Guerre et paix (Léon Tolstoï)

- Guère épais! Guère épais! Non mais de qui se moque-t'on?

- Qu'est-ce que tu dis, papa?

- Non, rien, je disais que j'ai l'impression de ne pas avancer dans ce bouquin. Je me sens aussi embourbé que les armées de Napoléon dans la plaine de la Bérézina.

- C'est vrai qu'il est gros, ton livre. En plus, c'est écrit tout petit.

- Et ce n'est que le premier volume; il y en a un second tout aussi épais! (Si seulement je savais où je l'ai "classé").

- Mais si ça ne te plait pas, pourquoi tu continues?

- Oh, au contraire, ça me plait beaucoup. Je pestais simplement contre ma lenteur.
Mais d'un autre côté, pourquoi me presser? Quand j'aurai fini, il faudra dire au revoir à tous ces personnages auxquels j'ai fini par m'attacher, à tout cet univers dans lequel j'ai pu me faire une petite place discrète, et il faudra retourner me confronter aux réalités de la vraie vie.
La relation avec un livre, c'est un peu comme avec une personne. On se rencontre, on s'apprécie, on passe du temps ensemble, le livre nous devient un peu nécessaire, puis un beau jour, il se referme, la personne s'en va, et on se retrouve seul avec des souvenirs qui
s'estompent peu à peu.
Bien sûr, on peut toujours rouvrir un livre, mais ce n'est plus jamais exactement pareil, on ne retrouve plus l'émoi de la première séduction.
En fait, nous avons besoin des livres, mais les livres ne semblent pas réellement avoir besoin de nous. C'est parfois un peu dur à vivre.

- Houla, papa! Ca n'a pas l'air d'aller très fort!

- Ah, ça passera! Justement, avoir un bon livre sous la main est un des meilleurs remèdes contre le blues.

- Il est très rigolo alors, ton livre? Ca raconte quoi de drôle?

- Pas très rigolo, non. Si tu veux, dans "Guerre et Paix", y a d'abord de la guerre, et puis aussi un peu de paix.

- Et il faut toutes ces pages pour raconter ça?

- En réalité, c'est un peu plus compliqué.

Tout commence avec Napoléon, le chef des Français, qui décide un beau jour qu'il n'aime pas les Russes. (En réalité, il n'aime pas grand monde en Europe, mais d'après ses calculs, c'est maintenant au tour des Russes de déguster).

Alors, il prend ses armées et s'en va attaquer la Russie en saccageant un peu tout sur son passage. Les armées font toujours ça.
Faut bien se rendre compte qu'à cette époque, les gens aimaient énormément la guerre. C'était un peu le sport national, et les Français étaient en quelque sorte champions d'Europe. Ils étaient prêts à voyager loin pour s'en payer une bonne tranche. Mais marcher
pendant des centaines de kilomètres, y a rien de plus chiant. Alors, pour passer le temps, on saccage.

Seulement, la Russie, c'est grand. Et tiens toi bien, le GPS n'existait pas encore! Napoléon cherche les armées russes partout, mais il n'arrive pas à les trouver. Si bien qu'il arrive finalement jusqu'à Moscou.

Ca impressionne beaucoup les Russes. Alors, ils réfléchissent à la surprise qu'ils pourraient faire à Napoléon. Et c'est le Tsar, le chef des Russes, qui trouve la super idée:

"Ecoutez, les amis, j'ai une super idée! Comme Napo aime bien saccager, on va bouter le feu à Moscou en son honneur, comme ça quand il passera les portes de la ville, il trouvera tout déjà bien saccagé et il pourra se reposer. C'est pas sympa ça? Allez, vodka pour tout le monde, c'est moi qui régale!".

Les Russes mettent leur plan à exécution. Mais Napoléon, qui manquait cruellement d'humour et de savoir-vivre, ne comprend pas cette délicate attention. Môssieur a son caractère. Il préfère saccager lui même et trouve que les autres ne font jamais aussi bien que lui. Il râle à mort. Il dit que c'est pas possible de faire correctement la guerre avec ces tricheurs de Russes.
Alors, il ne veut plus jouer et décide de retourner bouder chez lui en France.

Inutile de dire que les Russes sont terriblement déçus. Et honteux. Eux qui sont d'ordinaire si courtois, ils se rendent comptent qu'en refusant de faire la guerre aux Français malgré tous les efforts de ceux-ci, ils ont manqué aux règles les plus élémentaires de l'hospitalité et les ont peut-être vexés pour de bon.

Désireux de réparer ce malentendu et de rétablir leur bonne réputation, les Russes veulent maintenant rattraper les Français pour présenter leurs excuses et dire que oui, finalement, on serait très heureux de faire la guerre avec vous s'il n'y a que ça pour vous faire plaisir.

- Ah, mais ça a l'air quand-même rigolo!

- C'est vrai, maintenant que j'y pense, c'est quand-même un bouquin sacrément drôle. Quelques pages le soir et on s'endort avec le sourire aux lèvres. Excellent pour le moral!


Amour, Gloire et Beauté. C'est un peu ce que je pensais en racontant l'histoire à ma fille. Tous les ingrédients sont présents dans cette oeuvre pour en faire une vraie grande belle saga.
Je voulais faire le malin en ironisant sur les péripéties, qui tout en étant basées sur des faits historiques, sont en effet digne de la catégorie "saga".

Mais en fait, à la moitié de l'oeuvre, il me semble que Tolstoï change de ton, ou du moins de perspective.
C'est comme si au milieu de son travail, il s'était mis soudain à philosopher sur l'histoire qu'il racontait, à voir toute l'absurdité sous-jascente dans l'héroïsme, le patriotisme, les grands sentiments et la stratégie militaire.
Curieusement, il devient de plus en plus distant et ironique à mesure que le revers de l'armée française se fait plus sensible.

De plus en plus, Tolstoï dénigre les héros de cette affaire: Napoléon, Alexandre, Koutouzov, les présentant comme des pantins impuissants, capables seulement de subir les forces historiques. La supériorité de Koutouzov résidant seulement dans le fait qu'il soit le seul à être conscient de son impuissance personnelle.

C'est comme si en nous racontant cette histoire, Tolstoï s'était forgé une théorie historique qu'il nous martèle à de nombreuses reprises.

"C'est seulement en prenant pour objet d'observation une unité infiniment petite - la différentielle de l'histoire, c'est à dire les aspirations communes des hommes - et en apprenant l'art de l'intégrer (faire la somme de ces infinitésimaux) que nous pouvons espérer saisir les lois de l'histoire."

Je donne cet exemple pour une raison anecdotique, mais amusante, je crois.
J'y vois la source de la théorie de la "psychohistoire" qui a servi de fondement à Asimov pour la conception de sa saga à lui: "Fondation".
Ca m'amuse d'imaginer Asimov en train de lire ces lignes de G&P et avoir la vision soudaine de son projet: transposer l'idée de Tolstoï quelques milliers d'années dans le futur.

Trêve de plaisanteries. Pourquoi ai-je l'impression d'un virage en cours d'écriture dans le projet de Tolstoï? Bien, si comme il l'affirme dans le second volume, les décisions des généraux et des puissants on moins de poids vis-à-vis du cours de l'histoire que les
actions du moindre des cosaques ou des simples habitants de Moscou, tout le récit tourne cependant autour des grands hommes, empereurs, princes et princesses, généraux, et les gens du peuple y sont à peine mentionnés.

Ou alors, est-ce volontaire? Une sorte d'énorme démonstration par l'absurde, en creux? Dans ce cas, Tolstoï serait encore plus diabolique que je ne le pensais.