Little princess, of Brooklyn - 1


Il était une fois...

...ah, qu'est-ce que j'ai toujours eu envie de commencer une histoire de cette manière !

Soyons fou : Il était une fois... une princesse...

...c'est encore mieux ! Pourquoi faire les choses à moitié ?

Elle habitait Brooklyn, NY, USA.
Elle se prénommait Zelda, et elle avait cinq ans. C'est pour cela qu'elle s'appelait "la petite princesse de Brooklyn". Logique.

Comment je le sais ? Je le tiens de source sûre. Par un marin polonais à qui j'avais demandé l'adresse d'un bon bar, un soir d'août, dans la vieille ville de Varsovie, qui n'est pas si vieille que ça, puisque ce quartier a été entièrement reconstruit à l'identique après avoir été rasé pendant la dernière guerre. Mais si ! je vous assure qu'on peut trouver des marins polonais dans la vieille ville de Varsovie ; en tout cas, moi j'en ai trouvé un, qui me remboursait ses verres de Vodka en histoires.
Il avait été un temps patron de son propre remorqueur dans le port de New-York, mais pour cela, il avait du salement s'endetter auprès d'un banquier de la city, qui bien que véreux, avait du coeur, ce qui ne manquait pas de lui poser d'innombrables problèmes de conscience. Ils étaient finalement devenus amis.
Ce banquier, qui décidément, n'était pas un mauvais bougre, avait un jour sauvé la vie d'un laveur de vitres d'origine italienne qui avait été pris d'une grave crise de vertige sur sa petite plateforme au 48e étage d'un gratte-ciel, juste en face de la fenêtre du banquier. Celui-ci, qui en plus d'avoir bon coeur, était plus athlétique que la moyenne de sa profession, avait brisé sa vitre au moyen de son lourd fauteuil de bureau, et avait hissé le laveur de vitres à bout de bras.
Le laveur de vitres, comme on peut s'y attendre, n'avait pas accepté cet emploi par vocation, mais parce qu'il avait grand besoin d'arrondir ses fins de mois. Son job officiel était serveur de nuit dans un petit bar de Brooklyn. En dehors de ça, il lui arrivait aussi de bosser dans un car-wash du voisinage.
Et, ah oui, le barman occasionnellement laveur de vitres et de voitures était le papa de la petite princesse.

Vous savez, à Brooklyn, ils ne croient pas trop aux princesses. Ils croient au Dollar, et à la limite, au Baril de Pétrole, le dieu le plus désespérant du monde, mais les princesses, c'est pas leur truc.
Donc, à peu près personne n'imaginait que Zelda était une vraie princesse. Pourtant, elle-même en était convaincue, et il faut bien avouer qu'elle disposait de sérieux éléments la confortant dans cette opinion.
Par exemple, son papa était le roi, et sa maman la reine, ce qui, quand on y pense, représente tout de même les principales conditions de base pour accéder au statut de princesse.
Et ça, on peut dire que tout le monde le savait. D'ailleurs, tout le monde appelait son papa "le Roi des Khons", et sa maman "la Reine de la Nuit". De jolis titres de noblesse.

Dans le living room du petit appartement de l'immeuble décrépit de la quatrième avenue, sur la commode rouge, entre un trophée de baseball cassé et un vase en porcelaine imitant vulgairement le style Ming, trônait une photo de la Reine de la Nuit en vraie longue robe blanche de bal, avec voilette et diadème dans les cheveux, du genre que les reines portent dans les grandes occasions officielles.
D'ailleurs, la Reine de la Nuit portait toujours de magnifiques vêtements de reine. Oh, aucun n'avait autant de classe que la longue robe blanche de la photo, mais ils étaient tous très recherchés, probablement les oeuvres de grands couturiers ou designers. Il y avait des robes très courtes aux décolletés plongeants, des genres de combinaisons moulantes en cuir ou en plastique, aux couleurs criardes, que sa maman portait avec de hautes bottes en cuir rouge, ou de minuscules chaussures à talons très hauts. Il y avait aussi des étoffes tellement fines et délicates qu'elles étaient pratiquement transparentes.
La reine de la nuit était très courtisée par ses sujets. Des hommes surtout, venaient de loin pour lui rendre hommage.
Ce n'était pas une reine distante, enfermée dans son palais, non, elle était proche du peuple, et toujours disponible. Ce qui était triste, c'est qu'avec ça, elle rentrait de plus en plus rarement à la maison ; il n'était pas rare qu'elle passe en coup de vent après plusieurs jours d'absence pour repartir aussitôt.

Quand elle était là, c'étaient des discussions très sérieuses et très animées avec le roi. La petite princesse ne comprenait pas tout, mais il semblait que ses parents avaient de graves divergences sur la manière de mener les affaires du royaume.

Parlons-en, justement, de ce père royal. Il tenait des conseils tous les soirs. Chaque jour, à huit heures moins le quart, il mettait la petite princesse au lit, l'embrassait chaleureusement, en lui disant "sois sage, fais un gros dodo, papa va travailler".

Mais sitôt la porte refermée, la petite princesse se relève. Elle n'est pas fatiguée, ou plutôt si, elle est fatiguée, mais elle n'a pas envie de s'endormir. Elle a trop peur de faire des cauchemars, de se réveiller pleine d'effroi, et qu'il n'y ait personne pour la rassurer.
Souvent, elle allume la télé. Oh, elle sait qu'il n'y a pas de programmes pour elle à cette heure, et souvent, les images font peur. Mais moins peur que les cauchemars quand-même. Et puis, dans la télé, il y a des gens qui parlent. Leurs voix lui tiennent compagnie et la bercent jusqu'à ce qu'elle s'écroule finalement d'épuisement dans le divan du salon.

Parfois, quand la télé n'aide pas, elle prend son livre de contes. Un cadeau que lui a fait sa maman.Un cadeau vraiment royal.
Bien sûr, elle ne sait pas encore lire, mais elle regarde les images et elle imagine. Dans son livre, il y a des histoires de princesses, bien sûr. Certaines princesses n'ont plus de maman. Certaines princesses ont une maman gentille, qui les protège, les aide, les aime. D'autres princesses ont une maman méchante. Mais dans ces cas-là, c'est souvent parce que la reine n'est pas vraiment la maman de la princesse; elle est simplement la seconde femme du roi.
La petite princesse se demande souvent si sa maman à elle est gentille ou méchante. C'est dur de comprendre pourquoi elle passe si peu de temps à la maison. Mais elle lui a quand-même fait cadeau de ce magnifique livre, qui est de loin le plus bel objet qu'elle possède. Donc, c'est que sa maman l'aime malgré tout, c'est logique.

Le matin, quand son papa revient du travail, la petite princesse est déjà éveillée, elle reconnaît ses pas dans le couloir, et est derrière la porte pour l'accueillir. Papa a les yeux très fatigués, il prend la petite princesse dans ses bras et l'embrasse très fort en disant "bonjour, ma petite princesse". C'est le moment de la journée qu'elle préfère.
Puis, papa demande "ta maman est là?". La petite princesse fait non de la tête, alors, papa pousse un long soupir. Il se sert un whisky et va s'assoir dans le fauteuil sans rien dire. Parfois, il pleure.
Alors, la petite princesse va chercher deux bols de céréales à la cuisine, et ils prennent le petit déjeuner ensemble. Ils ne parlent pas, mais ils sont contents d'être là tous les deux.

En plus, un jour par semaine, papa va travailler dans un car-wash. Ce n'est pas qu'il est obligé, mais il voudrait un royaume où toutes les autos brillent, ce serait bien plus gai. Ces jours là, la petite princesse est encore plus seule.
Mais elle sait qu'elle ne peut rien y faire. C'est que voyez-vous, tout ne va pas bien dans le royaume, malgré la peine que maman et papa se donnent.
Ce qui lui fait mal surtout, c'est la manière dont les gens s'adressent à papa et maman, ou comme les voisins, quand on les croise dans le couloir de l'immeuble, font des réflexions désagréables dans leur dos. C'est comme ça qu'on est récompensé quand on veut être un souverain proche du peuple ! Mais ces gens devraient se rendre compte qu'il s'agit d'un roi et d'une reine, et qu'ils se donnent sans compter pour leur permettre de vivre leur petite vie tranquille de râleurs. Est-ce qu'ils s'imaginent qu'ils auraient encore de l'essence pour remplir leur réservoir ou de l'argent pour s'acheter des hamburgers si papa et maman arrêtaient de s'occuper du royaume ?

Mais que peut faire une petite princesse de cinq ans, hein? Rien !
Ou alors ...
Ces derniers temps, chaque fois qu'elle se plonge dans son livre de contes, elle se dit que ce sont parfois les enfants qui doivent prendre les choses en main, partir seuls dans la forêt, affronter les géants ou les loups, et que peut-être, oui, peut-être qu'elle est une mauvaise petite princesse ; que si ses parents sont plongés dans les ennuis jusqu'au cou, c'est parce qu'elle n'est pas assez courageuse pour jouer son rôle. Alors bien sûr, les rues de Brooklyn ne lui semblent pas moins effrayantes ou moins dangereuses que les sombres forêts ou que les montagnes inhospitalières des histoires ; mais d'un autre côté, elle dispose de quelques atouts.
Après tout, le monde fourmille de preux chevaliers toujours désireux de porter secours à une princesse en danger. Et puis, il est bien connu que chaque princesse a sa bonne fée, et qu'on n'a jamais vu qu'une fée n'apparaissait pas au moment où on en a vraiment besoin.

Alors ce jour-là, la petite princesse a pris une grande décision. Elle irait affronter les ennemis du royaume, et elle triompherait. Elle trouverait un trésor grâce auquel papa pourrait offrir les plus beaux bijoux à maman. Alors, maman n'aurait plus aucune raison de ne pas rentrer à la maison, et ils vivraient enfin heureux tous les trois.

Comme tous les soirs, quand papa est parti travailler, elle s'est relevée, mais elle ne s'est pas précipitée devant la télé. Elle a pris son sac à dos Minnie, y a mis des chaussettes de rechange, un gros pull, une bouteille de limonade, une boîte de biscuits au chocolat, une pelote de ficelle et sa lampe de poche.

Elle a un moment pensé laisser une lettre à son papa, mais vu qu'elle ne savait pas écrire, elle a rapidement abandonné l'idée.
Elle a éteint les lumières dans l'appartement, a doucement refermé la porte derrière elle, et s'est engagée dans le couloir sombre.

A suivre.