L'arbre à came

Que faire la veille du départ?
Comment remplir la dernière journée avant de s'embarquer définitivement pour le bout du monde? C'était la question qui préoccupait Frank.
Terminer les préparatifs et les bagages? Non, il était trop bien organisé pour que les derniers détails ne soient pas réglés depuis plusieurs jours déjà.
Rendre visite à des amis? Il avait déjà dit adieu à ses amis et connaissances.
Certains avaient même promis d'aller lui rendre visite en Nouvelle Zélande pour les vacances, le genre de promesse qu'on fait toujours dans ces cas-là, en sachant très bien qu'on ne la tiendra pas. Aucun ne lui avait proposé de lui tenir compagnie la veille du grand départ. Ce n'était pas plus mal finalement. Frank sentait qu'il ne leur manquerait pas trop, et ils ne manqueraient pas trop à Frank non plus. Il se sentait libre. Libre de tirer un trait définitif sur ses échecs, libre de tout recommencer à zéro. Une nouvelle chance, une nouvelle vie. Une fois ses dettes épongées, il lui restait le prix du billet d'avion, et un peu d'argent, de quoi tenir trois moi à l'hôtel. Après, il s'en remettait au destin ou à la chance.

Frank tournait en rond dans la maison presque vide, contemplant les objets et meubles qu'il abandonnait et se demandant si l'un d'eux lui manquerait. Après avoir attendu cet instant pendant des mois, maintenant, il ne se sentait plus vraiment pressé de partir. Il pensa à son vélo. Un vieux tout-terrain Peugeot bleu qui avait connu la forêt dans sa jeunesse, puis les petits chemins de campagne, et qui récemment n'avait fréquenté que les petites routes et chemins macadamisés, pas trop pentus, de surcroît. Soudain, il ressentit une sorte de tendresse nostalgique pour ce vélo, comme pour un ami qu'on aurait de plus en plus négligé, jusqu'à le perdre définitivement de vue. Le vélo était toujours au garage, pendant tristement au mur, la roue penchée vers Frank en signe de reproche. Un coup d'éponge, un coup de pompe à air, un peu d'huile sur la chaîne, et la bête, légère et racée reprenait vie, comme un jeune chien invitant son maître à la promenade.

Frank enfourcha le vélo et partit. Il aurait pu rouler tranquillement le long de la rivière, seule balade qu'il s'était senti capable de faire ces dernières années. Mais c'était comme si le vélo en avait décidé autrement. Comme si pour sa dernière sortie, il voulait refaire encore une fois la plus belle balade de Frank.
Il fallait monter la petite route qui serpentait le long des coteaux boisés, couper la route nationale, traverser le domaine de l'ancienne abbaye, qui avait été transformé en quartier résidentiel de luxe, mais qui avait conservé son imposant portail et une partie de son mur d'enceinte, prendre la route du vieux fort, et traverser le large plateau couvert de champs de fraisiers.

Tout cela se faisait en montant. Et si le vélo n'avait rien perdu de sa puissance et de sa nervosité, Frank, lui, ne pouvait en dire autant.
Le tout était de ne pas mettre le pied à terre. Même si par endroits, la pente l'obligeait à rouler en première, au pas d'homme. C'était une question d'honneur, une sorte de contrat tacite entre Frank et lui-même. Il y avait comme un sortilège qui se jouait. S'il n'avait pas respecté les règles, quelque chose se serait rompu. C'était comme ces enfants qui essayent de ne pas poser le pied sur les raies du trottoir en allant à l'école. Même au moment de traverser la nationale, il ne fallait pas s'arrêter, ce qui avait d'ailleurs failli lui coûter plusieurs fois la vie.
Physiquement, le plus dur était d'accéder au plateau. Après, la pente se faisait plus douce jusqu'au point culminant, l'endroit secret de Frank.

A cet endroit, deux petites routes à peine assez larges pour une voiture se croisaient à angle droit. On pouvait voir le ruban de ces routes s'étaler sur plusieurs kilomètres dans les quatre directions. L'endroit était solitaire, et il y régnait toujours un silence particulier. Pas un silence absolu, mais une absence de bruit de fond qui faisait que chaque son ressortait avec une netteté extraordinaire. Le cri d'un rapace haut dans le ciel, le bruit d'un avion à peine visible à l'oeil nu, le vent dans les peupliers qui bordaient l'horizon, le moteur d'un rare véhicule, le plus souvent la camionnette d'un maraîcher, qu'on entendait s'approcher bien avant de la voir apparaître sur la route. L'air était toujours léger à cet endroit, et les nuages semblaient glisser plus vite et plus près du sol.

Au croisement des deux routes, il y avait un vieux chêne. Le genre d'arbre séculaire qu'on s'imagine bien receler quelqu'enchantement, ou être le gardien d'un terrible secret. Un arbre magique, abritant peut-être le repère d'un lutin. Là, Frank s'autorisait enfin à mettre pied à terre et à avaler goulûment l'air pur.
Ceux qui n'ont jamais embrassé un arbre, particulièrement un arbre ancien et sage, planté il y a des générations à un endroit choisi avec soin, peut-être sur les conseils d'un sorcier, un arbre planté pour incarner un espoir, un repentir, ou le souvenir d'un être cher, ceux qui n'ont jamais entouré un tel arbre de leurs bras ne savent pas quel courant d'énergie tellurique passant des profondeurs obscures vers la limpidité du ciel, quelle sensation de force et de tranquillité, quel sentiment d'intimité avec les secrets infinitésimaux de la vie on peut ressentir à ce moment. On peut alors toucher cette magie de la terre, cette force vitale que les Chamanes traquent dans l'anfractuosité d'une roche, dans la chanson du vent, dans le souffle d'une bête sauvage.

Au moment où il embrassait l'arbre, Frank pouvait retrouver en lui la dernière trace de l'esprit d'enfance, cet esprit qui croit fermement en la puissance de la magie sans avoir besoin de la comprendre. Il pouvait alors émettre un voeu, et si tout avait été parfait, si tout avait été exécuté exactement selon le rituel, si son esprit était pleinement ouvert et confiant, alors le voeu se réaliserait.
Bien sûr, la magie n'avait encore jamais fonctionné. Mais c'était la faute de Frank qui n'avait jamais réussi à atteindre la perfection. La magie, elle, était parfaite, immuable, et infaillible.
Comme souvent, Frank souhaitait gagner au Loto, ce qui aurait instantanément résolu la plupart de ses problèmes. Le fait qu'il n'ait de sa vie jamais rempli le moindre bulletin de Loto n'était qu'un détail sans importance en regard de l'infinie puissance de la magie.
Cette fois, il se disait "je jouerais la date de mon départ, 25, 01, 20, 08 et l'heure du décollage, 14, 40". Puis il reprit son vélo, et se laissa doucement descendre sur le chemin du retour tout en rêvant à ce que serait la vie avec un ou deux millions d'euros, rêve qu'il ne se lassait jamais de faire.

Le lendemain, jour du départ, Frank se leva en forme et confiant. L'exercice physique de la veille lui avait finalement fait du bien. Mais aussi, ce petit pèlerinage à l'arbre magique lui semblait une bonne manière de clôturer une partie de sa vie, de se libérer des attaches du passé.
Il vida sa tasse de café, coupa l'eau et l'électricité, prit ses deux valises qui l'attendaient dans le hall, claqua la porte derrière lui pour la dernière fois, et partit pour l'aéroport.

Dans la pénombre du garage, accroché au mur, le Peugeot bleu semblait endormi pour l'éternité.
Dans la cuisine vide, il ne restait qu'une petite table avec une tasse de café vide et un journal ouvert à la page des sports, la seule que Frank avait lue.
A l'envers de cette page, il y avait le tirage du Loto: 1, 8, 14, 20, 25, 40.