Sombrage - 7


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A Sombrage, les jours se succèdent et se ressemblent. Je suis incapable de mesurer le temps par manque de repères. Il y a juste le dimanche matin, le son étouffé des cloches de l'église du village qui nous parvient à travers la végétation, mais nous n'y prêtons guère attention. Je ne peux estimer le nombres de semaines qui se sont écoulées depuis... depuis quoi, au fait? J'allais dire depuis mon arrivée, mais j'ai l'impression d'avoir toujours été ici. Disons depuis mon "accident", car tout se qui précède se perd dans les brumes de ma mémoire.
Toutefois, nous sommes en dehors du monde, mais pas vraiment en dehors du temps. Il passe, le temps, peut-être à une vitesse différente ici qu'ailleurs, mais il passe. Les saisons changent lentement. La couleur des feuillages s'assombrit, les journées raccourcissent, et les températures baissent. Il est rare maintenant que nous mangions le soir devant le chalet ; nous nous enfermons, plutôt, et nous faisons du feu, autant pour nous réchauffer que pour cuisiner. Les matinées aussi sont fraîches, et il devient désagréable de quitter le lit bien chaud lorsque les bûches se sont consumées.

Pourtant, nous avons eu encore une superbe journée ; peut-être la plus chaude de tout l'été. Ce jour-là, nous sentions qu'il fallait en profiter, et nous sommes partis pour une longue marche, remontant la rivière sur des kilomètres, et nous enfonçant dans une forêt de plus en plus impénétrable.
Nous sommes arrivés dans un vallon où une famille de castors avait construit un barrage sur la rivière. Le barrage a formé un minuscule lac. Nous nous sommes déshabillés pour nous baigner.
Je suis surpris de la manière dont Anabelle nage. Elle semble onduler du corps comme un dauphin, en ne s'aidant presque pas de ses bras. Elle nage souvent sous l'eau et ne reparait que pour respirer, ou pour me surprendre en émergeant juste derrière moi sans aucun bruit d'éclaboussure.
Soudain, elle émerge, l'air excité et me dit "Oh, Greg, viens voir ! On voit les castors dans leur nid ! Suis-moi.", et elle disparaît de nouveau. J'essaie de plonger, moi aussi. Le lac est bien plus profond que je ne l'avais cru. Plusieurs mètres, semble-t'il. L'eau se trouble à cause des mouvements désordonnés que je fais pour m'enfoncer plus profond, qui déplacent de la vase. Je perds Anabelle de vue, et je remonte à la surface. Je m'attends à la voir surgir peu après, mais le temps passe, et comme les remous à la surface se calment, je commence à m'inquiéter. Je prends une grande inspiration et je replonge, mais de nouveau, je soulève quantité de vase, et je ne distingue rien à deux mètres. Je remonte et cette fois, je commence à paniquer, je ne peux espérer aucune aide de la forêt qui nous entoure, et qui me paraît soudain hostile, sombre et maléfique. J'essaie de repérer des bulles d'air à la surface du lac, mais ma vue est troublée par les reflets du soleil. Je me sens terriblement seul, dépourvu, assailli par la crainte qu'elle ne remonte plus, et aussi par d'anciennes angoisses qui en profitent pour se faufiler parmi les nouvelles.
Tout à coup, un cercle se forme à la surface du lac, que vient briser le visage d'Anabelle, souriant, radieux, même ; elle s'élève de l'eau jusqu'à la taille, et retombe en arrière avec un air incroyable d'abandon, sans faire la moindre éclaboussure, comme si l'élément liquide la reconnaissait comme sienne, l'accueillait et la berçait amoureusement. Et je me dis : c'est une créature de l'eau ; c'est une sirène ! Et je me demande jusqu'à quel point elle est humaine.
Je n'ai jamais vu Anabelle aussi belle, aussi épanouie que ce jour-là, au petit lac des castors.

Cette journée au lac fut donc la dernière belle journée chaude ; une sorte d'apothéose de l'été.
Après, le temps a définitivement viré au maussade, avec de petites pluies fines et froides, qui parfois duraient toute la journée. Nous restions beaucoup enfermés au chalet. Cela ne semblait pas poser de problème à Anabelle, et je ne peux pas dire que je m'ennuyais exactement, car comment s'ennuyer en compagnie d'Anabelle, mais une sorte de torpeur s'était emparée de moi. Le manque de lumière avait un effet un peu déprimant sur mon caractère.
Je me suis mis à repenser à la ville.
Je me disais que cela nous ferait du bien de voir un peu d'animation, de nous noyer dans la foule, de nous changer les idées, de goûter une nourriture différente, peut-être d'aller faire une provision de livres neufs. Anabelle, par contre, semblait chercher des prétextes en tout genre pour reporter à plus tard ce voyage. Cependant, comme j'insistais de plus en plus, elle a fini par accepter à contre-cœur.

Nous étions les deux seules personnes à attendre le bus à l'arrêt de Sombrage, sur une route étrangement peu fréquentée : quelques camions et tracteurs, et de rares automobiles. Nous avons attendu longtemps sous un ciel lourd de nuages, sans aucun obstacle pour nous abriter du vent glacial. L'arrêt n'était qu'un simple poteau planté dans le sol, et n'était probablement pas très utilisé ; d'ailleurs, le chauffeur a failli ne pas nous voir et s'est arrêté au dernier moment en faisant crier ses freins.
Dans le bus, il n'y avait que quelques passagers à l'air maussade. Aucun n'a fait attention à nous. Seules quelques personnes sont montées durant le trajet, aucune n'est descendue, malgré cela, le voyage a pris plusieurs heures et nous a semblé interminable. L'ambiance silencieuse dans le bus nous rendait mal-à-l'aise et nous n'avons échangé que peu de mots. Je commençais à me demander si cette excursion en ville était vraiment une bonne idée.
Le premier bâtiment important que nous avons vu en atteignant les faubourgs était un hôpital. Il m'a fait un effet vraiment bizarre. L'endroit me semblait familier, mais en même temps, m'inspirait un grand malaise, de la crainte, presque de la répulsion. Pour Anabelle, cela semblait pire encore, mais j'ai préféré ne pas lui en parler, de peur de gâcher complètement notre journée, qui déjà ne commençait pas sous les meilleures auspices.

Dans la ville, nous avons erré longtemps, tournant en rond, ne sachant pas nous fixer un but. Aucun bar ou restaurant ne nous semblait accueillant. Nous étions incapables de choisir des livres, dont les prix nous semblaient d'ailleurs exagérés. L'ambiance de la ville, que nous avions espérée gaie et animée, nous semblait stressée, agressive, et d'une agitation sans but. Nous avions probablement vécu trop longtemps dans un endroit paisible, dont la quiétude nous avait fait oublier les soucis et contingences de la vie moderne.
Un peu dégoûtés, nous avions laissé nos pas nous guider vers la gare des bus. C'est en voyant passer le bus numéro 64, que je me suis soudain souvenu que c'est celui qui conduit au quartier où habitent les parents d'Anabelle. J'ai poussé Anabelle dans le véhicule ; elle n'opposait qu'une résistance passive et semblait épuisée.

Une fois descendue du bus, elle se laissait guider par moi, le regard absent, et elle n'a repris ses esprits que lorsque nous étions vraiment face à la maison.
Nous étions à quelques mètres de la fenêtre du salon, et à travers les rideaux, on pouvait discerner les silhouettes des parents d'Anabelle. Ils étaient attablés autour d'un repas. Le père versait du vin à la mère, probablement en lançant une plaisanterie, parce que celle-ci rejetait la tête en arrière, comme dans un éclat de rire.
J'ai observé le visage d'Anabelle à cet instant, et je n'avais jamais vu une telle expression, reflétant simultanément la douleur, la colère, le désespoir et l'amour. Elle est restée figée ainsi pendant plusieurs minutes, mais je n'ai pas été capable de lui faire faire un pas de plus vers la maison. Curieusement, ses parents n'ont pas remarqué notre présence. Finalement, elle s'est détournée en disant "Viens, nous n'avons plus rien à faire ici". Il m'a été impossible de tirer d'Anabelle la moindre explication.

Cette visite à la ville fut non seulement un échec, mais un tournant.
Depuis ce jour-là, pour Anabelle comme pour moi, les choses se sont dégradées. Le chalet, dont le confort spartiate ne nous avait pas dérangés jusque-là, nous semblait maintenant vide, froid, inconfortable et ennuyeux. Il faut dire que le mauvais temps n'aidait en rien. Le ciel était perpétuellement gris, le sol était boueux, les arbres avaient perdu leurs feuilles. Nous avions lu tous les livres, mais même ceux qui nous avaient charmés pendant l'été nous paraissaient maintenant insipides. La poésie de Poe était morbide, Waverley n'était qu'un jeune écervelé sans envergure.
Anabelle passait de plus en plus de temps à dormir, et même éveillée, elle était souvent songeuse, comme absente. Je me suis mis à faire des rêves bizarres. Je rêvais souvent d'un petit garçon. Il était pâle et semblait très triste et ne riait jamais, même en jouant. Il s'appelait Arthur. J'avais envie de l'aider, mais je ne savais pas comment. Dans mon rêve, j'essayais en vain de l'atteindre. Il était par exemple dans une pièce en train de colorier un dessin, avec son air triste habituel. J'étais dehors et je frappais à la fenêtre, mais il ne m'entendait pas ; je faisais de grands signes, mais il ne levait pas la tête. Je cherchais une porte pour entrer. Je croyais bien qu'il y avait une porte, mais ne la trouvais pas.

Il se passait aussi des choses étranges dans le chalet. Un jour, j'ai entendu distinctement une voix qui disait :

- On dirait qu'il a bougé !

J'ai bien sûr pensé que c'était Anabelle, et je lui ai demandé :

- Qu'est-ce qui a bougé, chérie ?

- Comment ? Qu'est-ce que tu dis ? C'est une devinette ?

- Tu viens de me demander si quelque chose avait bougé, et je voulais savoir de quoi tu parlais.

- Mais enfin, Greg, c'est toi qui viens de me demander si quelque chose a bougé !

- Mais... bon, ce n'est rien, on a du mal se comprendre. Laisse tomber.

Et ce genre de quiproquo s'est répété plusieurs fois.

Finalement, la neige a fini par arriver. L'hiver était là.
Un jour, je me suis réveillé un matin. Je pense que c'était environ six mois après mon "accident", bien que je ne puisse l'affirmer avec certitude.
Il faisait un froid glacial dans le chalet, et même dans le lit. J'ai tendu la main vers Anabelle comme à chaque réveil, mais je n'ai rencontré que le vide. Elle n'était pas dans le chalet. D'habitude, nous ne nous quittions pas d'une semelle. Je me suis rendu compte que c'était la première fois en six mois que nous étions séparés.

A suivre...