dans un café avec Etienne et quelques autres copains de classe dont j'ai oublié les noms, mais qui faisaient vaguement partie de la bande. Enfin, je dois avouer que c'était plutôt moi qui faisait vaguement partie de la bande. Il y avait aussi un groupe de cinq ou six filles, les habituelles. Et ce jour-là, il y avait aussi Julie, une copine de la soeur d'un des garçons.
Comme moi, elle ne disait pas grand chose. Mais contrairement à moi, elle attirait tous les regards.

La discussion tournait autour du rock. Chaque garçon s'évertuant à passer pour plus branché que les autres devant les filles en citant des noms de groupes inconnus, ou connus pour leurs excès, et en se moquant du goût des autres, mais sans vraiment apporter d'argument réel à son point de vue.
Moi, la plupart de ces noms ne me disaient rien, et ne me diraient sans doute encore rien aujourd'hui. Il y en avait un pourtant qui faisait plus ou moins l'assentiment général, c'était les "Sex Pistols". J'en venais à croire que cette unanimité venait principalement du nom du groupe. En effet, lequel de ces puceaux à grande gueule aurait pu dénigrer un groupe qui portait le sexe en étendard jusque dans son nom de scène?

J'ai donc été tout surpris lorsque Julie m'a demandé : "Et toi, t'écoutes quoi comme musique?"
Et j'ai été encore plus surpris de m'entendre répondre "Beethoven".
Je l'ai regretté immédiatement. Ça a jeté un blanc dans la discussion générale, un peu comme si vous répondiez "vingt-cinq degré avec un petit vent d'est" à quelqu'un qui vous demanderait l'heure. Mais l'absurdité que j'avais proférée était tellement énorme que personne n'a relevé, et que la discussion a repris comme si je n'avais rien dit. Bah oui, quoi, on parlait de musique, c'est à dire de rock.

Dois-je préciser qu'à cette époque, internet, et encore moins Deezer et autres Youtube n'existaient pas. Pour écouter de la musique branchée, fallait se payer des concerts ou s'acheter les 33T en import. Donc, c'était réservé en priorité aux fils à papa. C'étaient eux qui avaient les moyens de commander un disque des Sex Pistols sans trop savoir ce que c'était.
Etienne et moi, on n'avait que la radio et un lecteur à cassettes de merde, avec quelques cassettes que des copains plus âgés ou plus fortunés avaient daigné nous copier.
Ma cassette préférée était une copie de "Wish you were here" enregistrée par le frère d'Etienne. Je l'écoutais en boucle, malgré le crachouilli immonde sur le début de "Shine on you crazy diamond" enregistré au micro sur le haut parleur d'une platine.

Je me suis dit que j'aurais pu au moins citer Pink Floyd, ç'aurait été plus crédible, mais le fait est qu'en "zappant" sur la radio la veille, à la recherche d'un peu de vrai rock, j'étais tombé sur une diffusion de la neuvième, et j'avais été complètement subjugué par ce morceau.
Maintenant, je râlais ferme, parce qu'à cause de ce Beethoven, j'avais pas raté l'occasion d'avoir l'air con devant Julie, pour une fois que cette fille superbe m'adressait la parole.

Pourtant, je n'étais pas au bout de mes surprises.
Quand la bande a quitté le café pour se traîner vers les cours de l'après-midi, nous étions les derniers à sortir, et elle m'a retenu par le bras au moment de passer la porte.

- Alors, tu aimes la grande musique?

- Euh... oui, enfin, je veux dire... oui.

- Si tu veux, viens chez moi demain après les cours. Mon père a une super chaîne et un tas incroyable de disques de Beethoven. Il ne sera pas là, on pourra s'écouter un peu de musique peinards.

Je ne sais pas si j'ai réussi à prononcer le mot "d'accord". Je suppose que oui, parce que le lendemain, elle m'attendait chez elle.
J'avais du passer vingt-quatre heures avec un encéphalogramme complètement plat, mais quand elle m'a ouvert la porte, tous les sous-entendu de sa phrase de la veille se sont mis à marteler mon cerveau avec l'insistance d'un solo de batterie de Nick Mason.
J'avais l'habitude de la voir en jeans -et déjà en jeans, elle était canon, mais ce soir là, elle portait une petite robe noire qu'on aurait crue cousue sur elle. Une robe qui n'avait pas besoin de mots ni de son pour hurler "sexe" plus fort que toutes les chansons des Sex Pistols.
Une fois de plus, j'ai rien réussi à dire. Pas découragée pour la cause, elle m'a pris par la main en disant :
- Bah, viens, c'est par ici...
Non, mais vous vous rendez compte? Elle m'avait pris par la main. Pour moi, c'était déjà une sorte de nirvana inaccessible.

Elle m'a amené vers une pièce de rêve, entièrement consacrée à la musique : éclairage tamisé, un mur entièrement recouvert d'étagères remplies de disques, la chaîne stéréo dernier cri, des enceintes presque aussi grandes que moi, et un fauteuil en cuir à vous donner l'impression d'être le PDG de l'univers.

- Beethoven est sur ce rayon.

Il n'y avait pas loin de deux mètres de disques consacrés uniquement à Ludwig. J'ai choisi l'interprétation de la neuvième par Karajan, chez Deutsche Grammophon, parce que c'était le seul chef dont le nom me disait quelque chose.
Je suis allé le poser délicatement sur la platine, j'ai allumé l'ampli, et la pression atmosphérique dans la pièce m'a semblé se modifier légèrement. Je me suis laissé couler dans le fauteuil, et quand le premières notes ont retenti, j'ai fermé les yeux, complètement subjugué ; je n'avais jamais rien entendu d'aussi parfait.

Après un temps indéterminé, Julie a posé sa main sur mon épaule, en prononçant mon nom.
Tout ce que j'ai trouvé à faire, c'est répondre "Chut, laisse-moi écouter" ; et j'ai refermé les yeux.
Je savais que j'étais en train de faire un truc idiot. Mais je crois qu'inconsciemment, je cherchais tous les moyens pour retarder la chose que j'espérais le plus. La vérité, c'est que j'avais le trouillomètre à zéro, mais que je n'aurais jamais osé l'avouer. Alors, je faisais comme tous les autres mecs de mon âge, je la jouais blasé en faisant la grande gueule.
J'essayais de me convaincre que j'aurais encore toutes les occasions d'expérimenter avec les filles, mais qu'écouter une telle musique dans de telles conditions, je ne devais pas laisser passer ça.

Après une nouvelle plage de musique, Julie a fini par s'impatienter. Elle a mis une jambe de chaque côté des miennes, a joint ses mains derrière ma nuque et m'a attiré vers elle en disant :
- Alors, tu viens? Faut choisir, mon coco, c'est la musique ou moi !

Comme un con, j'ai résisté, et en voulant m'agripper au fauteuil, ma main a rencontré une des nombreuses manettes de commande de l'engin. Ça a déclenché je ne sais quel ressort, et le dossier a fait un brusque bond en avant, me projetant, et Julie par la même occasion, sur le petit meuble qui supportait la platine et l'ampli.

La platine est tombée par terre, provoquant un énorme craquement dans les diffuseurs.
J'ai paniqué. Je n'osais pas m'imaginer la scène ou je tenterais d'expliquer au père de Julie comment j'avais bousillé sa platine dernier cri.
Je me suis précipité sur l'engin en tremblant, et après quelque minutes de bricolage dans les branchements, j'ai eu le plus grand soulagement de ma vie en m'apercevant que tout semblait fonctionner normalement, et que -ô miracle, la neuvième n'était même pas griffée.
Julie avait quitté la pièce. Je me suis ré-installé dans le fauteuil, et j'ai repris mon écoute.

A la fin du disque, Julie n'avait toujours pas reparu. Je l'ai appelée, et j'ai fait le tour du propriétaire à sa recherche. Mais en vain ; la maison était vide.
Je suis parti, moi aussi. En rentrant chez moi, je me suis demandé un truc : si on aime trop la musique, c'est peut-être qu'on n'est pas capable d'aimer assez les gens. Mais je me suis dit que c'était des conneries.
Arrivé dans ma chambre, je me suis passé ma bonne vieille cassette de "Wish you were here". J'avais l'impression de retourner dans un autre monde.


Bien plus tard, j'ai eu les moyens de me payer une chaîne convenable.
Un des premiers CDs que je me suis achetés, vous avez deviné que c'était la Neuvième, par Karajan.
Eh bien ce disque, aujourd'hui, il est toujours emballé dans son cellophane d'origine. Je ne l'ai jamais écouté.
Par contre, j'ai écouté plein de fois "Wish you were here".
La honte.

J'ai jamais plus osé parler à Julie, bien sûr. Et j'ai jamais plus voulu parler à Etienne non plus ; parce que le pire, c'est que j'ai appris une semaine plus tard qu'ils étaient sortis ensemble, ces deux-là.
Alors, tu vois, Ludwig, si tu ne l'avais jamais écrite, ta foutue neuvième, pour moi, ç'aurait pas été plus mal.
La honte, je vous dis.