Garder l'encre - 10

 Il y a vraiment très peu de livres que j'ai lus plus de deux fois. Moins d'une dizaine, à mon avis. Et je m'étonne moi-même de trouver parmi ce nombre Moby Dick. J'ai une relation particulière avec ce livre qu'il m'est difficile d'expliquer. C'est peut-être à cause de ce premier paragraphe du premier chapitre, où le héros décide de s'embarquer. Moi je sais très bien que je ne franchirai jamais ce pas, malgré tout l'attrait qu'il exerce sur moi; je resterai toujours au bord du quai, à regarder ceux qui partent, à imaginer les voyages que j'aurais pu faire.


Depuis tout ce temps, je n'avais jamais lu d'autre livre de Melville, je n'en avais pas vraiment l'envie. Mais j'ai trouvé ce petit livre tout mince, Bartleby, et je me suis dit que je ne risquais pas grand chose. Pourtant, il m'a fait forte impression. Il commence comme une histoire ridicule, absurde, et on le termine avec un vrai sentiment de malaise.


Notre marin à nous, au Garder l'Encre, s'appelle Louis, bien qu'il n'ait ja-ja-jamais navigué, ohé ohé.

Je vous ai raconté qu'il habite sur son vieux rafiot, et qu'il prépare depuis toujours son départ pour un tour du monde.

Il amasse des atlas marins, des ustensiles divers, refait les peintures, coud des voiles, lit des récits de voyage et même des manuels de survie.

Moi, je sentais bien qu'il finirait par se décider. Récemment, il avait apporté la touche finale à ses préparatifs en ajustant un moteur de seconde main qui devait lui suffire à gagner la mer.


Ce dont je ne me doutais pas, c'est qu'il choisirait de partir en cachette sans prévenir personne.

Voici donc les faits tels que relatés militairement par l'enseigne de vaisseau Jan van Witlof, envoyé en mission sur les lieux.


L'embarcation a quitté le port à l'aube. La lumière était encore très faible. Après les fortes pluies des jours précédents, le débit était relativement important, et le courant était puissant, causant des tourbillons près des arches du pont. Il est probable que la puissance relative du moteur était insuffisante par rapport au tonnage du bateau et aux conditions de navigation. le bateau s'est porté lentement à contre-courant vers l'arche centrale, le pilier masquant une péniche qui arrivait en sens inverse. le capitaine a tenté de virer de bord pour libérer le passage, mais le bateau s'est mis de travers et a été heurté par le péniche. Il a été pratiquement coupé en deux sous le choc, et a sombré immédiatement. A l'heure qu'il est, le capitaine est toujours porté disparu. On pense qu'il était la seule personne à bord.


Merci Jan pour ce compte-rendu plein de sensibilité et de compassion. C'est un ami qui a disparu.


Roger était effondré. Il avait fermé le Garder l'Encre, et nous étions seuls dans la salle lui et moi, assis à une table, silencieux, devant une Chimay qui ne se vidait pas. Lapin, le chien de Roger, qui sentait bien que quelque chose ne tournait pas rond, avait la tête posée sur le genou de son maître, et ne le quittait pas du regard.

A un moment, Roger m'a regardé et m'a dit:


- Je vais plonger. Tu surveilleras l'arrivée d'air.

- Non Roger, tu ne peux pas faire ça!

- Je peux très bien faire ça. J'ai mon brevet de scaphandrier, et la navigation est interrompue.

- Mais les plongeurs des pompiers ont déjà visité l'épave. Ils n'ont pas trouvé de corps. Maintenant, ils sondent le fleuve en aval. Ils finiront par le retrouver. Ça ne sert à rien que tu plonges.

- Ça ne sert peut-être à rien, mais je ne vais pas rester assis sans rien faire. Je vais plonger, je te dis, et tu vas m'assister.

- Et ton équipement, t'es sûr qu'il est toujours en ordre? Ca fait combien de temps qu'il n'a pas servi?

- T'en fais pas pour l'équippement, c'est du solide.


J'ai bien compris que je ne pouvais rien faire pour le dissuader. le casque de scaphandre a donc quitté son piedestal au dessus du bar.

Voir Roger équipé en scaphandrier, ça m'a vraiment fait une sensation bizarre. J'avais l'impression qu'il sortait tout droit de ce tableau accroché au mur du Garder l'Encre, où il figure à côté d'Hemingway.


Roger a donc plongé. Quand il a disparu sous l'eau, Lapin est devenu comme fou. Il courait sans cesse entre moi et le bord du quai où Roger avait disparu. Il n'arrêtait pas d'aboyer, chose qui lui arrivait rarement. Je dois avouer que ça me portait sur les nerfs.


Roger est resté sous l'eau pas loin d'une heure. Bien que toutes les aiguilles de la pompe étaient au vert, je n'étais jamais sûr que tout se passait bien. Et si quelque chose s'était mal passé, de toute manière, je n'aurais pas su quoi faire.

Finalement, on a vu le casque en cuivre émerger. Lapin s'est jeté à l'eau de plaisir et de soulagement, et à failli culbuter Roger. Quant à Roger, il avait dans les mains une boîte en fer qu'il m'a tendue.

Après avoir frotté le couvercle, j'ai pu déchiffrer une inscription: "Les chroniques du Garder l'Encre".


J'ai aidé Roger à se débarrasser de son équipement, puis on est rentré dans le bar.

Roger à commencé par nous préparer des Irish Coffees taille XL. Cette fois, on avait vraiment besoin d'un remontant.

Puis on s'est attaqué à la boîte en fer. Elle contenait une série de carnets. Malheureusement, l'eau s'était infiltrée dans la boîte, le papier était trempé et l'encre s'était diluée. Presque tout était devenu illisible.


Bon, excusez-moi, cette partie-ci de l'histoire n'était pas très gaie, même si on peut trouver ironique qu'un voyage attendu depuis si longtemps se termine tragiquement au bout de cent mètres.

Il y a peut-être autant de plaisir à imaginer un voyage qu'à l'entreprendre, et c'est sans doute moins risqué. Bartleby aurait été d'accord avec ça.


Mais plus tard, je me suis posé cette question: je savais, ou je me doutais que Louis était malade, alors, peut-être qu'il a simplement voulu choisir sa manière de partir? Lever l'ancre dignement, comme le capitaine qu'il aurait voulu être.