Garder l'encre - 9

 Il m'a fallu tellement longtemps pour atteindre ce premier degré sur l'échelle de la sagesse (qui en compte un nombre infini): ne plus m'estimer en fonction de l'opinion des autres, qu'ils soient parents, amis, professeurs, patron ou compagne, ne chercher qu'en moi-même la justification de mes actions et opinions, être mon propre juge moral; alors une rechute me fait toujours de la peine.

Et si je suis honnête, il me faut bien avouer que j'ai décidé de lire Leaves of Grass en partie au moins pour impressionner Zoé. L'idée de m'asseoir à sa table au Garder L'Encre et de sortir négligemment ce bouquin fameux (en VO s'il vous plaît) m'excitait. Je savais qu'elle ne l'avait pas lu, et ce serait bien la première fois que j'échapperais à ce petit regard humide, souriant et chaleureux, mais un brin condescendant qui veut dire "Ah, je suis heureuse que tu aies enfin découvert ce bijou que j'ai lu il y a longtemps, j'envie ton plaisir de le lire pour la première fois".


Et puis, il y a autre chose. Si vous recherchez Walt Whitman sur Internet, vous trouverez une photo de lui assez âgé, avec une barbe blanche hirsute, des sourcils et des cheveux du même acabit, vêtu d'un manteau chaud et coiffé d'un chapeau mi-western mi-randonneur mi-magicien (oui je sais ça fait trois demis), le pourtour des yeux ridé mais le regard clair et bon et serein et profond; et en regardant cette photo, je me suis dit: j'aime ce type. Et puis cette photo me faisait aussi penser à Gandalf, et je me suis demandé: si Gandalf avait écrit de la poésie au lieu de passer son temps dans les complots et les guerres, qu'est-ce que ça aurait donné?

C'est idiot, mais curieusement, cette impression ne m'a pas quitté à la lecture de ce livre. Il y a bien quelque chose de magique dans ces vers, des sortes d'incantation hypnotiques, chamaniques presque, qui m'ont vraiment capturé l'esprit, et me rendaient pénible le retour à la réalité.


Je suis donc entré au Garder l'Encre vendredi vers 19 heures, un petit sourire aux lèvres et mon Walt Whitman sous le bras.

Mais tout ne s'est pas passé comme je l'imaginais.

Pat-le-Flamand était déjà -comme on dit, bien entamé. D'après Roger, il était en train d'écluser des Chimay depuis midi. Il n'avait plus de discours cohérent, et même sa prononciation laissait pour le moins à désirer.


- Hhmmffff chhhh Z't Ptnnnnnn dhgrrr salope!


Ce genre de phrases, c'est tout ce qu'on pouvait tirer de lui au début.

C'est pour vous dire qu'il nous a fallu énormément de patience et de litres de café, à Zoé, Louis et moi, pour lui soutirer son histoire, et apprendre comment il a enfin tenté la conquête de sa directrice (je vous rappelle qu'il était depuis longtemps éperdument amoureux d'elle), et a échoué lamentablement.

J'avais promis de vous raconter cet évènement s'il se produisait; et bien voici ce que j'ai cru en comprendre.


Quand il s'est levé ce matin-là, quelque chose dans l'air de sa chambre, peut-être des effluves de croûtes de pizza refroidie, a dit à Pat-le-Flamand que le grand jour était enfin arrivé.

Mais il a compris aussi qu'il fallait qu'il se donne un peu de courage.

Il s'est versé un whisky, et un whisky en entraînant un autre, et le second en entraînant un troisième, et ainsi de suite jusqu'au fond de la bouteille, il a enfin senti que rien ni personne, ni même Chantal (c'est le prénom de la directrice) ne pouvait lui résister.


Il a donc enfourché son vélo (enfin, disons que lors des deux premières tentatives c'est plutôt le vélo qui l'a enfourché), et est arrivé par miracle et par des chemins détournés en un seul morceau devant la petite fabrique de moutarde.

Il a passé la grille, a pris l'ascenseur jusqu'au quatrième, l'étage de la direction, a traversé le couloir jusqu'à la porte de Chantal, qu'il a ouverte sans frapper.

A ce moment, il s'est aperçu qu'il tenant toujours son vélo à la main. En quelque sorte, le vélo et lui se supportaient l'un l'autre.


- Patrick! Qu'est-ce que vous voulez encore?


- Chhhhhhtalll, jnnn pppppe ppppplll. jtmmmmmmh! Jmmmm ton cul!


- Quoi? Qu'est-ce que vous racontez? Vous avez encore goûté une nouvelle recette de votre invention ou quoi? Je vous avais prévenu de ne plus tenter ce genre d'expérience.


- Chhhtlll, jtmmmmmmh, fzzzz lmrrr. Lssssmwa brsssrrr tes seins!


Et là, Pat a lâché son vélo, et s'est jeté sur Chatal, qui a juste eu le temps de s'écarter, et il s'est effondré par terre.

Cela n'a pas découragé Pat, qui s'imaginant presque parvenu à ses fins, s'est mis à se déshabiller en se tortillant au sol.

Chantal, se souvenant sans doute d'une série vue à la télé, a appuyé sur l'interrupteur de sa lampe de bureau comme si c'était un interphone, en criant "Sécurité! Dans mon bureau immédiatement! Un fou furieux à maîtriser!". Puis réalisant que que la petite entreprise familiale ne disposait pas de service de sécurité, elle a tenté de contourner Pat toujours aux prises avec ses vêtements pour s'échapper dans le couloir.


Voyant son bonheur s'échapper, Pat a réussi à saisir au passage la cheville de Chantal, et s'y est accroché de toutes ses forces, en la couvrant de baisers.

Les hurlements de Chantal ont bientôt attiré d'autres collaborateurs, qui ont eu toutes les peines possibles a dégager sa cheville de l'étreinte de Pat.


Aussitôt libre, elle s'est mise à hurler: "Sortez-moi ce connard d'ici! Si vous approchez encore de moi, j'appelle la police!".


- "Mais chérie, je t'aimeuh, je ne suis rien sans toi!" dit Pat, qui commençait seulement à dessaouler, mais Chantal resta sourde à ses supplications.


Voilà.

Après avoir entendu l'histoire de Pat, on lui a demandé ce qu'il comptait faire.


- Bah, j'ai plus de boulot, la femme de ma vie ne veut pas de moi, et j'ai abandonné mon vélo à l'usine. Je crois que je n'ai plus rien à faire ici. Je vais retourner en Flandre.


(Zoé) Quoi! En Flandre?!


(Louis) Quoi! En Flandre?!


(moi) Quoi! En Flandre?! Pauvre vieux!


Et je crois bien que c'est la dernière fois que nous verrons Pat-le-Flamand au Garder l'Encre.


Tout ça me donne envie de citer ces vers tirés de la fin de Leaves of Grass:


"Good-bye my Fancy!

Farewell dear mate, dear love!

I'm going away, I know not where,

Or to what fortune, or whether I may ever see you again,

So Good-bye my Fancy"