Le pont -1


Il a fallu que j'en rêve plusieurs nuits de suite, de ce pont.
La première fois, je n'y ai pas prêté spécialement attention. Puis, comme le rêve se répétait, j'ai cherché à en comprendre le sens, à en déchiffrer les symboles cachés. Mais il y avait juste cette image d'un pont ; un pont qui s'effondrait d'une manière si particulière...

Jusqu'à ce qu'une nuit, je me souvienne !
Ce pont, je le connaissais. Il m'était familier, même. Mais comment avais-je pu l'oublier ? Comment avait-il pu sombrer si profondément dans mon inconscient ? Ce pont, pendant plusieurs mois, je l'avais emprunté quotidiennement, le matin dans un sens pour me rendre à mon travail, et le soir dans l'autre sens, pour rentrer chez moi.


C'était l'époque où je voyageais. Disons que, n'ayant aucune attache nulle part, je me laissais guider par le hasard des rencontres, par ma fantaisie, ou par une certaine logique que je croyais discerner dans les évènements de ma vie.
Aujourd'hui, je serais bien en peine d'expliquer comment ma situation financière déplorable m'avait contraint à rester pour un temps en Bohème, dans la petite ville de Hajek, que traverse la Moldau (qu'on nomme ici Vltava).

Hajek était une jolie petite ville à la fois prospère et tranquille. Le centre d'animation se trouvait sur la rive Est de la Moldau. Les petites rues y étaient propres, décorées de fleurs éclatantes ; les enseignes des nombreuses boutiques rivalisaient d'originalité et de couleurs ; la foule y était animée et bon-enfant, les gens étaient pour la plupart souriants, se saluaient ou s'apostrophaient d'un bout à l'autre de la rue. Sur le devant des tavernes, quelques chaises et une partie de backgammon étaient prétexte à un attroupement de connaisseurs qui se répandaient en commentaires enjoués, raillant l'incompétence des joueurs, ce que ceux-ci prenaient avec bonne humeur. Les gens semblaient se connaître et s'apprécier. La vie était douce et agréable à Hajek.

C'est naturellement vers ces petites rues animées que mes pas m'ont d'abord amenés lorsque je suis entré dans Hajek.
J'ai pourtant eu quelques difficultés à trouver une chambre. Les habitants étaient d'une nature particulièrement méfiante. Il me fallait répondre à de longs interrogatoires, expliquer d'où je venais, par quelles villes j'étais passé, pourquoi j'avais choisi de m'arrêter ici, si je comptais rester longtemps, quels seraient mes moyens de subsistance, pour finalement entendre me répondre que non, désolé, il n'y a pas de chambre libre. Après plusieurs tentatives infructueuses, j'étais sur le point de me décourager, mais je suis finalement parvenu à décider le patron du "Coq d'or" à me céder une minuscule pièce sous les combles en lui promettant trois mois d'avance d'un loyer d'usurier.

J'étais alors pratiquement sans le sou, et il me fallait d'urgence trouver du travail, ce qui devait s'avérer encore plus difficile. J'ai d'abord tenté ma chance dans les tavernes et commerces du centre, mais les gens de Hajek semblaient jaloux de leur ville. Entendons-nous, ils n'étaient pas xénophobes, et j'étais toujours très bien reçu lorsque je me présentais ; ce n'était que quand j'émettais le souhait de travailler à Hajek que la méfiance se peignait sur leur visage. C'est que le fait d'avoir un emploi signifie qu'on compte s'établir à un endroit pour un temps relativement long.
J'ai alors agrandi ma zone d'investigations en cercles concentriques, allant jusqu'aux entrepôts et petites fabriques qui se trouvaient en bordure du fleuve.

Finalement, ne trouvant toujours rien, j'ai franchi le pont sur la Moldau. Ce faisant, je me suis rendu compte que c'était la première fois que l'idée me venait de franchir le pont, alors que je me trouvais depuis plusieurs jours dans la ville. J'avais inconsciemment suivi les lignes de force de la ville, le déplacement des foules à travers les rues, recherchant les quartiers animés et agréables.
Bien que c'était l'après-midi d'un jour de semaine et que la ville de Hajek débordait d'activité, le pont était étrangement désert, il y régnait un vent froid qui me glaçait les os, et une odeur désagréable de poisson pourri, que je n'avais jamais sentie avant, s'élevait du cours d'eau.

Sur la rive Ouest se trouvait le quartier de la ville connu sous le nom de "Kùpa", alors que la rive Est n'avait pas d'autre nom que celui que la ville elle-même porte sur les cartes : Hajek. J'ai été directement frappé par une différence d'ambiance palpable, bien que difficile à définir. L'architecture était globalement la même, la taille des quartiers Est et Ouest était sensiblement identique, et le soleil y brillait de la même façon. Mais les rues de Kùpa étaient moins propres, et peu décorées, les passants étaient plus rares, et marchaient d'un pas rapide, le nez pointé vers leurs chaussures. Il y avait aussi des boutiques, mais les commerçants ne faisaient aucun effort pour les mettre en valeur.
J'étais plongé dans ces réflexions et je regardais fixement une petite maison très étroite depuis au moins deux minutes, quand j'ai fini par remarquer qu'il s'agissait aussi d'un commerce.

C'était un magasin de livres anciens. J'ai toujours aimé les vieux livres, aussi, je me suis approché de la vitrine pour voir la marchandise. Il y avait là, jetés pèle-mêle sur le présentoir sans aucun souci de mise en valeur quelques volumes à l'air très ancien dont ni les titres ni les auteurs ne me disaient quoi que ce soit. Il n'en fallait pas plus pour exciter ma curiosité. Aucune lumière ne brillait à l'intérieur, mais machinalement, j'ai quand-même actionné la poignée de la porte, qui à ma grande surprise, s'est ouverte en faisant tinter des grelots. J'ai fait quelques pas à l'intérieur. La faible lueur qui réussissait à s'infiltrer par la vitrine sale ne parvenait pas à éclairer le haut des rayonnages. En fait, la pièce semblait plus haute que large, et les murs étaient entièrement couverts d'étagères jusqu'au plafond, et les piles de livres du haut, pour ce qu'on pouvait en discerner dans la pénombre, menaçaient de s'effondrer. Même les livres facilement accessibles étaient couverts de poussière, comme si on ne les avait pas manipulés depuis longtemps, et des toiles d'araignée me chatouillaient le visage lorsque je me penchais pour déchiffrer une couverture.

J'avais déniché une édition originale de "Tal Des Todes", de Josef Freiher, un livre d'une grande rareté, et j'étais plongé dans l'étude attentive de ses illustrations, des gravures très impressionnantes, quand une voix me tira de ma contemplation.

- Avez-vous trouvé votre bonheur ?

Le libraire semblait aussi vieux que son magasin, et on aurait dit que lui aussi menaçait de s'effondrer au moindre choc ou même à la moindre vibration, si bien qu'en sa présence, on avait envie de se mouvoir avec d'infinies précautions, et on craignait d'élever la voix.

- Non. Il est superbe, mais ce n'est pas dans mes moyens.

- Je m'appelle Marek. Je suis le propriétaire du magasin.
J'ai une proposition à vous faire. Le travail dans la librairie devient trop lourd pour moi, et je n'ose plus monter aux échelles pour atteindre les étagères du haut. J'ai besoin d'un assistant. Je vous engage, qu'en dites-vous ?

- Comment savez-vous que je cherche du travail ?

- Je vois à votre regard que vous mourez d'envie d'avoir ce livre, mais vous n'avez pas de quoi l'acheter ; vous ne m'en avez même pas demandé le prix.
Et il y a autre chose : je ne vous ai jamais vu. Vous êtes donc un étranger, et si vous avez passé le pont pour venir à Kùpa, c'est que vous cherchez depuis plusieurs jours une chose que vous n'avez pas trouvée à Hajek... comme du travail, par exemple.

- Effectivement ! Vous êtes très observateur.

- Je ne puis vous payer beaucoup, par contre, je peux vous inviter à partager ma soupe de midi tous les jours, et je peux vous avancer trois mois de salaire, car je suppose que ceux de Hajek vous auront demandé des loyers d'avance. En outre, si vous êtes encore ici dans trois mois, le Freiher sera à vous.

- Je vous remercie, c'est une offre alléchante. Mais pourquoi me faire confiance ?

- Vous êtes un amateur de livres, et ça devient rare de nos jours à Kùpa. Et puis, je suis vieux, et je n'ai ni femme ni enfants. Qu'est-ce que je risque, à part ma pauvre vie, qui d'ailleurs ne vaut plus grand-chose ?

C'est donc comme ça que je me suis mis à faire chaque jour l'aller-retour entre Hajek et Kùpa.

Je me suis bientôt mis à douter de la raison pour laquelle le vieil homme m'avait engagé. En effet, seuls de rares clients franchissaient la porte du magasin, et il n'était pas rare que nous passions un journée sans apercevoir le moindre client. La plupart des gens qui venaient étaient de vieilles connaissances de Marek. En général, le volume qu'ils recherchaient n'était pas en magasin, et Marek devait alors écrire à plusieurs fournisseurs qu'il connaissait dans le pays et même à l'étranger. Quand le colis arrivait enfin, Marek m'envoyait en course le porter à son destinataire. Il ne semblait pas très préoccupé des aspects pécuniers, et quand je lui demandais quel prix je devais recevoir de l'acheteur, il regardait quelques instants en l'air et semblait déduire un prix de l'architecture complexe des toiles d'araignées qui pendaient du plafond.

Le vieux n'était pas spécialement bavard, sauf lorsqu'il s'agissait de livres ou de gravures anciens. Aussi, nos journées étaient principalement faites de longues heures d'étude silencieuse dans de vieux grimoires ou des livres ésotériques traitant de philosophies oubliées.
J'attendais donc avec impatience les occasions où Marek m'envoyait faire une livraison, non seulement parce que j'avais alors l'impression de mériter un peu mon salaire, mais aussi parce qu'il s'agissait d'un bol d'air bienvenu, qui me libérait de l'atmosphère confinée du magasin.

Curieusement, tous les clients chez qui j'ai du me rendre habitaient à Kùpa. J'ai ainsi appris à connaître cette partie de la ville. Je dois avouer qu'au début, elle me déprimait complètement, et c'était un soulagement de retrouver le soir les rues animées et pleines de bonne humeur de Hajek. Mais petit à petit, j'ai changé d'avis sur Kùpa et ses habitants. Les rues qui autrefois me paraissaient sales et sombres avaient maintenant un côté mystérieux et envoutant qui m'intriguait. Les gens, que j'avais d'abord trouvés froids et antipathiques, m'apparaissaient maintenant comme plus sages, plus philosophes, plus réfléchis, plus vrais que ceux de Hajek. En réalité, ces derniers m'irritaient de plus en plus par leur superficialité tapageuse et leur cordialité de surface. N'était-il pas vrai que j'avais éprouvé toutes les peines possibles pour trouver un logement à Hajek, alors que je n'étais à Kùpa que depuis une heure qu'on me proposait déjà un emploi ? Les gens de Kùpa commençaient pour leur part à me reconnaître comme un des leurs, et le traditionnel petit signe de tête discret d'un habitant de Kùpa avait pour moi bien plus de prix que l'embrassade exubérante d'une vague connaissance de Hajek.
Si au départ, j'avais été surpris qu'aussi peu de monde traverse le pont pour aller prendre un peu de bon temps à Hajek, après quelques semaines, par contre, j'appréhendais l'heure où il me faudrait traverser pour rejoindre ma chambre, où les lumières vives de Hajek m'irritaient les yeux, et son perpétuel vacarme m'agressait les oreilles.

J'ai fini par abandonner ma chambre à Hajek sans aucun regret, pour m'installer à l'invitation de Marek dans la réserve du magasin, une pièce sombre et froide donnant sur l'arrière de l'immeuble, où je m'étais aménagé un petit espace peu confortable ; mais je m'y sentais bien, parmi les piles de livres anciens. A partir de ce moment, je n'ai presque plus jamais repassé le pont pour aller à Hajek, qui me semblait appartenir à un autre monde.

Un soir, Marek et moi nous étions autorisés un repas un peu plus raffiné que d'habitude ; outre la traditionnelle bramborova, nous avions dégusté un succulent ragoût, suivi de vetrnik, le tout copieusement arrosé d'un excellent Muller-Thurgau. Comme notre réserve usuelle vacillait un peu sous l'effet du vin, je me suis décidé à m'ouvrir à Marek de la vision que j'avais des deux parties de la ville. Je l'ai interrogé sur les raisons de ces différences si profondes, et de l'apparente crainte ou répulsion que chacun des quartiers exerçait sur l'autre.

J'ai été très surpris par la réponse que m'a faite Marek ; en fait, il a répondu par une question :

- Avez-vous bien observé le pont ?

- Le pont ? Mais il me semble que l'existence même d'un pont devrait justement favoriser le rapprochement des gens, plutôt que leur séparation ! Ce pont est assurément très bien construit, même si - Dieu sait pourquoi, il s'en dégage une atmosphère glaciale et oppressante. J'ai beau y être habitué et n'avoir aucun doute sur sa solidité, j'ai moi-même été pris de frissons et d'un inexplicable sentiment d'angoisse chaque fois que je l'ai traversé.

- Eh bien la prochaîne fois que vous l'emprunterez, regardez-le mieux, voulez-vous ? Regardez-le avec grande attention !

C'est tout ce que je pus tirer de Marek ce soir-là.

A suivre ...