Sombrage - 8


Episode précédent


C'est comme un poids infini ; et ce poids commence a s'alléger petit à petit. C'est le poids de mon corps. Je crois être allongé à l'horizontale, et je pense que je pourrais peut-être bouger, au prix d'un gros effort. Mais je me sens tellement faible, et aussi tellement bien, dans cette immobilité totale. Absolument rien ne bouge en moi, pas de pulsation, pas de souffle, pas de circulation, la dépense d'énergie est tout à fait nulle, et c'est cela qui me procure cette impression de repos parfait. Cependant, mon corps devient toujours plus léger, et j'ai l'impression qu'il s'élève, bien que je sache qu'en réalité, ce n'est pas le cas. Je m'aperçois que j'ai les yeux ouverts, et que si je le voulais, je pourrais distinguer des choses, mais j'éprouve un peu de regret à quitter cette tranquillité. Quoiqu'il en soit, je sais que les images ne vont pas tarder à se propager par le nerf optique depuis ma rétine vers mon cerveau. Et au moment où je le pense, cela se produit. L'image que je perçois ne m'évoque d'abord rien. C'est comme une série de lignes parallèles, une surface blanche formées de lattes parallèles avec trois tubes brillants qui éclairent l'espace. Il y a aussi des câbles et des sortes de capteurs. Je cherche à rattacher un mot à ce schéma, pour lui donner un sens. Le mot reste longtemps sur le bout de ma langue, jusqu'à ce qu'il se concrétise de lui-même : "hôpital".
C'est l'horreur de ce mot qui me fait revenir à moi brusquement, brutalement. Mon cœur se remet à battre, à un rythme trépidant mais irrégulier ; pendant un bref instant, je suis conscient de la circulation du sang dans mes veines, je prends une longue inspiration sifflante et mes poumons se remplissent d'air brûlant. La panique me fait me redresser vivement en position assise. Trop vite. La tête me tourne et je retombe sur le lit. Il y a en effet un lit sous moi. Je ne perds pas tout-à-fait conscience, cette fois, mais il ne s'en faut pas de beaucoup. J'éprouve toujours une peur panique de ne pas savoir où je suis. J'ai cru que j'étais mort. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi je suis à l'hôpital, je ne me rappelle rien. Est-ce que je suis gravement malade ? Je dois me calmer et réfléchir. Puis je me rends compte que je suis capable d'entendre... et que quelqu'un parle... me parle ?

- Papa ! Tu m'entends ? Tu es réveillé ?

Je tourne la tête vers la voix et je découvre un petit garçon. C'est le petit garçon triste de mes rêves. On dirait que je l'ai enfin rejoint. Un nom se forme dans ma tête : "Arthur".


Et voilà, docteur Strauss, comment je franchis le passage dans l'autre sens, et me retrouve dans votre monde.
Selon les médecins, j'ai passé six mois dans le coma. Selon moi, j'ai passé six mois à Sombrage.

Quand je me suis réveillé dans le chalet ce jour-là, seul dans le lit, j'ai immédiatement eu un mauvais pressentiment.
Je me suis habillé précipitamment, je suis sorti et me suis lancé à la recherche d'Anabelle. J'ai d'abord erré dans le village, je suis même allé jusqu'à l'arrêt de bus, puis je me suis ravisé et me suis dirigé vers la forêt. Je marchais un peu au hasard sans trop savoir où j'allais. Un moment, j'ai cru discerner un reflet blanc parmi les arbres, qui me rappelait vaguement des vêtements d'Anabelle. Je me suis mis à courir, mais toujours, le reflet semblait se déplacer à la limite de mon champ de vision, et je n'arrivais pas vraiment à m'en rapprocher. Puis je ne l'ai plus vu, et je me suis rué dans la direction où je l'avais aperçu pour la dernière fois. Je me suis heurté à un arbre énorme. Je crois que c'était un séquoïa. Je n'en avais jamais vu dans la forêt de Sombrage. J'avais l'intuition irrépressible qu'Anabelle se trouvait de l'autre côté de l'arbre, mais quand j'en faisais le tour, il me semblait qu'elle tournait en même temps, de sorte que le tronc restait toujours entre nous, et que je ne pouvais la rejoindre.
Finalement, j'ai abandonné mes recherches et je suis rentré tout penaud au chalet.
Sur la table, j'ai remarqué un mot que je n'avais pas vu dans ma précipitation. Il était de la main d'Anabelle.

Mon amour,
je t'ai demandé de me rejoindre, et tu l'as fait. C'est la plus belle chose que tu pouvais me donner.
Mais je me rends compte que j'ai eu tort de te demander cela. Pour toi, Sombrage n'est pas la vraie vie. Tu as une vie à toi qui t'attend dans le monde réel, et tu dois y retourner, tu dois franchir le passage dans l'autre sens.
Tu m'as donné six mois de bonheur, et c'est plus que je n'aurais jamais pu espérer.
Je t'aime pour toujours.
Anabelle.

Quand j'ai lu ce mot, je me suis effondré. J'étais sûr qu'elle se trompait, que ma place était à Sombrage avec elle. Je me fichais pas mal du soi-disant "monde réel". C'était d'Anabelle dont j'avais besoin, et de rien d'autre.
Je l'ai encore cherchée, appelée, mais sans grande conviction. Au fond de moi, je savais que le lendemain, j'aurais quitté Sombrage.

- Et effectivement, je me suis endormi dans le chalet de Sombrage pour me réveiller à l'hôpital.

- C'est fantastique ! Se réveiller en aussi bonne condition après six mois dans le coma, c'est extrêmement rare.

- Ce n'est pas fantastique, docteur Strauss, c'est terrible !
Je suis revenu à la vie, mais à une vie que je ne peux supporter. Pourquoi est-ce que tout a foiré ? J'ai perdu Anabelle deux fois, et les deux fois, comme un idiot, je n'ai été capable de rien faire. On m'a rendu une chance, et je n'ai pas pu en profiter !
Peut être que je devrais m'estimer heureux d'avoir vécu cela. Peut-être que c'est un cadeau qui nous a été donné à Anabelle et à moi. Peut-être même que je la retrouverai un jour ?

Mais je ne peux m'empêcher d'y penser. Parfois même, je suis jaloux. Est-ce qu'elle est toujours à Sombrage ? Est-ce qu'elle se donne à un autre type qui est dans le coma ?
Parfois, je donnerais cher pour y retourner. Parfois aussi, j'ai envie d'en finir. Peut-être qu'elle m'attend et que je peux encore la rejoindre ?
Mais peut-être aussi que si je suis revenur, c'est que je dois continuer ici.


Voilà, monsieur Zaphod, c'est ce que Grégoire m'a raconté quand il est revenu me voir après avoir passé six mois dans le coma.
Je n'ai pas pu faire grand chose pour lui. Je n'ai jamais non plus eu connaissance d'un autre cas semblable.
Anabelle et Grégoire ont passé chacun six mois dans le coma. C'était à des époques différentes, mais il semble que dans cet état particulier de la conscience, où le temps tel que nous le connaissons n'a plus le même sens, ils se seraient d'une certaine manière... rejoints. Je ne peux en dire plus, et je n'ai pas d'explication scientifique à vous proposer.

Sur ces mots, Strauss reposa son verre de Cognac vide sur la table, et il se tut.
Le repas était terminé, l'histoire aussi.
C'est moi qui rompis un long silence.

- Vous m'avez fait marcher, avouez-le !

- Ach, gèr môzieur Savôt, fous safez eu fôdre hizdoire, et ch'ai eu mon rëbas, le rezde n'est gue tédails zans zimbôrdanze !

Nous sommes sortis du restaurant. Je lui ai encore demandé s'il savait ce qu'était devenu Grégoire.
Il m'a répondu qu'il ne le voyait plus, et que c'était une des frustrations du métier de psy. Il arrive parfois qu'un patient cesse brusquement de venir aux consultations, sans donner d'explications, c'est son droit.

Est-ce que Greg se sent mieux ? Est-ce qu'il a définitivement sombré ? Peut-être qu'il est à Sombrage. Ou peut-être ici-même dans cette ville. L'une est imaginaire, l'autre réelle ; du moins, c'est ce que nous croyons.
Je regardais Strauss s'éloigner sur le trottoir, de son pas hésitant.
Il faisait froid. Comme il disparaissait au coin d'une rue, les premiers flocons de l'hiver se sont mis à tomber.

FIN