La magie pour les nuls - 1


Et moi je dis qu'un bon bar, ça a quelque chose de magique.

Non, franchement, combien de décisions graves se sont prises, combien d'alliances se sont tissées, combien de folies ont pris corps, combien des vies ont basculé, combien d'idées géniales ont germé dans des cerveaux embrumés rassemblés autour de quelques verres à moitié vides, à la lumière tamisée des néons d'un bar?

Allons, aujourd'hui tout le monde croit devoir entamer une analyse avant de prendre n'importe quelle décision, pour se rendre compte après deux ans qu'on n'est pas parti sur la bonne question.
Avant, il suffisait de passer la soirée (et éventuellement le reste de la nuit) dans un bon bar avec des amis, d'arroser juste ce qu'il faut avec le liquide approprié, et de laisser la magie opérer.

Ah, évidemment, n'importe quel bar ne peut pas faire l'affaire, il faut une atmosphère particulière, et il est difficile de dire à quoi elle tient, peut-être la musique, la qualité de la lumière, le juste équilibre entre intimité et convivialité, la personnalité du barman y est pour beaucoup aussi; c'est un ensemble d'interactions complexes que je n'essaie plus d'analyser.
Mais chaque fois que je me suis installé dans une nouvelle ville, je n'ai pu m'y sentir vraiment bien que quand j'ai eu enfin déniché le bon bar, cette sorte de port d'attache, ce second chez-moi, mon bar.

La magie d'un bar n'est pas non plus définissable, quelque chose se passe ou ne se passe pas, c'est tout. Ce qui est sûr, c'est qu'il faut s'embarquer pour la nuit.
Normalement, vers l'heure où vous vous couchez habituellement, vous allez subir une première grosse attaque de fatigue, mais elle sera repoussée sans trop de difficulté. C'est à ce moment que le groupe dont vous faite partie va en quelque sorte se synchroniser.
La seconde attaque de fatigue viendra vers le milieu de la nuit, quand seuls les vrais noctambules sont encore présents.
La conversation se tarit un instant, et c'est à ce moment qu'un sujet plus sérieux va apparaitre. Au moment ou les inhibitions sont relâchées et les barrières baissées, le sujet vraiment important vers lequel tendent tous les esprits est enfin libre de prendre la place qui lui revient.

John et moi, on s'est regardés et on a éclaté de rire. Mike venait de laisser échapper un ronflement d'ours en hibernation. Vous pensez bien, après six Rochefort bues à un rythme soutenu, un petit gabarit comme Mike ne pouvait que sombrer. On se demandait d'ailleurs où il pouvait bien les mettre, ses six Roch', vu qu'il ne s'était pas levé une seule fois pour aller pisser. Il était à moitié couché au coin de la banquette, la tête penchée en arrière dans un angle bizarre, la bouche ouverte, laissant s'échapper un filet de bave.

J.F. lui, s'était cassé avant minuit en prétextant une réunion avec des clients le lendemain matin. On le comprenait, d'une certaine façon, mais John et moi, on n'aurait jamais quitté notre bar avant la fin de la soirée. Et la "fin de soirée", c'était une question de feeling, un instant qu'on sentait sans avoir besoin d'en parler, un regard qu'on échangeait; on savait soudain que tout ce qui devait se passer ou se dire s'était passé ou s'était dit.
A ce moment-là, Mike était toujours plus ou moins "out". Par routine, on l'empoignait à deux sous un bras, et on le trainait dehors, où l'air frais lui faisait plus ou moins reprendre conscience. L'un de nous le reconduisait devant chez lui en voiture, et Mike passait tout le trajet la tête penchée par la fenêtre ouverte, quelle que soit la saison, si bien qu'il avait à peu près repris pied en arrivant.
Mais pour l'heure, il était parti et bien parti.

Quand on a eu fini de rire, on s'est encore regardés un instant en souriant, et puis John m'a lancé:

-Et alors, cette fille?

- Quelle fille?

- Fais pas semblant, tu veux! La fille que tu m'as montrée lundi, celle qui travaille pour Benson. Ca saute aux yeux que t'en pinces gravement pour elle. Alors, tu l'as abordée?

John, je le considère comme un ami. Enfin, je ne sais pas si c'est un véritable ami ou juste un bon copain. Par exemple, je suis sûr que si l'un de nous cessait subitement de fréquenter ce bar le vendredi soir, on ne se reverrait plus.
Pourtant, il pourrait me demander n'importe quoi, (ou en tout cas, beaucoup de choses), et je le ferais sans hésiter. Et je sais qu'il ferait de même pour moi. Mais lui comme moi, on ne demandera jamais rien à l'autre.
On est comme ça, de foutus solitaires, incapables de faire un pas vers l'autre. Alors, on profite juste des bons moments qu'on passe ensemble, tant qu'ils durent, sans chercher plus loin. Un jour, je partirai, je changerai de ville, sans prévenir. Ou lui.
En attendant, c'est mon amis, je crois. En tout cas, c'est le seul type qui peut se permettre de me poser ce genre de questions.

- Non, John, je ne l'ai pas abordée. J'peux pas. J'oserais jamais. Si elle me rejetait, ce serait trop terrible. Tu peux comprendre ça? Je ne suis rien pour elle. Elle me connait à peine. Et faire du plat aux filles, ça n'a jamais été mon fort. Tu vois, tant que je ne l'ai pas abordée, je peux encore rêver que je le ferai un jour. Mais si je prends un râteau, c'en sera fini de mes illusions, et je ne peux pas perdre ça. Je ne peux pas la perdre.

- Mais ne rien faire, c'est le meilleur moyen de la perdre, justement! Et puis, comment tu peux rester amoureux d'une fille que tu ne vois jamais, ou de temps en temps par hasard?

- Mais je la vois.

- Hein?

- Je sais où elle habite. Je me suis arrangé pour obtenir son adresse de Benson. Elle habite rue X, au bord de la rivière. Le soir, je me promène à pied sur le quai de l'autre rive. On peut voir sa fenêtre de là. Je regarde s'il y a de la lumière. J'ai besoin de savoir si elle est chez elle. Parfois, il me semble apercevoir sa silhouette.

- Mais t'es dingue, mon vieux!

- Oui, probablement. Dingue d'elle.

C'est alors que la magie a opéré.
J'ai du tirer une drôle de tête, parce que John, qui allait répliquer, est resté la bouche ouverte, avec les mots coincé dans les dents. Jusqu'à ce qu'il tourne la tête pour suivre mon regard.
Elle venait d'entrer dans le bar, avec une copine.

John, qui -contrairement à moi, est un homme d'action, s'est tout de suite levé et s'est dirigé vers les deux filles, pendant que je restais pétrifié à regarder dans le vague.

A ma grande surprise, il a réussi à les convaincre de s'assoir à notre table, malgré la présence peu engageante de Mike qui ronflait toujours, quoique moins bruyamment, sur un coin de la banquette.

Nous avons eu une conversation très agréable à quatre, surtout grâce à John, je dois dire, parce que moi, j'étais trop nerveux pour tenter des mots de plus de deux syllabes, et des phrases de plus de trois mots.
Ce qui a tout changé, c'est quand John lui a appris que j'avais traduit un de ses écrivains préférés. A ce moment-là, elle s'est vraiment mise à me regarder. Elle m'a posé des questions sur mon travail, et je me suis peu à peu détendu.

Finalement, après nombre de clins d'oeil plus ou moins discrets de mon ami, et encore plus de coups de pied sous la table, je me suis lancé:

- Dites, est-ce que vous aimez la cuisine indienne?

- Oui, j'aime beaucoup. Pourquoi?

- Parce que j'ai repéré un resto indien qui a l'air pas mal, et j'avais envie de l'essayer.

- Ah oui? C'est une bonne idée.

- ...

- ...

- ... (coup de pied de John, en vain)

- Si vous avez l'intention de m'inviter à ce restaurant, j'accepterais avec plaisir.

- Monsieur...

- Quoi? Vous voulez dire que vous êtes d'accord?

- Pardon, mais...

- Mais oui, je suis d'accord! Pourquoi pas mardi prochain?

- Pardon monsieur!!!

- Hein? Quoi?

- C'est que... il n'est pas loin de trois heures et vous êtes le dernier client. Ca fait une heure qu'il n'y a plus que vous dans le bar; je crois que la soirée est finie. Je suis fatigué, je voudrais fermer et rentrer dormir. Alors, si vous voulez bien terminer votre consommation et régler la note...

Ce bar, vous voyez, il est presque parfait. On peut y rêver. Qu'on a de vrais amis; et que cette fille géniale que vous n'osiez pas aborder a finalement accepté de sortir avec vous.

Mais le barman, je ne sais pas... On dirait qu'il vous en veut, de rêver au bonheur.

Pour rentrer chez moi, je suis passé par les quais.
Sur l'autre rive, une petite lumière brillait, inaccessible.