Garder lencre - 8

 C'est un peu la cata. Mais j'ai été naïf aussi. Parfois, je me demande si le type qui habite mon cerveau est tout à fait normal.


Déjà, c'était bizarre que je reçoive un message de Birgit, la jeune épouse de Ralf, me donnant rendez-vous au "Blue Lagoon".

D'abord, normalement, Birgit et Ralf ne sont sensés débarquer au port qu'en Avril.

Ensuite, pourquoi le Blue Lagoon, alors qu'on se voit d'habitude au Garder l'Encre?

Mais quand une femme jeune et sexy me donne rendez-vous (ça arrive en moyenne une fois tous les onze ans), je ne perds pas de temps à réfléchir et j'y vais.

Il y a des questions bizarres qui me passent par la tête, je me demande, est-ce qu'elle aime les hommes mûrs (un peu mon genre, quoi), Birgit? Il y a des femmes comme ça, non? Déjà, son mari est bien plus âgé qu'elle.


Mais je dois dire que je n'aime pas le Blue Lagoon. C'est un peu risible, un bar en Belgique avec des meubles en bambou, un éclairage bleu, de la musique de vahiné et des parasols (ils sont à l'intérieur, les parasols, notez bien). Il n'y a que les cocktails qui sont bons, c'est déjà ça.


Birgit, je disais, elle est sexy. Pas de discussion. Mais elle a un truc qui me dérange. C'est cette manie de toujours se promener pieds nus, même là ou personne ne se promène pieds nus, même en rue, même dans les magasins. Au port, ça passe, et à la limite au Garder l'Encre aussi, mais pas plus loin. Les gens regardent ses pieds. Elle s'habille souvent en mini-jupe, avec des décolletés révélateurs, mais ce sont d'abord ses pieds que les gens regardent. Comme si c'était indécent, des pieds nus. Et parfois même, les regards ne sont pas gentils du tout. Birgit s'en fiche, ou ne s'en rend pas compte.


Bref, Birgit a commandé un blue lagoon, le cocktail maison, et moi j'ai été bête, j'ai commandé un mojito sans réfléchir, par habitude, alors que j'avais l'occasion de changer. Grâce au temps pourri (maximum de la journée 4°C), Birgit portait des chaussures, ça m'a un peu détendu. Mais sa jupe était quand-même remarquablement courte.


- Alors, comme ça, tu me trouves sexy? J'en suis très flattée, mais j'espérais un éloge un peu plus inspiré, avec plus de recherche et de style, juste "sexy", je trouve ça un peu court, est-ce que je ne mérite pas plus?


- Euh, je... comment... ça se voit tant que ça que... enfin je veux dire que tu as vu...


- Tu es un peu naïf, non? Dans ta critique de "The Falls", je te cite : "Puis arrivent les Allemands, Ralf et sa jeune épouse sexy, Birgit, sur leur luxueux yacht". Tu ne croyais quand-même pas que tes chroniques sur Babelio allaient passer inaperçues indéfiniment?


- Mais je croyais que les habitués du Garder l'Encre n'étaient pas adeptes d'internet et des amis virtuels.


- Probablement. Mais depuis que Ralf s'est mis à lire en français, j'aime bien lui faire cadeau de livres, et j'ai eu l'idée de lui offrir un Hugo, et là, je tombe sur une critique des Misérables qui parle très peu des Misérables, mais beaucoup du Garder l'Encre. Tu imagines ma surprise? Je n'ai eu qu'à suivre la piste. Tu as même été assez prévenant pour numéroter les étapes.


- Evidemment, j'aurais du m'en douter... Bon, écoute, j'ai été bête, sans doute, mais je préférerais que tu ne dises rien aux autres.


- Ah, t'es marrant, toi! Eh bien, peut-être que je ne dirai rien, ça dépend....


- du chantage? C'est pour ça que tu es là? Qu'est-ce que tu veux? Abuser de mon corps?


- Dis-donc, je pourrais me vexer! En général, je n'ai pas besoin d'exercer de chantage pour obtenir les faveurs d'un homme. Non, ce que je veux, c'est que tu écrives un autre article, et que tu parles un peu plus de moi, et aussi de toi.


- Y a pas grand chose à dire sur moi.


- Tu crois ça? Tu t'es bien moqué de Pat-le-Flamand, mais tu lui ressembles plus que tu ne crois.


- Quoi! Moi, je ressemble à Pat-le-Flamand?


- Evidemment, sinon, pourquoi fréquenterais-tu cette bande de cinglés? Toi aussi, tu te réfugies dans les bouquins, toi aussi, tu fuis quelque chose. Dis-moi ce que c'est.


- Bon, eh bien, si tu veux savoir, disons que ma vie, dans les bons jours, c'est un peu Ethan Frome, et dans les mauvais, c'est plutôt Rochester. Alors oui, parfois j'ai besoin de m'évader.


- Et s'évader dans l'imaginaire, tu appelles ça de la lâcheté ou du courage?


- ...


- Je vais te dire, tu ressembles à Pat par un autre aspect. Il n'ose pas avouer son amour à sa directrice, et toi tu n'oses pas aborder Zoé.


- Zoé?


- Bah oui, j'ai vu comment tu la regardes. Je serais même limite un peu jalouse.


- Ca c'est ridicule, parce que tu vois, moi je crois que Zoé aime Louis. C'est une fille romantique. Et Louis, c'est le loup solitaire, qui souffre mais ne se plaint pas, l'aventurier sur son bateau, on rit de lui, mais moi je suis sûr qu'il va finir par partir, et j'ai peur que, enfin je crois que Zoé va partir avec lui.


- Alors, d'après toi, c'est Louis le loup solitaire, mais il va embarquer la belle, et c'est toi qui va rester tout seul sur le quai?


- Je serai le radis solitaire.


- Si tu veux méditer sur l'esthétique de la solitude, il y a un petit livre très apprécié dans les pays germanophones, Briefe an einen jungen Dichter, de Rainer Maria Rilke. Je trouve qu'il est fait pour toi. Ecoute ça:

"Ne vous laissez pas troubler dans votre solitude parce qu'il y a en vous comme un désir de vous en échapper. Ce désir justement, pour peu que vous l'utilisiez avec calme, réflexion et comme un instrument, vous aidera à déployer votre solitude sur une vaste contrée."


- Et donc, c'est ça que tu me conseilles?


- A toi de voir. Alors, c'est d'accord? Tu parleras de nous dans ta prochaine chronique?


- Et si tu n'apprécies pas ce que je dis?


- Tant pis pour moi, je prends le risque.


- Alors, je vais lire ce bouquin de Rilke, et dans ma chronique du livre, je parlerai de toi, et de moi.


***


Et c'est ce que j'ai fait, non?