Abattoir 5 (Kurt Vonnegut)

Est-ce qu’il a une sorte de génie, ou est-ce qu’il est à moitié dingue ? Est-ce que ses histoires sont originales, intelligentes, écrites dans un style bien personnel et identifiable, ou est-ce du n’importe quoi écrit n’importe comment en se donnant des allures de conte philosophique pour se moquer du monde ?

J’avoue ne pas avoir les compétences nécessaires pour juger de la qualité littéraire de son œuvre. J’avoue même que certains de ses livres m’ont laissé fort dubitatif. Aussi, je n’essayerai pas d’objectiver mon jugement sur le livre dont il est question. D’ailleurs, je ne suis pas à la recherche de la plus belle ou de la meilleure œuvre littéraire, je recherche des livres qui me touchent, qui m’émeuvent, qui me font réfléchir, qui m’amusent, qui me surprennent. Et à cette mesure là, « Abattoir 5 » remplit bien son contrat. Je pense bien qu’il figure dans le top 10 de mes livres préférés.

Certains disent que c’est un des meilleurs plaidoyers contre la guerre. Moi je dis que ce n’est pas un plaidoyer, ni même une démonstration. Ce texte est une évidence. Je ne sais pas s’il y a des guerres justes, mais après avoir lu ce livre, je tiens pour sûr qu’il n’y a pas de guerre qui ne soit une folie et une absurdité complète.

La guerre, celle de 40, Kurt l’a vécue. Américain doté d’un patronyme allemand, il est fait prisonnier et interné –faute de mieux, dans un ancien abattoir de la ville de Dresde. Au même moment, l’état-major allié décide de rayer cette ville de la carte, faisant 135000 victimes en grande majorité civiles. Par miracle, Kurt s’en sort, mais le spectacle qu’il découvre va bien sûr le marquer à vie.

Rentré au pays, l’écrivain Kurt Vonnegut sait qu’il devra un jour ou l’autre accoucher de ce fardeau en en faisant un livre. Mais sous quelle forme ? Les mots résistent. Il s’en explique 23 ans plus tard dans la préface de son livre, soi dit en passant, une des plus remarquables préfaces que j’aie pu lire.

Dans cette préface, Kurt se met en scène, c’est déjà du roman (elle porte en fait le numéro de chapitre 1). Et puis, chapitre 2, Kurt se mue en Billy Pelerin, « héros » du livre :

« Ecoutez, écoutez :

Billy Pelerin a décollé du temps.

C’est un veuf gaga qui s’est endormi, Billy a ouvert les yeux le jour de son mariage. Il est entré par une porte en 1955, est ressorti par une autre en 1941.»

Vonnegut est catégorisé comme écrivain de science fiction. Aussi, cette histoire de voyage dans le temps et l’espace peut-être lue au premier degré avec beaucoup de plaisir comme un classique procédé de SF.

Et d’ailleurs, moi j’aime lire les histoires au premier degré, sans essayer de comprendre le sens caché du symbole ou de l’allégorie. Si l’écrivain est bon, ces transpositions doivent se faire de manière pratiquement inconsciente. Oui, il y a un travail qui se fait en nous et qui nous touche sans qu’on sache très bien où ni pourquoi.

Mais si on se met dans la peau de Kurt, avec ce qu’il a vécu durant la guerre, et particulièrement à Dresde, ces images et ces sensations qui reviennent le hanter durant 23 ans, probablement sans prévenir, qui l’agrippent et le projettent dans un enfer passé, mais probablement encore très présent, on peut s’imaginer que le rapport au temps n’est pas le même pour lui que pour nous. Alors, oui, Billy voyage dans le temps, et ça ne me surprend pas et ne me choque pas.

De même pour cette partie qui semble risible ou Billy se fait enlever par des extra-terrestres et enfermer dans une cage de zoo tout-confort sur la planète Tralfamadore. Bien oui, je peux comprendre le besoin de s’échapper très très loin, de s’enfermer dans une bulle où pouvoir enfin vivre sans soucis et sans cauchemars.

Et aussi, faut croire qu’il faut prendre autant de distance pour avoir un regard extérieur sur la folie des hommes. D’ailleurs, on pourrait parfois se demander si les humains ne méritent pas d’être enfermés au zoo dans la section « animaux bizarres » ?

Kurt se voit et voit Billy, son héros. Billy se voit à plusieurs époques, dont certaines ont même la couleur du bonheur. Mais Billy sera toujours un peu à côté de lui-même, trop conscient pour pouvoir jouir pleinement du bonheur en toute insouciance, pour pouvoir être complètement avec les autres ou même avec lui-même.

Il faut que je parle aussi du ton de Billy, ou si vous voulez du style de Kurt. C’est écrit très simplement, de manière presque détachée. Comme s’il fallait se limiter à relater des faits. Parce que tout sens, toute logique en ce qui concerne la guerre échappe à Billy. La soi-disant logique utilisée par le reste du monde n’est pas celle de Billy. Et au cours du livre, on ne peut que prendre le parti de Billy contre le reste du monde.

« … Un soldat allemand muni d’une torche électrique s’est enfoncé dans l’obscurité, est resté longtemps invisible. Quand il est remonté, il a annoncé à un gradé perché au bord qu’il y avait des morts par douzaines au fond. Assis sur des bancs. Intacts.

C’est la vie.

L’officier a ordonné d’élargir la brèche et d’y appuyer une échelle afin de procéder à l’extraction des restes. C’est ainsi que fut inaugurée la première mine de cadavres de Dresde.

On se mit à en exploiter des centaines.

[…] Au milieu de tout ça, ce pauvre bougre d’Edgar Derby, le professeur, fut attrapé avec une théière ramassée dans les catacombes. Il fut arrêté pour pillage, jugé, fusillé.

C’est la vie. »

J’ai l’impression que Kurt n’a pas vraiment choisi cette manière de raconter son histoire, mais qu’elle a du s’imposer progressivement à lui au cours des années. Tout comme Billy n’a pas choisi de voyager dans le temps.

Billy est un anti-héros. C’est moi. C’est vous. Aux prises avec un monde incompréhensible, qui parfois sombre dans l’horreur totale.

Il essaye de transiger avec une vie qu’il sent déjà vécue, et est obligé d’inventer de nouvelles règles pour faire face à son destin et continuer son tortueux chemin.

« Un tralfamadorien en présence d’un cadavre, se contente de penser que le mort est pour l’heure en mauvais état, mais que le même individu se porte fort bien à de nombreuses autres époques. Aujourd’hui, quand on m’annonce que quelqu’un est décédé, je hausse les épaules et prononce les paroles des Tralfamadoriens à cette occasion : ‘c’est la vie’ »

Alors, folie ou génie ? La frontière entre les deux est parfois bien mince. A vous de voir…