Le livre de l'intranquillité (Fernando Pessoa)

Jadis, quand je parvenais encore à me remémorer mes rêves, je me réveillais parfois avec le souvenir fugitif d'un livre parfait, me demandant par quelle étourderie j'avais pu omettre depuis si longtemps de le relire, alors que j'en avais presque tout oublié du contenu, n'en gardant qu'une vague impression de perfection.

J'étais prêt à me lever d'un bond et aller fouiller ma bibliothèque. Mais avec les derniers voiles de sommeil s'estompait également l'impression de réalité du livre, ainsi que son titre, son auteur, son format. Un peu comme les fées, qui ne sont visibles que si aucun mortel ne regarde vers elles. Me réveillant, j'étais donc rendu à ma condition de pauvre mortel, et le livre magique m'échappait.

Je ne sais si vous avez déjà fait ce genre de rêve ; moi je l'ai fait à plusieurs reprises.

Or un jour, j'ai retrouvé exactement cette impression, mais cette fois bien éveillé, avec un livre bien réel dans les mains. C'était le Livre de l'Intranquillité de Fernando Pessoa.

Non qu'il s'agisse d'un livre parfait ; il s'agirait plutôt d'un non-livre. Je m'explique.

Après la mort de Pessoa, on retrouva chez lui un coffre rempli de milliers de fragments de textes. Certains étaient des poèmes. D'autres ressemblaient à des entrées de journal, des pensées ou aphorismes, des réflexions philosophiques et littéraires, ou encore des confessions. Un grand nombre d'entre eux étaient marqués « L. I. ». Il apparut bientôt que ces initiales faisaient référence à un projet de livre intitulé « le Livre de l'Intranquillité ». Suite à un immense travail d'édition, un volume parut enfin sous ce titre de nombreuses années après la mort de l'écrivain.

Bien sûr, ce livre n'est pas celui que Pessoa projetait. Mais on peut aussi se demander si Pessoa n'a pas volontairement laissé ces fragments dans ce coffre comme une sorte de carte au trésor, s'amusant intérieurement de la subtile machination posthume à laquelle nous serions confrontés. Toujours est-il que le livre actuel, déjà génial en lui-même, n'est que l'ombre d'un livre fantasmé qui aurait été le « vrai » livre de l'intranquillité tel que rêvé par Pessoa. Peut-être le livre parfait. Mais comme la perfection n'est pas de ce monde, tout ce qu'il nous reste, c'est bien le rêve de perfection.

Je me souviens avoir lu le récit suivant, qui donne bien la mesure du génie de l'auteur.

Un jour dont j'ai oublié la date, Fernando Pessoa prit une feuille de papier, s'installa debout face à un grand coffre à tiroirs et se mit à écrire (c'était en effet sa position habituelle de travail) une trentaine de poèmes dans une sorte de transe.

Le premier groupe de poèmes étaient de la plume d'un certain Alberto Caeiro ; « mon maître était apparu à l'intérieur de moi » dira plus tard Pessoa. Le six suivants furent composés par Pessoa, luttant contre « l'inexistence » de Caeiro. Mais Caeiro avait des disciples ; l'un d'entre eux, Ricardo Reis, contribua à quelques autres poèmes. Une quatrième individualité se manifesta. D'un seul trait, sans hésitation ni correction (ainsi le raconte Pessoa), apparut « l'Ode Triomphale », par Alvaro de Campos.

Il ne s'agit pas d'un simple emploi de pseudonymes. Les « hétéronymes » comme il les appelle, ont chacun leur voix propre, leur style et leur technique d'écriture bien distincte, ont une biographie complexe (et ont d'ailleurs conscience des autres personnalités), et des influences littéraires et politiques bien distinctes ; bref, ils ont une existence et une réalité propres.
Savez-vous que dans le livre « l'Année de la Mort de Ricardo Reis » de José Saramago, le personnage central est bien cet hétéronyme créé par Pessoa.

D'autres personnalités émergeront encore par la suite, notamment un certain Bernardo Soares, auteur de la majorité des pièces du livre de l'intranquillité.

Après avoir passé de nombreuses années avec « les Fleurs du Mal » comme livre de chevet, Pessoa a réussi le tour de force de détrôner Baudelaire dans mon cœur. C'est dire si je pense que son génie est immense.
Le livre de l'intranquillité n'est pas un livre à lire d'une traite. Il est à déguster à petites doses, et fait pour accompagner longtemps le lecteur. J'espère faire encore un long et beau voyage en sa compagnie.

« J'ai duré des heures ignorées, des moments successifs sans lien entre eux, au cours de la promenade que j'ai faite une nuit, au bord de la mer, sur un rivage solitaire. Toutes les pensées qui ont fait vivre des hommes, toutes les émotions que les hommes ont cessé de vivre, sont passées par mon esprit, tel un résumé obscur de l'histoire, au cours de cette méditation cheminant au bord de la mer. J'ai souffert en moi-même, avec moi-même, les aspirations de toutes les époques révolues, et ce sont les angoisses de tous les temps qui ont, avec moi, longé le bord sonore de l'océan. Ce que les hommes ont voulu sans le réaliser, ce qu'ils ont tué en le réalisant, ce que les âmes ont été et que nul n'a jamais dit - c'est de tout cela que s'est formée la conscience sensible avec laquelle j'ai marché, cette nuit-là, au bord de la mer. Et ce qui a surpris chacun des amants chez l'autre amant, ce que la femme a toujours caché à ce mari auquel elle appartient, ce que la mère pense de l'enfant qu'elle n'a jamais eu, ce qui n'a eu de forme que dans un sourire ou une occasion, à peine esquissée, un moment qui ne fut pas ce moment-ci, une émotion qui a manqué en cet instant-là - tout cela, durant ma promenade au bord de la mer, a marché à mes côtés et s'en est revenu avec moi, et les vagues torsadaient d'un mouvement grandiose l'accompagnement grâce auquel je dormais tout cela. »

Abattoir 5 (Kurt Vonnegut)

Est-ce qu’il a une sorte de génie, ou est-ce qu’il est à moitié dingue ? Est-ce que ses histoires sont originales, intelligentes, écrites dans un style bien personnel et identifiable, ou est-ce du n’importe quoi écrit n’importe comment en se donnant des allures de conte philosophique pour se moquer du monde ?

J’avoue ne pas avoir les compétences nécessaires pour juger de la qualité littéraire de son œuvre. J’avoue même que certains de ses livres m’ont laissé fort dubitatif. Aussi, je n’essayerai pas d’objectiver mon jugement sur le livre dont il est question. D’ailleurs, je ne suis pas à la recherche de la plus belle ou de la meilleure œuvre littéraire, je recherche des livres qui me touchent, qui m’émeuvent, qui me font réfléchir, qui m’amusent, qui me surprennent. Et à cette mesure là, « Abattoir 5 » remplit bien son contrat. Je pense bien qu’il figure dans le top 10 de mes livres préférés.

Certains disent que c’est un des meilleurs plaidoyers contre la guerre. Moi je dis que ce n’est pas un plaidoyer, ni même une démonstration. Ce texte est une évidence. Je ne sais pas s’il y a des guerres justes, mais après avoir lu ce livre, je tiens pour sûr qu’il n’y a pas de guerre qui ne soit une folie et une absurdité complète.

La guerre, celle de 40, Kurt l’a vécue. Américain doté d’un patronyme allemand, il est fait prisonnier et interné –faute de mieux, dans un ancien abattoir de la ville de Dresde. Au même moment, l’état-major allié décide de rayer cette ville de la carte, faisant 135000 victimes en grande majorité civiles. Par miracle, Kurt s’en sort, mais le spectacle qu’il découvre va bien sûr le marquer à vie.

Rentré au pays, l’écrivain Kurt Vonnegut sait qu’il devra un jour ou l’autre accoucher de ce fardeau en en faisant un livre. Mais sous quelle forme ? Les mots résistent. Il s’en explique 23 ans plus tard dans la préface de son livre, soi dit en passant, une des plus remarquables préfaces que j’aie pu lire.

Dans cette préface, Kurt se met en scène, c’est déjà du roman (elle porte en fait le numéro de chapitre 1). Et puis, chapitre 2, Kurt se mue en Billy Pelerin, « héros » du livre :

« Ecoutez, écoutez :

Billy Pelerin a décollé du temps.

C’est un veuf gaga qui s’est endormi, Billy a ouvert les yeux le jour de son mariage. Il est entré par une porte en 1955, est ressorti par une autre en 1941.»

Vonnegut est catégorisé comme écrivain de science fiction. Aussi, cette histoire de voyage dans le temps et l’espace peut-être lue au premier degré avec beaucoup de plaisir comme un classique procédé de SF.

Et d’ailleurs, moi j’aime lire les histoires au premier degré, sans essayer de comprendre le sens caché du symbole ou de l’allégorie. Si l’écrivain est bon, ces transpositions doivent se faire de manière pratiquement inconsciente. Oui, il y a un travail qui se fait en nous et qui nous touche sans qu’on sache très bien où ni pourquoi.

Mais si on se met dans la peau de Kurt, avec ce qu’il a vécu durant la guerre, et particulièrement à Dresde, ces images et ces sensations qui reviennent le hanter durant 23 ans, probablement sans prévenir, qui l’agrippent et le projettent dans un enfer passé, mais probablement encore très présent, on peut s’imaginer que le rapport au temps n’est pas le même pour lui que pour nous. Alors, oui, Billy voyage dans le temps, et ça ne me surprend pas et ne me choque pas.

De même pour cette partie qui semble risible ou Billy se fait enlever par des extra-terrestres et enfermer dans une cage de zoo tout-confort sur la planète Tralfamadore. Bien oui, je peux comprendre le besoin de s’échapper très très loin, de s’enfermer dans une bulle où pouvoir enfin vivre sans soucis et sans cauchemars.

Et aussi, faut croire qu’il faut prendre autant de distance pour avoir un regard extérieur sur la folie des hommes. D’ailleurs, on pourrait parfois se demander si les humains ne méritent pas d’être enfermés au zoo dans la section « animaux bizarres » ?

Kurt se voit et voit Billy, son héros. Billy se voit à plusieurs époques, dont certaines ont même la couleur du bonheur. Mais Billy sera toujours un peu à côté de lui-même, trop conscient pour pouvoir jouir pleinement du bonheur en toute insouciance, pour pouvoir être complètement avec les autres ou même avec lui-même.

Il faut que je parle aussi du ton de Billy, ou si vous voulez du style de Kurt. C’est écrit très simplement, de manière presque détachée. Comme s’il fallait se limiter à relater des faits. Parce que tout sens, toute logique en ce qui concerne la guerre échappe à Billy. La soi-disant logique utilisée par le reste du monde n’est pas celle de Billy. Et au cours du livre, on ne peut que prendre le parti de Billy contre le reste du monde.

« … Un soldat allemand muni d’une torche électrique s’est enfoncé dans l’obscurité, est resté longtemps invisible. Quand il est remonté, il a annoncé à un gradé perché au bord qu’il y avait des morts par douzaines au fond. Assis sur des bancs. Intacts.

C’est la vie.

L’officier a ordonné d’élargir la brèche et d’y appuyer une échelle afin de procéder à l’extraction des restes. C’est ainsi que fut inaugurée la première mine de cadavres de Dresde.

On se mit à en exploiter des centaines.

[…] Au milieu de tout ça, ce pauvre bougre d’Edgar Derby, le professeur, fut attrapé avec une théière ramassée dans les catacombes. Il fut arrêté pour pillage, jugé, fusillé.

C’est la vie. »

J’ai l’impression que Kurt n’a pas vraiment choisi cette manière de raconter son histoire, mais qu’elle a du s’imposer progressivement à lui au cours des années. Tout comme Billy n’a pas choisi de voyager dans le temps.

Billy est un anti-héros. C’est moi. C’est vous. Aux prises avec un monde incompréhensible, qui parfois sombre dans l’horreur totale.

Il essaye de transiger avec une vie qu’il sent déjà vécue, et est obligé d’inventer de nouvelles règles pour faire face à son destin et continuer son tortueux chemin.

« Un tralfamadorien en présence d’un cadavre, se contente de penser que le mort est pour l’heure en mauvais état, mais que le même individu se porte fort bien à de nombreuses autres époques. Aujourd’hui, quand on m’annonce que quelqu’un est décédé, je hausse les épaules et prononce les paroles des Tralfamadoriens à cette occasion : ‘c’est la vie’ »

Alors, folie ou génie ? La frontière entre les deux est parfois bien mince. A vous de voir…

The Hitchhiker's Guide to the Galaxy (Douglas Adams)

Anecdote véridique.

Je suis à table, en bonne compagnie, en train de déguster un bon repas.

Soudain, un détail me frappe, une connexion se fait dans mes neurones, et une irrésistible envie de rire commence à me chatouiller la gorge. Plus j’essaye de la réprimer, moins j’y arrive. Je rougis, mes yeux se mouillent, je me mords les lèvres, tousse, sors mon mouchoir, mais rien n’y fait, le rire est plus fort que tout !

En face, on me regarde d’un oeil soupçonneux :

- « Pourquoi tu ris ? J’ai dit quelque chose de drôle ? J’ai fait une tache ?

- Non, c’est rien, ce plat me faisait juste repenser à un truc marrant que j’ai lu.

- Raconte !

- Non, je raconte mal, et puis ça ne te ferait pas rire.

- Mais si, raconte ! »

[Je raconte …]

- « Et tu trouves ça drôle ?

- Ben … ouais »Et le rire reprend de plus belle.

Embarrassant comme situation, pas vrai ? Alors, si vous ne voulez pas courir le risque de vivre ce genre d’inconvénient –ou pire, si vous n’avez pas un contrôle absolu de votre vessie, un bon conseil : ne lisez PAS …

Le Guide Galactique de Douglas Adams
Ou en V.O.: The Hitchhiker's Guide to the Galaxy – a trilogy in five parts

Dans sa jeunesse, Douglas Adams visitait le monde en suivant les conseils d’un guide pour voyageurs désargentés. Je ne vous raconte pas l’anecdote farfelue qui un soir, à Vienne, l’amena à convertir en bière tout l’argent qui lui restait et à passer la nuit couché dans un pré, cherchant en vain le sommeil, et contemplant la voûte étoilée qui tournoyait et tanguait sous l’effet de l’alcool.

Ce soir là, Adams eut une révélation : « Bon sang ! Ce qu’il faudrait, c’est un guide de voyage pour les touristes de la galaxie ! »

Cette idée lui trotta dans la tête jusqu’à ce qu’il rencontre à la BBC un producteur assez fou pour croire en son idée. Ce fut le début d’une série radiophonique devenue culte chez nos amis anglo-saxons.

Plus tard, vu l’incroyable retentissement de l’émission, Adams rassembla ses papiers pour en faire une série de livres. C’est ainsi que naquit « Le Guide ».

“In many of the more relaxed civilizations on the Outer Eastern Rim of the Galaxy, the Hitch Hiker's Guide has already supplanted the great Encyclopaedia Galactica as the standard repository of all knowledge and wisdom, for though it has many emissions and contains much that is apocryphal, or at least wildly inaccurate, it scores over the older, more pedestrian work in two important respects.

First, it is slightly cheaper; and second, it has the words “Don’t panic” inscribed in large friendly letters on it's cover.”

Il ne faut donc pas s’attendre à de la grande littérature, ici, ou à une construction élaborée (il y a d’ailleurs de nombreuses incohérences). Par contre, on y gagne en improvisation, en liberté de ton, en humour débridé.

Le Guide contient, ou plutôt devrait contenir une section sur la planète Terre.

Pour rédiger cette section, un émissaire de l'éditeur, un certain Ford Prefect, originaire de Bételgeuse, travaille incognito chez nous depuis une quinzaine d’années. Mais malgré son labeur acharné, ses impressions de notre planète se résument à peu de chose, deux mots en fait : "mostly harmless".

Ford a un ami terrien du nom d’Arthur Dent. Un anglais on ne peut plus moyen qui au début du livre est en prise avec un problème personnel : la municipalité veut détruire sa maison pour faire place à une sortie d’autoroute.

Mais ce drame mineur est en fait l’image en modèle réduit d’un autre drame qui se joue au niveau de la planète. En effet, au même moment, un vaisseau Vogon s’apprête à détruire la Terre pour faire place à une dérivation spatiotemporelle (ou quelque chose comme çà).

Vous voulez plus d’info sur les Vogon ? D’accord :

"Here is what to do if you want to get a lift from a Vogon: forget it.

They are one of the most unpleasant races in the Galaxy - not actually evil, but bad tempered, bureaucratic, officious and callous. They wouldn't even lift a finger to save their own grandmothers from the Ravenous Bugblatter Beast of Traal without orders signed in triplicate, sent in, sent back, queried, lost, found, subjected to public enquiry, lost again, and finally buried in soft peat for three months and recycled as firelighters.

The best way to get a drink out of a Vogon is to stick your finger down his throat, and the best way to irritate him is to feed his grandmother to the Ravenous Bugblatter Beast of Traal.

On no account allow a Vogon to read poetry at you."

Les deux amis ont juste le temps de quitter la planète, et les voila partis pour une errance à travers la galaxie, qui les conduira dans des endroits aussi célèbres que "Le Dernier Restaurant avant la Fin du Monde", ou la montagne où Dieu a laissé son dernier message à la Création.

Ils rencontreront aussi des personnages plus fous les uns que les autres, comme Marvin, l’androïde dépressif, ou Zaphod Beeblebrox, le président (complètement félé) de la galaxie (voilà, vous savez d’où vient mon pseudo).

Alors, préparez-vous un « pan-galactic gargle blaster » (le cocktail à la mode dans le reste de la galaxie), installez-vous confortablement, ouvrez le Guide, et partez à la découverte de « La Vie, l’Univers, et le Reste ».

Ah, mais pour cela, il faut encore que je vous copie la recette de ce cocktail :

"The best drink in existence is the Pan Galactic Gargle Blaster.

The effect of drinking a Pan Galactic Gargle Blaster is like having your brains smashed out by a slice of lemon wrapped around a large gold brick.

See chapter two to see on which planets the best Pan Galactic Gargle Blasters are mixed, how much you can expect to pay for one and what voluntary organisations exist to help you rehabilitate afterwards.

To mix one yourself:

Take the juice from one bottle of Ol' Janx Spirit. Pour it into one measure of water from the seas of Santraginus V - Oh that Santraginean sea water. Oh those Santraginean Fish!!!

Allow three cubes of Arcturan Mega-gin to melt into the mixture (it must be properly iced or the benzine is lost).

Allow four litres of Fallian marsh gas to bubble through it, in memory of all those happy Hikers who have died of pleasure in the Marshes of Fallia.

Over the back of a silver spoon float a measure of Qualactin Hypermint extract, redolent of all the heady odours of the dark Qualactin Zones, subtle sweet and mystic.

Drop in the tooth of an Algolian Suntiger. Watch it dissolve, spreading the fires of the Algolian Suns deep into the heart of the drink.

Sprinkle Zamphuor,

Add an olive.

Drink.....but.....very carefully."


Ca me rappelle une autre histoire...

Il y a longtemps, dans un bar que je fréquentais, chaque fois que le barman venait prendre ma commande, je demandais "Un gargle blaster, s'il vous plait".

Très poli, le barman me répondait invariablement "Désolé, monsieur, nous n'en avons pas. Voulez-vous consulter notre carte?"

Alors, je prenais l'ai déçu et commandais une Guinness.

Jusqu'au jour où, comme d'habitude, je commande un gargle blaster, mais le barman me répond "Certainement, monsieur".

Il disparaît derrière le bar et revient un peu plus tard l'air content de lui avec un verre d'un liquide à la couleur inquiétante : "Votre gargle blaster, monsieur".

Eh bien, par fierté mal placée, j'ai bu ce verre, mais je vous assure que j'ai pu suivre tout le trajet du liquide dans mon corps.

Ma bibliothèque

Ma bibliothèque se trouve dans une ruelle très joliment nommée "Venelle des Capucins", reliant une rue commerçante à un petit parc caché que seuls peuvent connaître les "vrais" habitants de ma ville. Ma bibliothèque est pratiquement impossible à trouver pour le touriste de passage ou le nouvel habitant installé depuis moins de dix ans dans cette ville.
Tant mieux!
C'est MA bibliothèque. Je ne voudrais pas qu'elle se donne à n'importe quel passant pressé. Elle doit se découvrir, se mériter.

Ma bibliothèque occupe une vieille maison en pierre grise avec une lourde porte en chêne et de petites fenêtres sombres à croisillons, avec des vitraux teintés de vert et rouge qui font partout de petites taches de lumière quand il fait soleil. J'aime bien imaginer que cette bâtisse date du Moyen-Age, parce que j'ai envie de croire qu'elle porte la marque mystérieuse de cette époque. D'ailleurs, certains livres de ma bibliothèque, comme par exemple celui dePhilip Roth que je suis en train de lire ont l'air tellement vieux et écornés qu'ils semblent aussi sortir en droite ligne du Moyen-Age.
En été, il y a des géraniums rouges aux fenêtres.

La maison est jolie, mais en réalité, elle n'est pas assez grande pour abriter une bibliothèque. Les livres sont serrés sur d'horribles rayonnages métalliques. On a l'impression qu'ils ne respirent pas, qu'ils transpirent et agglutinent la poussière. Toutes les couvertures sont poisseuses, et il m'arrive souvent de passer un chiffon humide sur un livre avant de commencer sa lecture, mais cette opération n'a pour effet que de faire ressortir d'avantage l'odeur aigre de papier vieilli.
Par manque de place, il y a peu de tables. Les allées sont étroites. On pourrait croire cette promiscuité propice aux rencontres. Mais non, car les gens de ma ville ne sont pas liants, et moi, étant forcément de ma ville, je ne suis pas très liant non plus. Les visiteurs ont donc toute leur attention fixée sur les rayons, chevauchant d'un index expert et agile une rangée de livres à la recherche du volume désiré. Jamais une conversation se s'ébauche entre inconnus à propos d'un auteur ou d'un roman préféré.

Ma bibliothécaire, doit avoir entre vingt-cinq et trente ans. Elle est très sympa et très jolie. J'aimerais seulement qu'elle s'habille de manière un peu moins provocante. Ça devient parfois très gênant quand elle monte sur son petit escabeau pour saisir les livres de la rangée supérieure, qui sont en général mes préférés.
Non, excusez-moi, ça c'est dans mes rêves.
En réalité, je n'ai pas grand-chose à dire sur ma bibliothécaire. Je ne la connais pas vraiment.
Pourtant, j'aimerais être considéré comme un habitué. J'aimerais qu'on me reconnaisse quand j'entre : "Bonjour Monsieur Zaphod! Alors, il vous a plu, le livre de Murakami? J'y pense, nous venons de recevoir quelque chose qui devrait vous intéresser : un roman de Kurt Vonnegut. Je vous l'ai gardé au chaud."
Mais je ne suis qu'un lecteur anonyme. Je ne sais pas pourquoi, à mon grand regret, il n'y a que dans les bars que le patron m'appelle par mon prénom et a l'air content de me revoir.

Et pourtant, je connais un moyen de la faire frémir, ma bibliothécaire. Mais je n'en abuse pas (du moyen), je vous le promets.
Il faut que je vous explique d'abord que -tout moyenâgeuse qu'elle soit, ma bibliothèque est informatisée. J'ai donc accès au catalogue sur internet. C'est très pratique. Je peux voir par exemple que la bande dessinée "Maus" de Spiegelman est actuellement empruntée, et qu'elle devra rentrer au plus tard pour le 12 Mars 2002. Il faut croire que cette bande dessinée doit être vraiment très bonne, pour qu'un lecteur ne puisse se décider à la rendre après cinq ans.
Mais le catalogue en ligne est aussi très utile pour repérer des livres d'un type bien particulier. Ceux qui ont la cote de rangement "Réserves cave 820". C'est par exemple le cas du roman d'Ernest Hemingway "Le soleil se lève aussi".

Je me rends au comptoir pour demander ce livre en disant que je ne l'ai pas vu dans les rayons.
-"Un instant, je vais vérifier dans le catalogue", me répond ma bibliothécaire de sa voix la plus professionnelle. "... Hmmm, il n'est pas emprunté ...", et à ce moment précis, sa physionomie change subtilement. Elle appelle une collègue.
-"Cécile, viens voir ..." en pointant l'index sur son écran. Je sais très bien ce qu'elle montre à Cécile, elle montre l'indication "Réserves cave 820". Ma bibliothécaire et Cécile se regardent, l'air troublé.
-"Je crois qu'on a un petit problème, Monsieur. Ce livre n'est pas disponible pour l'instant", reprend-elle d'une voix beaucoup plus hésitante.
- "Mais pourquoi? Vous venez de me dire qu'il n'était pas emprunté."
- "Euh, c'est-à-dire que le bibliothèque n'est pas grande, nous ne pouvons pas tout exposer. Le livre se trouve en réserve."
Et là, je tire mon estocade. Je sais, je suis méchant.
-"Eh bien parfait, ne pouvez-vous pas aller le chercher?".
-"Mais... euh... Monsieur, il est à la cave 820. Oh non, vous n'y pensez pas! Non, ce n'est pas possible, je regrette. Personne suivante, s'il vous plaît." Et elle met fin brusquement à notre conversation.

Mais qu'a donc de si terrible cette fameuse cave 820?
Il y a quelques années ...
Bon, d'accord; il y a de nombreuses années, je me serais laissé enfermer un soir dans la bibliothèque, équipé d'une lampe de poche et d'un canif, en digne héritier spirituel de Bob Morane, dans l'espoir de percer à jour ce mystère. A mon âge, bien qu'étant titillé par un reste d'esprit aventureux, j'en suis réduit à des spéculations guères romantiques. Je ne crois pas vraiment qu'il faille traverser un labyrthinque, euh labyrinthe de couloirs obscurs et humides pour accéder à la cave 820. Je ne crois pas d'avantage qu'elle ait servi de salle de torture dans une époque lointaine. Ou que les échos de quelque crime horrible s'y fassent encore entendre les soirs de tempête.
Je crois plus prosaïquement qu'elle pourrait servir de refuge à une famille de rats, ou de terrain de jeu à une colonie d'araignées.
Mais si ces réflexions suffisent à faire trembler ma bibliothécaire, à moi, elles me procurent un petit plaisir légèrement malsain. Aurais-je décidément un tempérament sadique?

A midi, quand il ne pleut pas, je quitte le bureau pour aller me dégourdir les jambes en ville.
Inconsciemment, mes pas m'emmènent toujours aux mêmes endroits. Vers les livres.
Il y a quelques librairies, dont certaines sont de belles boutiques où les livres sont joliment présentés. Mais moi, j'aime flâner sans acheter. Ou plutôt, je m'y oblige. Je dois respecter mon budget. J'ai des bouches à nourrir, spécialement deux petites bouches à qui je veux donner ce qu'il faut, des courgettes et tout ça. Mais dans une librairie, si vous passez votre temps à toucher les livres sans jamais passer à la caisse, on vous regarde avec méfiance. Parfois même, une vendeuse importune s'approche.
-"Je peux vous conseiller Monsieur?"
-"Hem... Bah oui, je cherche le tome huit de Harry Potter".
-"Mais il n'est pas encore sorti, Monsieur. D'ailleurs, il n'y a pas de tome huit prévu, que je sache."
-"Ah, je comprends. Eh bien dans ce cas je repasserai. Au revoir."

Alors, je reviens toujours vers ma bibliothèque.
Je peux y flâner et rêver en paix. Personne ne me pose de questions. Les lieux me sont familiers, leur lumière, leur odeur, les allées étroites entre les rayonnages poussiéreux, le ronronnement de la photocopieuse, ...
Malgré ses défauts, je m'y sens presque chez moi.
C'est que, voyez-vous, j'aime ma bibliothèque.

Ulysses (James Joyce)

Ca y est, j’ai fait ma critique d’Ulysse, et elle commence comme ça :

Quinze ans ! Cela fait 15 ans que ce livre est dans ma LAL (bien avant que je n’appréhende le concept de Liste A Lire). Depuis ce temps, il m’attend avec la tranquille assurance du chef-d’œuvre certain de ne pas vieillir. Et voici que j’ai enfin surmonté mon angoisse et me suis attaqué à ce monument.

Comme dit le cliché, il est des lectures dont on ne sort pas indemne et gnagnagni et gnagnagna. Et bien dans cette lecture, je suis sûr d’avoir perdu pas mal de neurones. Avec un peu de chance, ce sont les plus faibles qui sont passés à la trappe, et il ne me reste que les meilleurs : sélection naturelle, vous voyez…

Au fait maintenant ! Joyce possède un esprit à la courbure bananiforme.

Et « Ulysse » est l’œuvre bananière par excellence. Banane entéléchienne, phallique, callypige, hiérophantique !
La banane irlandaise est un fruit sauvage qui ne se laisse pas dompter facilement.
Qui s’engage imprudemment dans cette labyrinthique cathédrale païenne, le nez pointé vers d’inaccessibles voûtes littéraires, risque de glisser sur cette peau huilée de gras néologismes et zébrée de fulgurances stylistiques.
Sous l’urique pelure entachée de brunes bogues blettes, on découvre toutefois un fruit doré et sucré comme un dessert égéen. Telle est ma conclusion, et je vous la livre d’emblée.

Cette lecture m’aurait-elle définitivement ramolli le cerveau, vous demandez-vous ? C’est qu’en fait, sous la contrainte insensée d’une promesse stupide, il me faut aujourd’hui relever le défi d’utiliser la métaphore bananière pour parler de Joyce.

Mais quel fut donc le projet de Joyce en commençant cette œuvre ?
Laissons d’abord un personnage nous donner une piste au début du livre :

« - Sacredieu, fit-il, imperturbable. La voilà bien la mer, celle d’Algy, la grise et douce mer, la mer pituitaire. La mer contractilo-testiculaire. Epi oinopa ponton. Ah, Dedalus, les Grecs. Il faut que je vous les fasse connaître. Il faut que vous les lisiez dans le texte.[…] si seulement nous pouvions travailler ensemble, nous ferions quelque chose pour notre île. L’helléniser »

Mais que veut dire « helléniser l’Irlande » ?
Que cherche Joyce ? Critiquer la société irlandaise ou anglaise de son temps ? Faire étalage de son immense culture ? Se livrer à un jeu littéraire pour son plaisir personnel ? Révolutionner l’art du roman ? Faut-il éplucher ce livre comme une banane pour en découvrir le sens secret sous les couches d’allégories, d’analogies et de symboles ? Faut-il être féru d’Homère et d’histoire antique pour en saisir toutes les allusions mythologiques ?
Sans doute tout cela ; et c’est donc une tâche bien au-delà de mes capacités ! Jusqu’où allais-je donc pouvoir m’accrocher ?

On commence par suivre Stephen Dedalus près de la mer, puisque tout commence là, et à travers les rues de Dublin. La grammaire « déroute » dès le début : des phrases incomplètes, sans structure ou sans verbe, parfois incompréhensibles ; parfois des mots isolés.

Alors, j’utilise ma botte secrète : prendre tout au premier degré, ne pas chercher à analyser, et laisser l’œuvre faire son travail.

Et là, miracle ! Je me retrouve dans la tête de Stephen, en train de penser ses propres pensées. Vous voyez, les pensées intimes qui ne sont pas destinées à être formulées oralement, on ne prend pas la peine d’en parfaire la forme grammaticale : le processus va trop vite ! Et c’est ce que Joyce arrive à faire passer sous forme écrite ! Il y a donc trois niveaux de langage : la narration ou description dans le style flamboyant de Joyce, les dialogues, dans un style propre à chaque personnage, et la pensée, utilisant tous les raccourcis dont le cerveau est capable.

Dans la peau (ou la tête) de Stephen, je me suis d’abord senti à l’aise, à ceci près qu’il est bien plus intelligent et cultivé que moi, donc je devais pas mal m’accrocher. Mais son caractère me convenait. Un gars un peu angoissé, qui pourrait sans doute tenir un cap, mais qui préfère se laisser porter par le courant, souvent un peu en retrait, plus dans la réflexion que dans l’action, capable d’écouter son interlocuteur pendant une demi heure, puis d’émettre en quelques mots et a mi-voix une opinion qui déstabilise, et qui inspire de ce fait une sorte de respect –non, pas vraiment de respect, plutôt d’inquiétude.

Comme Stephen se laisse pousser par le flot des évènements, je me sens emporté par le flot des pensées de Stephen. Cela va vite, je suis ballotté par le ressac des souvenirs et associations d’idées qui partent en tous sens. L’air me manque, mais …

Ouf, l’accalmie d’une île (Joyce sait exactement quand il faut nous sortir la tête de la Liffey). Second chapitre, nous sautons à bord d’un autre vaisseau, ou dans la tête d’un autre personnage : Léopold Bloom. Caractère différent (ou autre facette du caractère de Joyce ?) : plus actif, réaliste, accessible, pas « florissant » pour autant. Gourmand. Curieux. Toujours à imaginer quelqu’ invention, investissement, ou plan sexe.

Le trajet vers le cimetière, que nous partageons avec Bloom pour assister à l’enterrement d’un ami, est un morceau d’anthologie à ne pas manquer. Ici encore, les pensées se croisent et se superposent, entre observations triviales, souvenirs douloureux évoqués par la destination du cortège, et plaisanteries que font les personnes pas trop proches du défunt en de telles circonstances pour alléger l’atmosphère.

« - Triste, dit Martin Cunningham, un enfant.Une figure de nain mauve et ridée, comme était celle du petit Rudy. Un corps de nain, malléable comme du mastic, dans une boîte de sapin doublée de blanc. La Mutuelle-Inhumation paie. Un penny par semaine pour un morceau de gazon. Notre. Pauvre. Petit. Bébé. Chose dépourvue de sens. Erreur de la nature. S’il est vigoureux tient de la mère. Sinon du père. Plus de chance la prochaine fois.
[…]
Dunphy, mastroquet du coin. Voitures de deuil arrêtées, noyant leur chagrin. Station au bord de la route. Situation épatante pour un bisrto. M’attends à faire halte là au retour pour boire à sa santé. Passez-moi la consolation. Elixir de vie.
[…]
Une femme et une petite fille en deuil sortaient des grilles. De l’ordre des rapaces, face anguleuse, créature âpre, le bonnet de travers. Visage de la petite barbouillé de crasse et de larmes, son bras accroché au bras de la femme, levant les yeux pour savoir s’il faut pleurer.
[…]
- Et comment va Dick le costaud ?
- Il n’y a plus rien entre le ciel et lui, répondit Ned Lambert.
- Par Saint Paul ! dit M. Dedalus contenant sa surprise. Dick Tivy chauve ?»

J’aurais voulu tout recopier !

Retour sur Stephen. Moi qui l’avais pris pour un taiseux ! Il nous gratifie avec une éloquence virtuose d’une glose savante sur les œuvres de Shakespeare dont la majeure partie me passe très haut au dessus de la tête. Je persévère et lis avec les phares anti-brouillard.

Scène extérieure, ensuite. Le cerveau de Joyce est maintenant à température. Sous l’effet de cette chaleur, une multitude de personnages saisis d’une sorte de mouvement Brownien (ceci n’est nullement une référence à Danny le brun), entrent dans le champ de perception du lecteur, interagissent brièvement et en ressortent aussitôt au gré de leurs trajectoires d’apparence aléatoire dans les rues de Dublin. Quant à mon cerveau à moi, proche de sa température de fusion, ses différents voyants sont largement dans la zone rouge.

Pourtant, Joyce, en maître exigeant, va m’emmener plus loin encore. En effet, Bloom, notre personnage, est obsédé par une idée fixe qui le fait souffrir. Si j’ai bien compris ce qui n’est qu’évoqué par le texte, il est persuadé que sa femme, qu’il aime énormément, le trompe. Certains évènement ou rencontres viennent raviver ses soupçons d’une manière douloureuse. Il livre alors une véritable bataille dans sa tête pour essayer de réprimer ces pensées involontaires qui l’assaillent et les remplacer par d’autres, plus anodines. Imaginez un troupeau de phrases traversant un champ de mines, et la pagaille qui en résulte, et vous aurez une idée du style d’écriture à ce moment.

Comme ce texte s’insinuait lentement en moi, atteignant jusqu’aux synapses les plus reculées de mon cerveau, que des correspondances secrètes commençaient à m’apparaître, j’eus soudain une révélation foudroyante causée par la mise en perspective des passages suivants:

(*) «Les dames du Lotus les contemplent, serves de leur regard, glandes pinéales qui ardent. Plein de son dieu il trône, Bouddha, sous son bananier. »

(**) «Tout en attendant sur le trottoir de Temple Bar, M’Coy poussa tout doucement du bout du pied jusque dans le ruisseau une peau de banane. Un type peut foutrement bien se casser la gueule avec ça en rentrant plein le soir.»

(***) « […] that old servant Ines told me that one drop even if it got into you at all after I tried with the Banana but I was afraid it might break and get lost up in me somewhere […]»

Ces extraits, assez éloignés dans le texte, mais qui se répondent, attestent bien de la symbolique phallique de la banane (***), et partant, de tout le rejet inconscient (**) lié aux tabous sociaux et religieux (*) hérités de l’époque victorienne, comme élément moteur qui sous-tend et traverse toute l’œuvre de Joyce.

J’en étais là de mes réflexions, quand tout à coup… me voici à la fin du premier volume. Car l’édition que j’ai empruntée à la bibli est en deux volumes. Je m’en vais donc déjà vous livrer cette première analyse, et m’aérer l’esprit par d’autres lectures avant de revenir (dans quinze ans peut-être) pour la 2e partie avec de nouveaux délires.

Mon sentiment à ce stade ? L’impression d’avoir pénétré –intimidé, dans une immense cathédrale littéraire, un sentiment d’admiration, de respect, d’incompréhension souvent ; moins un plaisir de lecture immédiat qu’une satisfaction de m’être confronté à un géant de la littérature.
Un léger bourdonnement d’oreille. Et l’envie de manger une banane.

Finalement, il est possible que j’aie enfin compris que Joyce n’écrit pas vraiment au sujet de quelque chose, mais que la langue elle-même est le seul véritable sujet. (Je suis content de celle-là )

Aux dents en emporte le vent

Quand j'étais enfant, j'habitais seul avec mon père une veille bâtisse isolée sur la route de Kirkwall. Le hameau était à cinq miles au sud de notre maison, et tous les jours, je faisais ce chemin à pied pour me rendre à l'école. Au nord, la mauvaise route qui menait au lointain port de Farthing traversait d'immenses étendues de landes lugubres et vides de toute présence humaine, si ce n'est l'asile d'aliénés de Birchwood, éloigné d'une dizaine de miles.

La route était très peu fréquentée, mais il arrivait qu'un voyageur égaré, dont le cheval s'était blessé, ou qui avait brisé un essieu de sa voiture dans les ornières de la route, frappe à notre porte pour demander de l'aide, un peu de chaleur ou de repos. Mon père l'accueillait toujours, car à cette époque où la rigueur du climat et l'insécurité des chemins avaient un sens aujourd'hui oublié, chacun sentait qu'une vie pouvait dépendre de l'hospitalité d'un inconnu.

La nuit dont je vous parle, peu avant l'aube, nous fûmes réveillés par des coups répétés frappés à la porte.
Sur notre seuil se tenait un étranger, grand, maigre, ses longs cheveux noirs mouillés de pluie, et vêtu d'une longue cape de voyage noire à l'ancienne mode. Il semblait épuisé ou malade, et s'avança dans la pièce en titubant quand mon père le pria d'entrer. Son visage, éclairé par la bougie que tenait mon père, était d'une pâleur et d'une minceur cadavériques.

En quelques mots hésitants, notre visiteur nous raconta sa mésaventure. Effrayé par un animal sauvage, son cheval s'était cabré puis s'était enfui affolé.
Il disait avoir marché toute la nuit, était épuisé, et suppliait mon père de le laisser prendre quelques heures de repos avant de repartir vers le village où il espérait trouver une voiture de location.

Comme il était pour nous l'heure de se lever, mon père proposa au visiteur de déjeuner avec nous et s'apprêta à allumer la lampe de la cuisine.
A la vue de cette lampe qu'il n'avait pas encore remarquée, curieusement, l'étranger sembla soudain s'animer.

- Ah, mais... attendez, cher ami, votre lampe m'intéresse, elle est curieuse, laissez-moi l'observer... ne s'agirait-il pas d'une de ces lampes anti-vampires dont on parle beaucoup en ce moment?

- Mon cher, absolument toutes les lampes dans la maison sont des lampes anti-vampires; on n'est jamais trop prudent, voyez-vous.

- Et ... est-ce que... est-ce que l'effet est rapide? Aussi foudroyant qu'on le dit?

- Ah ça, pour être rapide... je n'ai vu la lampe en action qu'une seule fois, et ce n'était pas très joli. Fallait voir cette pauvre créature se tordre de douleur à peine la lampe allumée, puis littéralement se décomposer en quelques minutes.

Et comme il prononçait ces paroles, mon père craqua une allumette et l'approcha de la mèche, qui brûla aussitôt d'une froide lumière blanche. Etait-ce l'effet de la lumière? Il me sembla que le visage crispé et déjà fort pâle de notre hôte avait soudain perdu toute couleur.

- Mais vous savez, poursuivit mon père en le regardant fixement, une lueur étrange dans les yeux, si nous n'avons eu qu'une fois la visite d'un véritable vampire, il nous est arrivé plus d'une fois de recevoir des gens sincèrement persuadés d'être des vampires. Probablement de pauvres bougres échappés de l'asile de Birchwood. C'est une pathologie assez courante dans la région, à ce qu'il parait.

Notre visiteur, semblant extrêmement troublé, ou tout simplement épuisé, refusa toute nourriture et s'enferma dans la chambre que nous avions mise à sa disposition.

Le jour était maintenant levé. Au moment d'embrasser mon père et de partir pour l'école, je le trouvai assis près du feu en train de tailler en pointe un pieu de chêne avec son couteau de chasse.

- Que fais-tu, papa?

- Oh, il faut que je répare la clôture de l'enclos des moutons. Voudrais-tu m'apporter le gros maillet, avant de partir?

- Dis, tu ne m'avais jamais dit qu'on avait des lampes anti-vampires. C'est plutôt rassurant, avec les gens bizarres que nous recevons parfois!

- Voyons, fils, je plaisantais avec ce voyageur. Des lampes anti-vampires! Il n'existe rien de tel.

Après un instant de silence, comme pour lui-même, mon père ajouta avec un drôle de sourire:
- Contre cette engeance, il n'y a que la bonne vieille méthode qui marche... Mais les vampires sont des gens tellement superstitieux! Toujours prêts à gober le premier conte de fou, heureusement pour nous.

Je trouvai cette dernière remarque étrange, mais je n'y prêtai pas trop d'attention. J'étais habitué à entendre des propos bizarres dans la bouche de mon père. Il était comme ça avec tout le monde. C'est sans doute pour ça que les autres enfants de l'école l'appelaient "l'échappé de Birchwood".
Ce que les enfants peuvent être méchants, parfois!

En rentrant de l'école, le soir, je remarquai que l'enclos à moutons n'était toujours pas réparé.
Lorsque je m'enquis de notre visiteur auprès de mon père, la seule réponse que j'obtins fut la suivante:

- Il est parti sans demander son reste, et je peux te dire qu'on n'est pas près de le revoir!

J'en fus un peu triste car les visites étaient rares, mais pas autrement surpris. Ce n'était pas la première fois qu'un visiteur égaré chez nous disparaissait sans laisser de traces.

Sans doute qu'ils préféraient ne pas s'attarder. Il est vrai que notre vieux manoir solitaire et l'excentricité de mon père n'étaient pas faits pour inspirer la tranquillité d'esprit.

Garder l'encre - 11

 J'avais commencé cette histoire avec Hugo, il est juste que je la termine avec lui.

Des contemplations à la sauce Hugo, c'est à dire pas toujours très contemplatives. Il ne peut pas s'empêcher d'avoir un avis sur tout et de le faire savoir, mais c'est tant mieux.

Ce livre, de l'aveu même de l'auteur, ce sont aussi les mémoires poétiques d'une vie. Une grande oeuvre, personnelle, intime, très inspirante. Un cadeau pour l'humanité.


Moi j'étais dans un état d'esprit très mélancolique, après ce qui était arrivé à Louis.

Ce vendredi, au Garder l'Encre, j'ai commandé un café, et à ma grande surprise, Roger n'a pas regardé son baromètre et m'a vraiment apporté un café.

J'étais seul à une table. Pas d'autre lecteur ou lectrice.


Mais il y avait un type vraiment bizarre au au bar. Je ne pouvais pas m'empêcher de le regarder.

Il portait des lunettes très noires, mais surtout, il se cachait derrière un brocoli et observait tous les clients par dessus ses lunettes.

Il a du remarquer que moi aussi je l'observais, parce qu'il est descendu de son tabouret, s'est assis à ma table et a continué à me regarder fixement sans rien dire pendant des secondes interminables, tout ça sans lâcher son brocoli.

Finalement, il m'a parlé. Mais ça ne m'a pas vraiment rassuré.


- Tu n'en es pas un, hein?


- Euh... Un quoi?


- Hmmmm... Non, à mon avis, tu n'en es pas un, bien que tu aies l'air bizarre... Mais attention, ils sont rusés!


- Si je te suis bien, tu trouves que moi j'ai l'air bizarre? C'est parce que je n'ai pas de brocoli? Mais je ne suis pas le seul, tu sais.


- Oui, c'est ça, pas de brocoli... Hmmmmm...


Et tout à coup, il m'attrape par le bras et me colle son brocoli sous le nez.

Je commençais à prendre un peu peur, alors, j'ai pensé à Lapin, et j'ai voulu utiliser l'arme secrète. J'ai dit:


- Boulettes sauce lapin!

(C'est le mot codé qui est sensé déclencher l'attaque de Lapin, le berger allemand, vous vous souvenez?)


- Brocoli!

Que le type a répliqué.


- Boulettes sauce lapin!

J'ai répété en parlant plus fort, pour être sur que Lapin entende, mais ce foutu chien n'a pas bougé d'un poil. Décidément, les choses n'étaient plus comme avant au Garder l'Encre.


- Brocoli! Brocoli! Brocoli! le brocoli est plus fort que tout!


J'ai plus rien dit. Je crois que ça l'a calmé. Il a eu l'impression d'avoir gagné ou quoi. Il a repris plus doucement.


- Bon, tu m'as convaincu, je crois que tu n'en n'es pas un!


- Mais un quoi, bon sang?


- Un Clampin, pardi!


- Je ne sais pas ce qu'est un Clampin, mais je ne crois pas que j'en sois un, en effet.


Il s'approche d'avantage et me dit sur le ton de la confidence:

- Ils sont parmi nous! Les Clampins sont parmi nous!


- Bah, jusqu'à présent, on n'a pas eu trop à s'en plaindre.


- Tu ne te rends pas compte! Ils t'envoient des rayons et rentrent dans ta tête! Puis tu deviens toi-même un Clampin!


- Et je suppose qu'ils ont horreur des brocolis. C'est un peu l'arme secrète anti-Clampin, n'est-ce pas?


- Ouais, c'est ça. Hmmmm... Tu n'es peut-être pas un Clampin, mais tu es quand-même sacrément bizarre!


Et il est retourné s'asseoir au bar.

Bon, ce genre de scène n'est pas vraiment inhabituel dans un bar belge.


A ce moment, je me suis rendu compte qu'il y avait de la musique dans le bar. Ça aussi c'était bizarre pour un vendredi, Roger avait mis la radio. Elle passait "Piano man", une chanson de Billy Joel.

Je ne suis pas spécialement client de l'artiste, mais cette chanson m'a fait repenser au Garder l'Encre, à ce qu'il aurait pu être, à ce que j'étais venu y chercher.

Le Garder l'Encre, dans mon esprit, c'était surtout Pat-le-Flamand, Zoé, et Louis.

Birgit et Ralf, Paula et Michel, je les aime bien, mais ce sont avant tout des plaisanciers, les livres n'ont pas une place capitale dans leur vie. Et Roger, il vit à moitié dans le passé, et pour le reste, il s'adapte, et le Garder l'Encre s'adaptera avec lui. Hier des lecteurs, aujourd'hui des plaisanciers, demain des étudiants. S'il le faut, il remplacera la bibliothèque par des consoles de jeu.


Je suis allé payer mon café au bar, et j'en ai profité pour demander à Roger:

- Et Zoé?

- Zoé? Je crois qu'elle est partie en voyage. Elle est passée me dire au revoir.


Et moi? Elle est partie sans me dire au revoir, à moi! Ça m'a fait un peu mal.

Je m'apprêtais à sortir quand Roger m'a rappelé.


- Ah, j'allais oublier. Elle a laissé ça pour toi.


C'était un sac en papier contenant un livre: Anna Karénine. Rien d'autre. Pas de petit mot, pas de dédicace.

Pourquoi Anna Karénine? Etait-ce un message caché? J'aime pas ça. Moi, il faut me parler simplement.


- Et tant que j'y suis, tiens, prends aussi ça. Je voulais le donner à Ralf mais il n'en a pas voulu. Il ne jure plus que par Hugo.


Et Roger me tend un petit livre intitulé "Tal Des Todes", par un certain Josef Freiher.


- Mais je ne lis pas l'allemand!

- Moi non plus. Prends-le ou jette-le, ça m'est égal. Ce bouquin est trop bizarre, il me fout la trouille.


Je suis donc sorti avec les deux livres. Je feuilletais le livre de Roger en marchant, mais plus je le regardais, plus il me fichait la trouille à moi aussi. Il était plein de dessins étranges.

Comme j'arrivais près du pont, je l'ai déposé sur le parapet en imaginant que quelqu'un le trouverait, et je suis reparti avec Anna sous le bras.


Je pensais: Ces livres qu'on me donne, ça ressemble un peu à un adieu.

Louis, Pat, Zoé, Roger, et même Lapin, ils ont tous levé l'ancre, chacun à sa manière. C'est comme ça que ça se passe dans les ports, et dans la vie.


Et moi, je n'ai presque plus d'encre; juste assez pour laisser le dernier mot à Hugo:


Je ne vis qu'elle était belle

Qu'en sortant des grands bois sourds.

«Soit; n'y pensons plus ! » dit-elle.

Depuis, j'y pense toujours.


(Fin)

Garder l'encre - 10

 Il y a vraiment très peu de livres que j'ai lus plus de deux fois. Moins d'une dizaine, à mon avis. Et je m'étonne moi-même de trouver parmi ce nombre Moby Dick. J'ai une relation particulière avec ce livre qu'il m'est difficile d'expliquer. C'est peut-être à cause de ce premier paragraphe du premier chapitre, où le héros décide de s'embarquer. Moi je sais très bien que je ne franchirai jamais ce pas, malgré tout l'attrait qu'il exerce sur moi; je resterai toujours au bord du quai, à regarder ceux qui partent, à imaginer les voyages que j'aurais pu faire.


Depuis tout ce temps, je n'avais jamais lu d'autre livre de Melville, je n'en avais pas vraiment l'envie. Mais j'ai trouvé ce petit livre tout mince, Bartleby, et je me suis dit que je ne risquais pas grand chose. Pourtant, il m'a fait forte impression. Il commence comme une histoire ridicule, absurde, et on le termine avec un vrai sentiment de malaise.


Notre marin à nous, au Garder l'Encre, s'appelle Louis, bien qu'il n'ait ja-ja-jamais navigué, ohé ohé.

Je vous ai raconté qu'il habite sur son vieux rafiot, et qu'il prépare depuis toujours son départ pour un tour du monde.

Il amasse des atlas marins, des ustensiles divers, refait les peintures, coud des voiles, lit des récits de voyage et même des manuels de survie.

Moi, je sentais bien qu'il finirait par se décider. Récemment, il avait apporté la touche finale à ses préparatifs en ajustant un moteur de seconde main qui devait lui suffire à gagner la mer.


Ce dont je ne me doutais pas, c'est qu'il choisirait de partir en cachette sans prévenir personne.

Voici donc les faits tels que relatés militairement par l'enseigne de vaisseau Jan van Witlof, envoyé en mission sur les lieux.


L'embarcation a quitté le port à l'aube. La lumière était encore très faible. Après les fortes pluies des jours précédents, le débit était relativement important, et le courant était puissant, causant des tourbillons près des arches du pont. Il est probable que la puissance relative du moteur était insuffisante par rapport au tonnage du bateau et aux conditions de navigation. le bateau s'est porté lentement à contre-courant vers l'arche centrale, le pilier masquant une péniche qui arrivait en sens inverse. le capitaine a tenté de virer de bord pour libérer le passage, mais le bateau s'est mis de travers et a été heurté par le péniche. Il a été pratiquement coupé en deux sous le choc, et a sombré immédiatement. A l'heure qu'il est, le capitaine est toujours porté disparu. On pense qu'il était la seule personne à bord.


Merci Jan pour ce compte-rendu plein de sensibilité et de compassion. C'est un ami qui a disparu.


Roger était effondré. Il avait fermé le Garder l'Encre, et nous étions seuls dans la salle lui et moi, assis à une table, silencieux, devant une Chimay qui ne se vidait pas. Lapin, le chien de Roger, qui sentait bien que quelque chose ne tournait pas rond, avait la tête posée sur le genou de son maître, et ne le quittait pas du regard.

A un moment, Roger m'a regardé et m'a dit:


- Je vais plonger. Tu surveilleras l'arrivée d'air.

- Non Roger, tu ne peux pas faire ça!

- Je peux très bien faire ça. J'ai mon brevet de scaphandrier, et la navigation est interrompue.

- Mais les plongeurs des pompiers ont déjà visité l'épave. Ils n'ont pas trouvé de corps. Maintenant, ils sondent le fleuve en aval. Ils finiront par le retrouver. Ça ne sert à rien que tu plonges.

- Ça ne sert peut-être à rien, mais je ne vais pas rester assis sans rien faire. Je vais plonger, je te dis, et tu vas m'assister.

- Et ton équipement, t'es sûr qu'il est toujours en ordre? Ca fait combien de temps qu'il n'a pas servi?

- T'en fais pas pour l'équippement, c'est du solide.


J'ai bien compris que je ne pouvais rien faire pour le dissuader. le casque de scaphandre a donc quitté son piedestal au dessus du bar.

Voir Roger équipé en scaphandrier, ça m'a vraiment fait une sensation bizarre. J'avais l'impression qu'il sortait tout droit de ce tableau accroché au mur du Garder l'Encre, où il figure à côté d'Hemingway.


Roger a donc plongé. Quand il a disparu sous l'eau, Lapin est devenu comme fou. Il courait sans cesse entre moi et le bord du quai où Roger avait disparu. Il n'arrêtait pas d'aboyer, chose qui lui arrivait rarement. Je dois avouer que ça me portait sur les nerfs.


Roger est resté sous l'eau pas loin d'une heure. Bien que toutes les aiguilles de la pompe étaient au vert, je n'étais jamais sûr que tout se passait bien. Et si quelque chose s'était mal passé, de toute manière, je n'aurais pas su quoi faire.

Finalement, on a vu le casque en cuivre émerger. Lapin s'est jeté à l'eau de plaisir et de soulagement, et à failli culbuter Roger. Quant à Roger, il avait dans les mains une boîte en fer qu'il m'a tendue.

Après avoir frotté le couvercle, j'ai pu déchiffrer une inscription: "Les chroniques du Garder l'Encre".


J'ai aidé Roger à se débarrasser de son équipement, puis on est rentré dans le bar.

Roger à commencé par nous préparer des Irish Coffees taille XL. Cette fois, on avait vraiment besoin d'un remontant.

Puis on s'est attaqué à la boîte en fer. Elle contenait une série de carnets. Malheureusement, l'eau s'était infiltrée dans la boîte, le papier était trempé et l'encre s'était diluée. Presque tout était devenu illisible.


Bon, excusez-moi, cette partie-ci de l'histoire n'était pas très gaie, même si on peut trouver ironique qu'un voyage attendu depuis si longtemps se termine tragiquement au bout de cent mètres.

Il y a peut-être autant de plaisir à imaginer un voyage qu'à l'entreprendre, et c'est sans doute moins risqué. Bartleby aurait été d'accord avec ça.


Mais plus tard, je me suis posé cette question: je savais, ou je me doutais que Louis était malade, alors, peut-être qu'il a simplement voulu choisir sa manière de partir? Lever l'ancre dignement, comme le capitaine qu'il aurait voulu être.

Garder l'encre - 9

 Il m'a fallu tellement longtemps pour atteindre ce premier degré sur l'échelle de la sagesse (qui en compte un nombre infini): ne plus m'estimer en fonction de l'opinion des autres, qu'ils soient parents, amis, professeurs, patron ou compagne, ne chercher qu'en moi-même la justification de mes actions et opinions, être mon propre juge moral; alors une rechute me fait toujours de la peine.

Et si je suis honnête, il me faut bien avouer que j'ai décidé de lire Leaves of Grass en partie au moins pour impressionner Zoé. L'idée de m'asseoir à sa table au Garder L'Encre et de sortir négligemment ce bouquin fameux (en VO s'il vous plaît) m'excitait. Je savais qu'elle ne l'avait pas lu, et ce serait bien la première fois que j'échapperais à ce petit regard humide, souriant et chaleureux, mais un brin condescendant qui veut dire "Ah, je suis heureuse que tu aies enfin découvert ce bijou que j'ai lu il y a longtemps, j'envie ton plaisir de le lire pour la première fois".


Et puis, il y a autre chose. Si vous recherchez Walt Whitman sur Internet, vous trouverez une photo de lui assez âgé, avec une barbe blanche hirsute, des sourcils et des cheveux du même acabit, vêtu d'un manteau chaud et coiffé d'un chapeau mi-western mi-randonneur mi-magicien (oui je sais ça fait trois demis), le pourtour des yeux ridé mais le regard clair et bon et serein et profond; et en regardant cette photo, je me suis dit: j'aime ce type. Et puis cette photo me faisait aussi penser à Gandalf, et je me suis demandé: si Gandalf avait écrit de la poésie au lieu de passer son temps dans les complots et les guerres, qu'est-ce que ça aurait donné?

C'est idiot, mais curieusement, cette impression ne m'a pas quitté à la lecture de ce livre. Il y a bien quelque chose de magique dans ces vers, des sortes d'incantation hypnotiques, chamaniques presque, qui m'ont vraiment capturé l'esprit, et me rendaient pénible le retour à la réalité.


Je suis donc entré au Garder l'Encre vendredi vers 19 heures, un petit sourire aux lèvres et mon Walt Whitman sous le bras.

Mais tout ne s'est pas passé comme je l'imaginais.

Pat-le-Flamand était déjà -comme on dit, bien entamé. D'après Roger, il était en train d'écluser des Chimay depuis midi. Il n'avait plus de discours cohérent, et même sa prononciation laissait pour le moins à désirer.


- Hhmmffff chhhh Z't Ptnnnnnn dhgrrr salope!


Ce genre de phrases, c'est tout ce qu'on pouvait tirer de lui au début.

C'est pour vous dire qu'il nous a fallu énormément de patience et de litres de café, à Zoé, Louis et moi, pour lui soutirer son histoire, et apprendre comment il a enfin tenté la conquête de sa directrice (je vous rappelle qu'il était depuis longtemps éperdument amoureux d'elle), et a échoué lamentablement.

J'avais promis de vous raconter cet évènement s'il se produisait; et bien voici ce que j'ai cru en comprendre.


Quand il s'est levé ce matin-là, quelque chose dans l'air de sa chambre, peut-être des effluves de croûtes de pizza refroidie, a dit à Pat-le-Flamand que le grand jour était enfin arrivé.

Mais il a compris aussi qu'il fallait qu'il se donne un peu de courage.

Il s'est versé un whisky, et un whisky en entraînant un autre, et le second en entraînant un troisième, et ainsi de suite jusqu'au fond de la bouteille, il a enfin senti que rien ni personne, ni même Chantal (c'est le prénom de la directrice) ne pouvait lui résister.


Il a donc enfourché son vélo (enfin, disons que lors des deux premières tentatives c'est plutôt le vélo qui l'a enfourché), et est arrivé par miracle et par des chemins détournés en un seul morceau devant la petite fabrique de moutarde.

Il a passé la grille, a pris l'ascenseur jusqu'au quatrième, l'étage de la direction, a traversé le couloir jusqu'à la porte de Chantal, qu'il a ouverte sans frapper.

A ce moment, il s'est aperçu qu'il tenant toujours son vélo à la main. En quelque sorte, le vélo et lui se supportaient l'un l'autre.


- Patrick! Qu'est-ce que vous voulez encore?


- Chhhhhhtalll, jnnn pppppe ppppplll. jtmmmmmmh! Jmmmm ton cul!


- Quoi? Qu'est-ce que vous racontez? Vous avez encore goûté une nouvelle recette de votre invention ou quoi? Je vous avais prévenu de ne plus tenter ce genre d'expérience.


- Chhhtlll, jtmmmmmmh, fzzzz lmrrr. Lssssmwa brsssrrr tes seins!


Et là, Pat a lâché son vélo, et s'est jeté sur Chatal, qui a juste eu le temps de s'écarter, et il s'est effondré par terre.

Cela n'a pas découragé Pat, qui s'imaginant presque parvenu à ses fins, s'est mis à se déshabiller en se tortillant au sol.

Chantal, se souvenant sans doute d'une série vue à la télé, a appuyé sur l'interrupteur de sa lampe de bureau comme si c'était un interphone, en criant "Sécurité! Dans mon bureau immédiatement! Un fou furieux à maîtriser!". Puis réalisant que que la petite entreprise familiale ne disposait pas de service de sécurité, elle a tenté de contourner Pat toujours aux prises avec ses vêtements pour s'échapper dans le couloir.


Voyant son bonheur s'échapper, Pat a réussi à saisir au passage la cheville de Chantal, et s'y est accroché de toutes ses forces, en la couvrant de baisers.

Les hurlements de Chantal ont bientôt attiré d'autres collaborateurs, qui ont eu toutes les peines possibles a dégager sa cheville de l'étreinte de Pat.


Aussitôt libre, elle s'est mise à hurler: "Sortez-moi ce connard d'ici! Si vous approchez encore de moi, j'appelle la police!".


- "Mais chérie, je t'aimeuh, je ne suis rien sans toi!" dit Pat, qui commençait seulement à dessaouler, mais Chantal resta sourde à ses supplications.


Voilà.

Après avoir entendu l'histoire de Pat, on lui a demandé ce qu'il comptait faire.


- Bah, j'ai plus de boulot, la femme de ma vie ne veut pas de moi, et j'ai abandonné mon vélo à l'usine. Je crois que je n'ai plus rien à faire ici. Je vais retourner en Flandre.


(Zoé) Quoi! En Flandre?!


(Louis) Quoi! En Flandre?!


(moi) Quoi! En Flandre?! Pauvre vieux!


Et je crois bien que c'est la dernière fois que nous verrons Pat-le-Flamand au Garder l'Encre.


Tout ça me donne envie de citer ces vers tirés de la fin de Leaves of Grass:


"Good-bye my Fancy!

Farewell dear mate, dear love!

I'm going away, I know not where,

Or to what fortune, or whether I may ever see you again,

So Good-bye my Fancy"

Garder lencre - 8

 C'est un peu la cata. Mais j'ai été naïf aussi. Parfois, je me demande si le type qui habite mon cerveau est tout à fait normal.


Déjà, c'était bizarre que je reçoive un message de Birgit, la jeune épouse de Ralf, me donnant rendez-vous au "Blue Lagoon".

D'abord, normalement, Birgit et Ralf ne sont sensés débarquer au port qu'en Avril.

Ensuite, pourquoi le Blue Lagoon, alors qu'on se voit d'habitude au Garder l'Encre?

Mais quand une femme jeune et sexy me donne rendez-vous (ça arrive en moyenne une fois tous les onze ans), je ne perds pas de temps à réfléchir et j'y vais.

Il y a des questions bizarres qui me passent par la tête, je me demande, est-ce qu'elle aime les hommes mûrs (un peu mon genre, quoi), Birgit? Il y a des femmes comme ça, non? Déjà, son mari est bien plus âgé qu'elle.


Mais je dois dire que je n'aime pas le Blue Lagoon. C'est un peu risible, un bar en Belgique avec des meubles en bambou, un éclairage bleu, de la musique de vahiné et des parasols (ils sont à l'intérieur, les parasols, notez bien). Il n'y a que les cocktails qui sont bons, c'est déjà ça.


Birgit, je disais, elle est sexy. Pas de discussion. Mais elle a un truc qui me dérange. C'est cette manie de toujours se promener pieds nus, même là ou personne ne se promène pieds nus, même en rue, même dans les magasins. Au port, ça passe, et à la limite au Garder l'Encre aussi, mais pas plus loin. Les gens regardent ses pieds. Elle s'habille souvent en mini-jupe, avec des décolletés révélateurs, mais ce sont d'abord ses pieds que les gens regardent. Comme si c'était indécent, des pieds nus. Et parfois même, les regards ne sont pas gentils du tout. Birgit s'en fiche, ou ne s'en rend pas compte.


Bref, Birgit a commandé un blue lagoon, le cocktail maison, et moi j'ai été bête, j'ai commandé un mojito sans réfléchir, par habitude, alors que j'avais l'occasion de changer. Grâce au temps pourri (maximum de la journée 4°C), Birgit portait des chaussures, ça m'a un peu détendu. Mais sa jupe était quand-même remarquablement courte.


- Alors, comme ça, tu me trouves sexy? J'en suis très flattée, mais j'espérais un éloge un peu plus inspiré, avec plus de recherche et de style, juste "sexy", je trouve ça un peu court, est-ce que je ne mérite pas plus?


- Euh, je... comment... ça se voit tant que ça que... enfin je veux dire que tu as vu...


- Tu es un peu naïf, non? Dans ta critique de "The Falls", je te cite : "Puis arrivent les Allemands, Ralf et sa jeune épouse sexy, Birgit, sur leur luxueux yacht". Tu ne croyais quand-même pas que tes chroniques sur Babelio allaient passer inaperçues indéfiniment?


- Mais je croyais que les habitués du Garder l'Encre n'étaient pas adeptes d'internet et des amis virtuels.


- Probablement. Mais depuis que Ralf s'est mis à lire en français, j'aime bien lui faire cadeau de livres, et j'ai eu l'idée de lui offrir un Hugo, et là, je tombe sur une critique des Misérables qui parle très peu des Misérables, mais beaucoup du Garder l'Encre. Tu imagines ma surprise? Je n'ai eu qu'à suivre la piste. Tu as même été assez prévenant pour numéroter les étapes.


- Evidemment, j'aurais du m'en douter... Bon, écoute, j'ai été bête, sans doute, mais je préférerais que tu ne dises rien aux autres.


- Ah, t'es marrant, toi! Eh bien, peut-être que je ne dirai rien, ça dépend....


- du chantage? C'est pour ça que tu es là? Qu'est-ce que tu veux? Abuser de mon corps?


- Dis-donc, je pourrais me vexer! En général, je n'ai pas besoin d'exercer de chantage pour obtenir les faveurs d'un homme. Non, ce que je veux, c'est que tu écrives un autre article, et que tu parles un peu plus de moi, et aussi de toi.


- Y a pas grand chose à dire sur moi.


- Tu crois ça? Tu t'es bien moqué de Pat-le-Flamand, mais tu lui ressembles plus que tu ne crois.


- Quoi! Moi, je ressemble à Pat-le-Flamand?


- Evidemment, sinon, pourquoi fréquenterais-tu cette bande de cinglés? Toi aussi, tu te réfugies dans les bouquins, toi aussi, tu fuis quelque chose. Dis-moi ce que c'est.


- Bon, eh bien, si tu veux savoir, disons que ma vie, dans les bons jours, c'est un peu Ethan Frome, et dans les mauvais, c'est plutôt Rochester. Alors oui, parfois j'ai besoin de m'évader.


- Et s'évader dans l'imaginaire, tu appelles ça de la lâcheté ou du courage?


- ...


- Je vais te dire, tu ressembles à Pat par un autre aspect. Il n'ose pas avouer son amour à sa directrice, et toi tu n'oses pas aborder Zoé.


- Zoé?


- Bah oui, j'ai vu comment tu la regardes. Je serais même limite un peu jalouse.


- Ca c'est ridicule, parce que tu vois, moi je crois que Zoé aime Louis. C'est une fille romantique. Et Louis, c'est le loup solitaire, qui souffre mais ne se plaint pas, l'aventurier sur son bateau, on rit de lui, mais moi je suis sûr qu'il va finir par partir, et j'ai peur que, enfin je crois que Zoé va partir avec lui.


- Alors, d'après toi, c'est Louis le loup solitaire, mais il va embarquer la belle, et c'est toi qui va rester tout seul sur le quai?


- Je serai le radis solitaire.


- Si tu veux méditer sur l'esthétique de la solitude, il y a un petit livre très apprécié dans les pays germanophones, Briefe an einen jungen Dichter, de Rainer Maria Rilke. Je trouve qu'il est fait pour toi. Ecoute ça:

"Ne vous laissez pas troubler dans votre solitude parce qu'il y a en vous comme un désir de vous en échapper. Ce désir justement, pour peu que vous l'utilisiez avec calme, réflexion et comme un instrument, vous aidera à déployer votre solitude sur une vaste contrée."


- Et donc, c'est ça que tu me conseilles?


- A toi de voir. Alors, c'est d'accord? Tu parleras de nous dans ta prochaine chronique?


- Et si tu n'apprécies pas ce que je dis?


- Tant pis pour moi, je prends le risque.


- Alors, je vais lire ce bouquin de Rilke, et dans ma chronique du livre, je parlerai de toi, et de moi.


***


Et c'est ce que j'ai fait, non?

Garder l'encre - 7

 Mais bien sûr que tout est lié! L'autre jour, je relisais les Petits Poèmes en Prose en mangeant un yaourt nature. Et un yaourt nature me fait immanquablement penser à la banquise. Rien d'anormal là-dedans, je suppose que c'est la même chose pour vous. Et on voit bien comment notre écosystème est fragile, puisqu'il suffit d'un simple coup de cuillère à dessert pour que pouf! presque un quart de la banquise disparaisse.


C'est en voyant Zoé lire ce livre au Garder l'Encre que ça m'a donné envie de le relire aussi.

A une époque de ma vie, c'était mon bouquin préféré. C'est celui que j'ai le plus lu.

Je devais trouver que c'était les Fleurs du Mal en encore plus épuré, allégé même de la notion de rime, ou quelque chose comme ça.


Aussi, j'ai toujours aimé boire, mais je n'ai jamais supporté l'alcool. Quand je rentrais dans ma petite chambre après avoir trop bu, trop malade même pour me coucher, je me mettais à lire ce livre par habitude, en attendant que la vitesse de rotation de l'univers autour de ma chambre finisse par diminuer. Dans cet état, j'appréciais de me retrouver en territoire littéraire familier. Oui, même devenir alcoolique, c'est un truc que j'ai raté.


Bref, c'est donc Baudelaire qui m'a rappelé que je devais vous raconter l'histoire du scaphandre, qui n'est pas vraiment l'histoire du scaphandre. J'espère que vous suivez toujours, mais il y a une logique. Ah, la rigueur des lois de logique qui sous-tendent notre univers ne cessera jamais de m'impressionner!


***


Zoé fréquente le Garder l'Encre depuis bien plus longtemps que moi, et elle connaît bon nombre de petits secrets. Les gens se confient facilement à elle.

J'étais curieux de connaître l'histoire du scaphandre, mais quelque chose me retenait de poser la question à Roger.

Donc, je me suis adressé à Zoé, et elle m'a appris que l'histoire du scaphandre, c'était en fait surtout l'histoire de la femme bleue.


J'ai déjà parlé du portrait de Roger et d'Hemingway accroché dans la salle du Garder l'Encre, sur lequel Roger figure en costume de scaphandrier. En fait, Roger possède un autre tableau réalisé à partir d'une photo. C'est le portrait de la femme bleue. Roger n'en parle jamais et ne le montre jamais. Il est caché quelque part dans un recoin de la maison, et je pense que Zoé est la seule à l'avoir vu. Voici son histoire.


Roger n'a pas toujours été patron de pub. Il a été militaire et a fait partie de la marine belge (si, il existe une marine belge, je l'ai déjà expliqué et je ne reviendrai pas là-dessus). le père de Roger déjà était marin et scaphandrier. C'est son casque que Roger expose fièrement au dessus du bar. Je ne vais pas faire un roman psychologique, alors je vous passe tout le blabla sentimental du père absent idéalisé par le petit Roger et finalement mort en mission. Bref, il était écrit que Roger suivrait les traces de son père.


Et on le retrouve donc, jeune barbe de marin bien noire, pull rayé, béret à pompon, brevet de scaphandrier en poche (imprimé sur papier plastifié water-proof 100m), premier maître sur le navire océanographique Belgica. Sa mission : explorer des mondes nouveaux et étranges, découvrir de nouvelles formes de vie et de nouvelles civilisations et s'aventurer dans les recoins les plus éloignés de l'océan, et compter les pingouins du pôle sud.


A cette époque, on commençait à soupçonner que le climat se réchauffait (c'est à dire qu'il se réchauffait à peu près partout sauf en Belgique), et la marine belge, toujours à la pointe du surréalisme, avait envoyé le Belgica mesurer la fonte de la banquise. A cet effet, l'équipage s'était vu adjoindre une jeune et brillante scientifique spécialiste de la calotte glaciaire et du bonnet taille D. Elle s'appelait Astrid, et n'était pas restée insensible aux charmes du jeune Roger, l'intrépide plongeur au corps d'athlète.


Evidemment, Roger s'était porté volontaire pour accompagner Astrid dans toutes ses sorties sur la banquise.

Le petit hélicoptère du Belgica les déposait sur la banquise, et pendant qu'Astrid récoltait des carottes de glace (avant qu'on m'explique, je croyais que c'était la nourriture préférée des lapins polaires) et d'autres échantillons, Roger montait la garde au cas où un ours blanc (animal à la réputation aussi lubrique que vorace, et encore échaudé par la montée des températures) se serait approché de trop de l'appétissante Astrid.

Parfois, Astrid tenait à descendre au fond d'une crevasse pour accéder à des couches de glace plus anciennes. Dans ces cas là, Roger l'assistait avec du matériel d'alpinisme. Quand Astrid était satisfaite des échantillons recueillis, Roger rappelait l'hélicoptère par radio, qui venait les rechercher.

Journées glaciales sur les icebergs, nuits torrides dans la petite cabine d'Astrid, cette routine aurait pu durer de longues semaines, mais elle fut malheureusement interrompue par un drame.


Ce jour-là, Astrid était de nouveau descendue dans une crevasse. Une crevasse est un endroit de faiblesse dans la structure de la banquise, et on pourrait donc estimer qu'il est dangereux de s'y aventurer. Mais il faut savoir que certaines crevasses restent stables pendant des centaines d'années avant de finalement céder (en tout cas, c'était ainsi avant le réchauffement climatique). le risque qu'un effondrement se produise pendant les quelques minutes qu'Astrid passait dans la faille était donc infinitésimal.


Et pourtant, soudain, la glace a produit un grondement sourd, et une des parois a brusquement basculé de quelques degrés. Roger a cru entendre un cri. A cause du changement de la pente, il était désormais impossible à Roger d'apercevoir le bout de la corde et le fond de la crevasse. Roger avait beau crier à Astrid de remonter, il n'entendait aucune réponse, et le grondement sourd continuait.


Il a peut être pris la mauvaise décision, c'est impossible à dire, mais il se l'est toujours reproché. Il n'a pu se retenir de descendre à la recherche d'Astrid. Ayant dépassé le surplomb créé par le déplacement de la paroi, Roger s'est aperçu que la faille était probablement devenue deux fois plus profonde. Il discernait une tache de couleur au fond, mais la longueur de la corde l'empêchait de descendre plus bas.


Roger est donc remonté et a appelé l'hélicoptère avec du matériel supplémentaire. Une fois les secours sur place, Roger a tenu à redescendre lui-même. Il s'était passé environ une heure depuis le début du phénomène.

Arrivé en bas de la faille, Roger a découvert un spectacle terrible.


Astrid était étendue au fond du gouffre, mais son corps était recouvert d'une épaisse couche de glace totalement translucide. On n'a jamais pu expliquer exactement ce qui s'était passé. Il y a eu des théories, par exemple, qu'une partie de la glace, sous l'effet de la pression et du frottement s'était transformée en eau douce (la glace ancienne a tendance à perdre ses sels minéraux), puis avait regelé au fond de la faille, recouvrant le corps d'Astrid.

Elle était probablement morte dans sa chute. Ses traits étaient calmes, ses yeux bleus grand-ouverts. Elle avait perdu son bonnet et ses cheveux étaient étendus en couronne autour de sa tête. Elle semblait presque sourire. On aurait dit une princesse morte dans un cercueil de verre, comme dans cet ancien conte.

Et ce qui était surtout frappant, peut-être était-ce du à un reflet de la glace, mais sa peau avait pris une incroyable couleur bleue.


Roger était fasciné par ce spectacle,et complètement hypnotisé. Il lui était impossible de bouger ni même de quitter Astrid des yeux.

Cependant, le grondement a repris de plus belle. Les deux hommes restés en haut hurlaient à Roger de remonter, et commençaient même à tirer sur la corde. C'est ce qui a ramené Roger à la vie. Mais avant de remonter, il a eu un dernier réflexe: il avait dans sa poche un petit appareil photo, et il a pris un portrait d'Astrid sous la glace.

C'est cette photo qui a plus tard servi de modèle pour le tableau de la femme bleue.

Il était temps que Roger réagisse, car dès qu'il est arrivé en haut, le grondement s'est amplifié, et la paroi a de nouveau bougé, refermant pratiquement la faille.


Il est très possible qu'encore aujourd'hui, Astrid soit prisonnière au coeur d'un iceberg dérivant sur l'océan, préservée dans son écrin de glace.

Longtemps, Roger est resté inconsolable. Et peut-être qu'il l'est encore aujourd'hui. Il a souvent le regard vague, comme s'il était ailleurs, peut-être au pays des icebergs, des ours blancs, et des lapins polaires.


Garder l'encre - 6

 Pour l'instant, je suis plongé dans la lecture des nouvelles de Jack London. Jusqu'à présent, j'en ai lu peut-être une vingtaine sur plus de deux cents, mais déjà, je suis sur le cul (passez-moi l'expression). C'est Stephen King qui dans son livre "Ecriture: Mémoires d'un métier", donne ce conseil aux aspirants auteurs: "Ecrivez sur ce que vous connaissez". Bon, d'une part, ça m'inspire que Stephen ne doit pas avoir une vie tranquille tous les jours, s'il écrit sur ce qu'il connait, ou alors, il est complètement fou, mais d'autre part, je me dis, quelle vie Jack London doit avoir eue! Tout ce qu'il est possible de vivre comme aventures, il doit l'avoir vécu. En tout cas, on y croit. Il est aussi doué pour la forme courte que pour le roman. En quelques phrases, on est dans un lieu, on voit les personnages, et on comprend leurs motivations. C'est de la magie.


Ce qui fait que moi, j'ai très honte de m'être embarqué dans une petite histoire de mon cru en partant d'une digression autour des Misérables. D'autant plus honte que maintenant, je suis en train de lire ces nouvelles dont chacune est un petit chef-d'oeuvre. Mais bon, maintenant que j'ai commencé, il faut que j'aille jusqu'au bout.

Et donc, pour cette sixième partie, nous nous retrouvons dans le commissariat proche du petit port.

Jack London, pardonne-moi!


***


- (Inspecteur Compote) Bon, on va reprendre calmement les choses depuis le début. Jan, repos, mon vieux! Vous ne voulez vraiment pas vous asseoir?


- (Enseigne de vaisseau Jan van Witlof) Merci, monsieur, je préfère rester debout.


- (Inspecteur Compote) Vous commandiez donc la vedette fluviale "Libération" de la marine belge?


- (Enseigne de vaisseau Jan van Witlof) Oui, monsieur.


- (Inspecteur Compote) Non, mais sérieusement, la Belgique a vraiment une marine?


- (Enseigne de vaisseau Jan van Witlof) Oui, Monsieur, nous avons deux frégates et six chasseurs de mines. Et aussi quatre remorqueurs, car il faut souvent réparer les chasseurs de mines après leurs missions. Il y a un navire océanographique, je crois qu'il sert à compter les pingouins en antarctique. Et bien sûr, une vedette fluviale.


- (Inspecteur Compote) Et quelle était votre mission ce jour là, à bord de cette vedette fluviale?


- (Enseigne de vaisseau Jan van Witlof) Faire respecter l'interdiction de naviguer durant la manifestation folklorique, pour empêcher que les remous ne déstabilisent les embarcations.


- (Inspecteur Compote) Quelles embarcations?


- (Enseigne de vaisseau Jan van Witlof) Ils ont des sortes de grandes barques avec dix gars qui rament, et un type debout sur la proue avec un genre de grande lance. Ils essaient de faire tomber l'adversaire, un peu comme dans les tournois de chevaliers du moyen-âge, sauf que les chevaux sont des barques, et les chevaliers sont ...


- (Michel) ... de gros branleurs d'étudiants attardés qui pensent que porter un costume folklorique leur donne le droit d'imposer leurs libations bruyantes au reste de la population qui n'a rien demandé, et qui se permettent de bloquer le fleuve tout un samedi pour pratiquer leurs jeux débiles en croyant qu'on les admire. Ah, si je ne me retenais pas...


- (Inspecteur Compote) Michel, calmez-vous, ou je vous remets en cellule pour 24 heures. Vous aviez bu beaucoup, ce jour-là, n'est-ce pas?


- (Michel) Évidemment! J'avais prévu d'aller pêcher avec Ralf, comme tous les samedis. Mais voilà, avec cette stupide interdiction de naviguer, qu'est-ce que vous vouliez qu'on fasse? On s'emmerdait, alors, on a décidé de prendre l'apéro.


- (Inspecteur Compote) Vers quelle heure avez-vous commencé votre apéro?


- (Michel) Six heures.


- (Inspecteur Compote) du soir, bien sûr?


- (Michel) Mais non, du matin. On s'était levé tôt. C'est à l'aube que le poisson mord le mieux. Et il y avait déjà ce bateau de guerre qui patrouillait en nous narguant.


- (Inspecteur Compote) Pourquoi avez-vous décidé de quitter le port malgré tout?


- (Michel) On s'est dit avec Ralf que la meilleure façon de mettre un terme à cette farce, ce serait de gagner le tournoi vite fait, comme ça on pourrait partir pêcher. Donc on est allé acheter une échelle à la fabrique d'échelles, plus loin dans la rue, on l'a fixée à l'avant de mon bateau, j'ai fabriqué une sorte de lance avec des manches de brosse, et puis, on a foncé sur notre premier adversaire. C'était Paula qui pilotait.


- (Ralf) Haha, tu étais tellement volltrunken qu'on a du t'attacher à l'échelle! D'accord, c'était un peu de la triche, mais tu troufais téjà que le trottoir defant chez Roger tanguait trop fort.


- (Inspecteur Compote) Et donc, vous avez foncé sur l'embarcation folklorique?


- (Michel) J'ai essayé, mais cette brute de militaire armé jusqu'aux dents m'a coupé la route avec son cuirassé. Ce n'était pas un combat égal.


- (Inspecteur Compote) Et vous Ralf, vous avez cru bon d'arriver en renfort?


- (Paula) Ah, c'était beau, émouvant, vous auriez-du voir ça, commissaire Purée...


- (Inspecteur Compote) C'est Compote, Inspecteur Compote, pas Purée.


- (Paula) Si vous voulez, commissaire Compote. Donc, tel un chevalier Teutonique sur son fidèle coursier, les cheveux au vent, bravant le danger, n'écoutant que son courage et les beuglements de Michel, Ralf a lancé son yacht à pleine puissance contre l'ennemi, en criant "Allah porte hache!"


- (Inspecteur Compote) En criant quoi?


- (Paula) C'est de l'allemand, ça veut dire "à l'abordage", commissaire Confiote.


- (Inspecteur Compote) C'est "Inspecteur Compote".


- (Ralf) Nein Paula, "A l'aportâche" ch'ai crié.


- (Paula) Oui, l'abordage, peu importe. Et cette musique, que tu as diffusée à plein volume, c'était à la fois grandiose et effrayant!


- (Ralf) Ach! Die Walküre!

(Se met à chanter un extrait du rôle de Siegmund) :

Kühlende Labung gab mir der Quell, des Müden Last machte er leicht: erfrischt ist der Mut, das Aug' erfreut des Sehens selige Lust. Wer ist's, der so mir es labt?


- (Enseigne de vaisseau Jan van Witlof) Assez, pitié! Il recommence!


- (Michel) Inspecteur, remettez-le au cachot! C'est insupportable!


- (Inspecteur Compote) Ralf! On a tué des gens pour moins que ça, vous vous en rendez compte? Avouez que vous l'avez un peu cherché! Mais vous, Jan, vous avez vraiment tiré des coups de semonce?


- (Enseigne de vaisseau Jan van Witlof) Seulement dans l'eau, je le jure!


- (Paula) Ah, lieutenant Composte, Ralf a été magistral, un vrai pirate de Poméranie à défaut des Caraïbes. Et quand il a sauté sur le destroyer pour se battre à main nues! Un vrai héros.


- (Inspecteur Compote) Il y a donc eu lutte. Et vous, Jan, vous affirmez que Ralf vous a mordu. Pouvez-vous me montrer la place?


- (Enseigne de vaisseau Jan van Witlof) C'est que c'est un peu embarrassant. Surtout devant une dame.


- (Inspecteur Compote) Est-ce qu'il y aurait un lien avec le fait que vous refusiez de vous asseoir?


- (Enseigne de vaisseau Jan van Witlof) C'est encore assez douloureux, en effet.


- (Inspecteur Compote) Et malgré ça, vous ne souhaitez pas porter plainte?


- (Enseigne de vaisseau Jan van Witlof) Apparemment, un certain Roger est intervenu auprès de mon chef, le capitaine de corvette Pitaine. Ils auraient servi ensemble. Et j'ai subséquemment reçu le conseil amical et hiérarchique de laisser tomber, à mon corps défendant, je peux vous l'assurer.


- (Inspecteur Compote) Bon, finalement, il n'y a pas de blessés ni de dégâts matériels. Vous vous en sortez à bon compte.


- (Enseigne de vaisseau Jan van Witlof) Pas de blessé? Et ma fesse alors?


- (Inspecteur Compote) Vous vous en remettrez. Allons, disparaissez, maintenant, j'ai du boulot. Et tenez-vous tranquilles à l'avenir.


- (Paula) Oh, merci, général Choucroute!


- (Ralf) Jawohl, ponne itée. Allons tous mancher une ponne choucroute!