Garder l'encre - 7

 Mais bien sûr que tout est lié! L'autre jour, je relisais les Petits Poèmes en Prose en mangeant un yaourt nature. Et un yaourt nature me fait immanquablement penser à la banquise. Rien d'anormal là-dedans, je suppose que c'est la même chose pour vous. Et on voit bien comment notre écosystème est fragile, puisqu'il suffit d'un simple coup de cuillère à dessert pour que pouf! presque un quart de la banquise disparaisse.


C'est en voyant Zoé lire ce livre au Garder l'Encre que ça m'a donné envie de le relire aussi.

A une époque de ma vie, c'était mon bouquin préféré. C'est celui que j'ai le plus lu.

Je devais trouver que c'était les Fleurs du Mal en encore plus épuré, allégé même de la notion de rime, ou quelque chose comme ça.


Aussi, j'ai toujours aimé boire, mais je n'ai jamais supporté l'alcool. Quand je rentrais dans ma petite chambre après avoir trop bu, trop malade même pour me coucher, je me mettais à lire ce livre par habitude, en attendant que la vitesse de rotation de l'univers autour de ma chambre finisse par diminuer. Dans cet état, j'appréciais de me retrouver en territoire littéraire familier. Oui, même devenir alcoolique, c'est un truc que j'ai raté.


Bref, c'est donc Baudelaire qui m'a rappelé que je devais vous raconter l'histoire du scaphandre, qui n'est pas vraiment l'histoire du scaphandre. J'espère que vous suivez toujours, mais il y a une logique. Ah, la rigueur des lois de logique qui sous-tendent notre univers ne cessera jamais de m'impressionner!


***


Zoé fréquente le Garder l'Encre depuis bien plus longtemps que moi, et elle connaît bon nombre de petits secrets. Les gens se confient facilement à elle.

J'étais curieux de connaître l'histoire du scaphandre, mais quelque chose me retenait de poser la question à Roger.

Donc, je me suis adressé à Zoé, et elle m'a appris que l'histoire du scaphandre, c'était en fait surtout l'histoire de la femme bleue.


J'ai déjà parlé du portrait de Roger et d'Hemingway accroché dans la salle du Garder l'Encre, sur lequel Roger figure en costume de scaphandrier. En fait, Roger possède un autre tableau réalisé à partir d'une photo. C'est le portrait de la femme bleue. Roger n'en parle jamais et ne le montre jamais. Il est caché quelque part dans un recoin de la maison, et je pense que Zoé est la seule à l'avoir vu. Voici son histoire.


Roger n'a pas toujours été patron de pub. Il a été militaire et a fait partie de la marine belge (si, il existe une marine belge, je l'ai déjà expliqué et je ne reviendrai pas là-dessus). le père de Roger déjà était marin et scaphandrier. C'est son casque que Roger expose fièrement au dessus du bar. Je ne vais pas faire un roman psychologique, alors je vous passe tout le blabla sentimental du père absent idéalisé par le petit Roger et finalement mort en mission. Bref, il était écrit que Roger suivrait les traces de son père.


Et on le retrouve donc, jeune barbe de marin bien noire, pull rayé, béret à pompon, brevet de scaphandrier en poche (imprimé sur papier plastifié water-proof 100m), premier maître sur le navire océanographique Belgica. Sa mission : explorer des mondes nouveaux et étranges, découvrir de nouvelles formes de vie et de nouvelles civilisations et s'aventurer dans les recoins les plus éloignés de l'océan, et compter les pingouins du pôle sud.


A cette époque, on commençait à soupçonner que le climat se réchauffait (c'est à dire qu'il se réchauffait à peu près partout sauf en Belgique), et la marine belge, toujours à la pointe du surréalisme, avait envoyé le Belgica mesurer la fonte de la banquise. A cet effet, l'équipage s'était vu adjoindre une jeune et brillante scientifique spécialiste de la calotte glaciaire et du bonnet taille D. Elle s'appelait Astrid, et n'était pas restée insensible aux charmes du jeune Roger, l'intrépide plongeur au corps d'athlète.


Evidemment, Roger s'était porté volontaire pour accompagner Astrid dans toutes ses sorties sur la banquise.

Le petit hélicoptère du Belgica les déposait sur la banquise, et pendant qu'Astrid récoltait des carottes de glace (avant qu'on m'explique, je croyais que c'était la nourriture préférée des lapins polaires) et d'autres échantillons, Roger montait la garde au cas où un ours blanc (animal à la réputation aussi lubrique que vorace, et encore échaudé par la montée des températures) se serait approché de trop de l'appétissante Astrid.

Parfois, Astrid tenait à descendre au fond d'une crevasse pour accéder à des couches de glace plus anciennes. Dans ces cas là, Roger l'assistait avec du matériel d'alpinisme. Quand Astrid était satisfaite des échantillons recueillis, Roger rappelait l'hélicoptère par radio, qui venait les rechercher.

Journées glaciales sur les icebergs, nuits torrides dans la petite cabine d'Astrid, cette routine aurait pu durer de longues semaines, mais elle fut malheureusement interrompue par un drame.


Ce jour-là, Astrid était de nouveau descendue dans une crevasse. Une crevasse est un endroit de faiblesse dans la structure de la banquise, et on pourrait donc estimer qu'il est dangereux de s'y aventurer. Mais il faut savoir que certaines crevasses restent stables pendant des centaines d'années avant de finalement céder (en tout cas, c'était ainsi avant le réchauffement climatique). le risque qu'un effondrement se produise pendant les quelques minutes qu'Astrid passait dans la faille était donc infinitésimal.


Et pourtant, soudain, la glace a produit un grondement sourd, et une des parois a brusquement basculé de quelques degrés. Roger a cru entendre un cri. A cause du changement de la pente, il était désormais impossible à Roger d'apercevoir le bout de la corde et le fond de la crevasse. Roger avait beau crier à Astrid de remonter, il n'entendait aucune réponse, et le grondement sourd continuait.


Il a peut être pris la mauvaise décision, c'est impossible à dire, mais il se l'est toujours reproché. Il n'a pu se retenir de descendre à la recherche d'Astrid. Ayant dépassé le surplomb créé par le déplacement de la paroi, Roger s'est aperçu que la faille était probablement devenue deux fois plus profonde. Il discernait une tache de couleur au fond, mais la longueur de la corde l'empêchait de descendre plus bas.


Roger est donc remonté et a appelé l'hélicoptère avec du matériel supplémentaire. Une fois les secours sur place, Roger a tenu à redescendre lui-même. Il s'était passé environ une heure depuis le début du phénomène.

Arrivé en bas de la faille, Roger a découvert un spectacle terrible.


Astrid était étendue au fond du gouffre, mais son corps était recouvert d'une épaisse couche de glace totalement translucide. On n'a jamais pu expliquer exactement ce qui s'était passé. Il y a eu des théories, par exemple, qu'une partie de la glace, sous l'effet de la pression et du frottement s'était transformée en eau douce (la glace ancienne a tendance à perdre ses sels minéraux), puis avait regelé au fond de la faille, recouvrant le corps d'Astrid.

Elle était probablement morte dans sa chute. Ses traits étaient calmes, ses yeux bleus grand-ouverts. Elle avait perdu son bonnet et ses cheveux étaient étendus en couronne autour de sa tête. Elle semblait presque sourire. On aurait dit une princesse morte dans un cercueil de verre, comme dans cet ancien conte.

Et ce qui était surtout frappant, peut-être était-ce du à un reflet de la glace, mais sa peau avait pris une incroyable couleur bleue.


Roger était fasciné par ce spectacle,et complètement hypnotisé. Il lui était impossible de bouger ni même de quitter Astrid des yeux.

Cependant, le grondement a repris de plus belle. Les deux hommes restés en haut hurlaient à Roger de remonter, et commençaient même à tirer sur la corde. C'est ce qui a ramené Roger à la vie. Mais avant de remonter, il a eu un dernier réflexe: il avait dans sa poche un petit appareil photo, et il a pris un portrait d'Astrid sous la glace.

C'est cette photo qui a plus tard servi de modèle pour le tableau de la femme bleue.

Il était temps que Roger réagisse, car dès qu'il est arrivé en haut, le grondement s'est amplifié, et la paroi a de nouveau bougé, refermant pratiquement la faille.


Il est très possible qu'encore aujourd'hui, Astrid soit prisonnière au coeur d'un iceberg dérivant sur l'océan, préservée dans son écrin de glace.

Longtemps, Roger est resté inconsolable. Et peut-être qu'il l'est encore aujourd'hui. Il a souvent le regard vague, comme s'il était ailleurs, peut-être au pays des icebergs, des ours blancs, et des lapins polaires.