L'étoile puante -5

Game over?

"Courage!" he said, and pointed toward the land,
"This mounting wave will roll us shoreward soon."

(A. Tennyson - The Lotus Eaters)

Maud ouvrit la bouche pour me répondre, mais le seul mot qu'elle prononça fut :

- L'anneau !

- Quoi, tu veux une alliance, ou une bague de fiançailles ? Écoute, on va probablement mourir dans les minutes qui viennent, tu ne vas pas pinailler pour une question d'anneau ! Ne sois pas si formaliste !

- Regarde par la fenêtre, vite !

Nous étions arrivés à la hauteur de l'anneau rouge et bleu, et à ce moment précis, celui-ci s'était mis à clignoter, pour s'éteindre complètement quelques instants plus tard.
Comme s'il réagissait à un signal, le vaisseau vert stomatologue avait relâche sa terrible étreinte, et tous les autres vaisseaux semblaient d'ailleurs avoir abandonné toute velléité combative.

Nous étions les premiers et les seuls à avoir traversé l'anneau, mais notre armoire était dans un triste état. Nous descendîmes en vrille sur la planète la plus proche pour aller nous écraser au bord d'une mare. Par bonheur, ni Maud ni moi n'étions sérieusement blessés.

Mais, une fois de plus, un étrange comité d'accueil nous attendait. De nombreuses créatures ressemblant furieusement à des batraciens étaient installées en cercle et observaient notre armoire. Quelques détails les différenciaient de vulgaires grenouilles : elles avaient une taille humaine, portaient des vêtements colorés, et se déplaçaient sur leurs pattes postérieures.

Je proposai à Maud de sortir le premier pour essayer de sonder discrètement leurs intentions.

Je m'extirpai donc des débris de l'armoire en criant :

- Bonjour ! Quelles sont vos intentions ?
Elles semblaient plutôt amicales, puisque les créatures se mirent aussitôt à applaudir (ce qui, à cause de leurs doigts palmés, donnait une succession de flops et de pops), et à coasser joyeusement.

Un petit humain chauve au teint jaune et aux yeux étrangement rapprochés se détacha de la foule et s'adressa à moi.

- Soyez le bienvenu, je suis Laidebaurre. J'officie entre autres choses comme traducteur auprès de sa majesté Jellyfrog le Treizième. Il me charge de vous féliciter pour votre exploit.
Et en effet, je dois reconnaître que le coup de l'armoire était extrêmement bien joué. Cela vous a sans aucun doute permis de vous infiltrer suffisamment près du portail sans vous faire détecter par les sensors des autres concurrents. Je suis aussi autorisé à vous annoncer que votre mariage aura lieu demain.

- Quoi, vous êtes déjà au courant ? Mais elle n'a pas encore accepté !

- Ne vous en faites pas pour ce détail. La princesse Frogestine est tenue de se conformer au protocole établi par sa majesté Jellyfrog. Le premier chevalier qui aura fait preuve de son courage et de son adresse en traversant l'anneau céleste épousera la princesse et deviendra héritier du trône. Vous êtes celui-là.

- Euh ... je suis ... très honoré, euh, mais ...


C'est ce moment que choisit Maud pour surgir des débris de l'armoire en hurlant.

- Espèce de scélérat ! Il y a moins d'une heure, tu me demandais en mariage, et maintenant, tu oses faire le joli coeur avec Kermit ! Tu crois peut-être qu'elle va se transformer en vraie princesse quand tu l'auras embrassée ?

L'expression de Laidebaurre passa rapidement de la surprise à la stupéfaction puis à la colère.

- Comment osez-vous vous présenter à cette épreuve en compagnie d'une femelle ! C'est une insulte irréparable au roi et à la princesse ! Gardes, emparez-vous d'eux !

***
C'est ainsi que nous nous retrouvâmes une nouvelle fois prisonniers. Mais cette fois, il s'agissait bel et bien de cellules, avec barreaux aux fenêtres et lourde porte métallique. Maud et moi avions été enfermés séparément. Ma cellule était complètement vide, si ce n'est une cruche d'eau , un plat grouillant de larves blanches, et un autre de fruits ressemblant vaguement à des bananes.

Quelques heures plus tard, le vasistas de la porte de ma cellule s'ouvrit, laissant apparaître le visage de Laidebaurre, l'air plus sournois que jamais.

- Ce n'est pas très malin, mon ami, ce que vous avez fait. Gagner brillamment ce tournoi et saboter votre victoire du même coup.

- Mais nous n'avons jamais eu l'intention de participer à un tournoi. Nous sommes venus pour détruire l'Etoile Puante.

- Alors, vous n'avez pas frappé à la bonne porte. Il existe bel et bien une Etoile Puante, mais ce n'est pas notre étoile, elle n'a rien à voir avec l'anneau céleste, et nous n'en sommes aucunement responsables. Au contraire, notre peuple souffre aussi de ce mal. C'est même une des raisons d'être de ce tournoi : selon l'ancienne prédiction, le chevalier qui réussirait à triompher de l'épreuve et épouserait la princesse serait aussi celui qui débarrasserait à tout jamais la planète de ce fléau. Vous comprenez que le roi est doublement mécontent.

- Nous n'y sommes pour rien ! Laissez-nous partir. Dans le meilleur des cas, nous trouverons l'Etoile Puante et nous réussirons à la détruire. Cela ne peut que profiter à tout le monde.


- Je crains mon ami que cela soit impossible. Le roi ne peut mettre ainsi en péril son honneur et sa dignité. Mais rassurez-vous, le bon Laidebaurre a réussi à convaincre le roi de ne pas vous mettre à mort après d'horribles tortures. Le roi est maintenant prêt à oublier ce petit faux pas. Il m'a chargé d'examiner nos deux visiteurs et de déterminer qui est le mâle. Celui-ci épousera la princesse comme si de rien n'était. Quant à la femelle, elle deviendra ma propriété en récompense de mes loyaux services. Cela fait si longtemps que j'ai quitté la terre et que je n'ai pas vu une femme. Vous ne pouvez pas savoir à quel point je suis impatient. Cette petite n'est pas la plus jolie fille du monde, mais j'aurais bien tort de me montrer trop difficile, n'est-ce pas. Allez, remerciez votre ami Laidebaurre ; grâce à moi, vous avez tous deux la vie sauve.

- Vous n'êtes pas mon ami ! Vous n'êtes qu'une crapule. Plutôt mourir que d'accepter ce chantage !

- Je vous laisse réfléchir. Mais maintenant, vous m'excuserez, je dois aller examiner l'autre captive et vérifier par un examen très minutieux, qu'il s'agit bien d'une femelle.

Et le loquet se referma d'un coup sec. J'entendis Laidebaurre ricaner en s'éloignant dans le couloir.
Je me laissai tomber par terre, tiraillé entre la rage et le désespoir. Notre armoire était hors d'usage, nous étions bloqués indéfiniment sur cette planète de fous où ils voulaient me forcer à épouser une grenouille, et Maud allait se faire violer par un gnome lubrique d'un instant à l'autre. C'était pire qu'un roman de Dan Brown. J'en venais à regretter que le vaisseau vert ne nous aie pas détruits.

A suivre ...