Garder l'encre - 11

 J'avais commencé cette histoire avec Hugo, il est juste que je la termine avec lui.

Des contemplations à la sauce Hugo, c'est à dire pas toujours très contemplatives. Il ne peut pas s'empêcher d'avoir un avis sur tout et de le faire savoir, mais c'est tant mieux.

Ce livre, de l'aveu même de l'auteur, ce sont aussi les mémoires poétiques d'une vie. Une grande oeuvre, personnelle, intime, très inspirante. Un cadeau pour l'humanité.


Moi j'étais dans un état d'esprit très mélancolique, après ce qui était arrivé à Louis.

Ce vendredi, au Garder l'Encre, j'ai commandé un café, et à ma grande surprise, Roger n'a pas regardé son baromètre et m'a vraiment apporté un café.

J'étais seul à une table. Pas d'autre lecteur ou lectrice.


Mais il y avait un type vraiment bizarre au au bar. Je ne pouvais pas m'empêcher de le regarder.

Il portait des lunettes très noires, mais surtout, il se cachait derrière un brocoli et observait tous les clients par dessus ses lunettes.

Il a du remarquer que moi aussi je l'observais, parce qu'il est descendu de son tabouret, s'est assis à ma table et a continué à me regarder fixement sans rien dire pendant des secondes interminables, tout ça sans lâcher son brocoli.

Finalement, il m'a parlé. Mais ça ne m'a pas vraiment rassuré.


- Tu n'en es pas un, hein?


- Euh... Un quoi?


- Hmmmm... Non, à mon avis, tu n'en es pas un, bien que tu aies l'air bizarre... Mais attention, ils sont rusés!


- Si je te suis bien, tu trouves que moi j'ai l'air bizarre? C'est parce que je n'ai pas de brocoli? Mais je ne suis pas le seul, tu sais.


- Oui, c'est ça, pas de brocoli... Hmmmmm...


Et tout à coup, il m'attrape par le bras et me colle son brocoli sous le nez.

Je commençais à prendre un peu peur, alors, j'ai pensé à Lapin, et j'ai voulu utiliser l'arme secrète. J'ai dit:


- Boulettes sauce lapin!

(C'est le mot codé qui est sensé déclencher l'attaque de Lapin, le berger allemand, vous vous souvenez?)


- Brocoli!

Que le type a répliqué.


- Boulettes sauce lapin!

J'ai répété en parlant plus fort, pour être sur que Lapin entende, mais ce foutu chien n'a pas bougé d'un poil. Décidément, les choses n'étaient plus comme avant au Garder l'Encre.


- Brocoli! Brocoli! Brocoli! le brocoli est plus fort que tout!


J'ai plus rien dit. Je crois que ça l'a calmé. Il a eu l'impression d'avoir gagné ou quoi. Il a repris plus doucement.


- Bon, tu m'as convaincu, je crois que tu n'en n'es pas un!


- Mais un quoi, bon sang?


- Un Clampin, pardi!


- Je ne sais pas ce qu'est un Clampin, mais je ne crois pas que j'en sois un, en effet.


Il s'approche d'avantage et me dit sur le ton de la confidence:

- Ils sont parmi nous! Les Clampins sont parmi nous!


- Bah, jusqu'à présent, on n'a pas eu trop à s'en plaindre.


- Tu ne te rends pas compte! Ils t'envoient des rayons et rentrent dans ta tête! Puis tu deviens toi-même un Clampin!


- Et je suppose qu'ils ont horreur des brocolis. C'est un peu l'arme secrète anti-Clampin, n'est-ce pas?


- Ouais, c'est ça. Hmmmm... Tu n'es peut-être pas un Clampin, mais tu es quand-même sacrément bizarre!


Et il est retourné s'asseoir au bar.

Bon, ce genre de scène n'est pas vraiment inhabituel dans un bar belge.


A ce moment, je me suis rendu compte qu'il y avait de la musique dans le bar. Ça aussi c'était bizarre pour un vendredi, Roger avait mis la radio. Elle passait "Piano man", une chanson de Billy Joel.

Je ne suis pas spécialement client de l'artiste, mais cette chanson m'a fait repenser au Garder l'Encre, à ce qu'il aurait pu être, à ce que j'étais venu y chercher.

Le Garder l'Encre, dans mon esprit, c'était surtout Pat-le-Flamand, Zoé, et Louis.

Birgit et Ralf, Paula et Michel, je les aime bien, mais ce sont avant tout des plaisanciers, les livres n'ont pas une place capitale dans leur vie. Et Roger, il vit à moitié dans le passé, et pour le reste, il s'adapte, et le Garder l'Encre s'adaptera avec lui. Hier des lecteurs, aujourd'hui des plaisanciers, demain des étudiants. S'il le faut, il remplacera la bibliothèque par des consoles de jeu.


Je suis allé payer mon café au bar, et j'en ai profité pour demander à Roger:

- Et Zoé?

- Zoé? Je crois qu'elle est partie en voyage. Elle est passée me dire au revoir.


Et moi? Elle est partie sans me dire au revoir, à moi! Ça m'a fait un peu mal.

Je m'apprêtais à sortir quand Roger m'a rappelé.


- Ah, j'allais oublier. Elle a laissé ça pour toi.


C'était un sac en papier contenant un livre: Anna Karénine. Rien d'autre. Pas de petit mot, pas de dédicace.

Pourquoi Anna Karénine? Etait-ce un message caché? J'aime pas ça. Moi, il faut me parler simplement.


- Et tant que j'y suis, tiens, prends aussi ça. Je voulais le donner à Ralf mais il n'en a pas voulu. Il ne jure plus que par Hugo.


Et Roger me tend un petit livre intitulé "Tal Des Todes", par un certain Josef Freiher.


- Mais je ne lis pas l'allemand!

- Moi non plus. Prends-le ou jette-le, ça m'est égal. Ce bouquin est trop bizarre, il me fout la trouille.


Je suis donc sorti avec les deux livres. Je feuilletais le livre de Roger en marchant, mais plus je le regardais, plus il me fichait la trouille à moi aussi. Il était plein de dessins étranges.

Comme j'arrivais près du pont, je l'ai déposé sur le parapet en imaginant que quelqu'un le trouverait, et je suis reparti avec Anna sous le bras.


Je pensais: Ces livres qu'on me donne, ça ressemble un peu à un adieu.

Louis, Pat, Zoé, Roger, et même Lapin, ils ont tous levé l'ancre, chacun à sa manière. C'est comme ça que ça se passe dans les ports, et dans la vie.


Et moi, je n'ai presque plus d'encre; juste assez pour laisser le dernier mot à Hugo:


Je ne vis qu'elle était belle

Qu'en sortant des grands bois sourds.

«Soit; n'y pensons plus ! » dit-elle.

Depuis, j'y pense toujours.


(Fin)