Garder l'encre - 6

 Pour l'instant, je suis plongé dans la lecture des nouvelles de Jack London. Jusqu'à présent, j'en ai lu peut-être une vingtaine sur plus de deux cents, mais déjà, je suis sur le cul (passez-moi l'expression). C'est Stephen King qui dans son livre "Ecriture: Mémoires d'un métier", donne ce conseil aux aspirants auteurs: "Ecrivez sur ce que vous connaissez". Bon, d'une part, ça m'inspire que Stephen ne doit pas avoir une vie tranquille tous les jours, s'il écrit sur ce qu'il connait, ou alors, il est complètement fou, mais d'autre part, je me dis, quelle vie Jack London doit avoir eue! Tout ce qu'il est possible de vivre comme aventures, il doit l'avoir vécu. En tout cas, on y croit. Il est aussi doué pour la forme courte que pour le roman. En quelques phrases, on est dans un lieu, on voit les personnages, et on comprend leurs motivations. C'est de la magie.


Ce qui fait que moi, j'ai très honte de m'être embarqué dans une petite histoire de mon cru en partant d'une digression autour des Misérables. D'autant plus honte que maintenant, je suis en train de lire ces nouvelles dont chacune est un petit chef-d'oeuvre. Mais bon, maintenant que j'ai commencé, il faut que j'aille jusqu'au bout.

Et donc, pour cette sixième partie, nous nous retrouvons dans le commissariat proche du petit port.

Jack London, pardonne-moi!


***


- (Inspecteur Compote) Bon, on va reprendre calmement les choses depuis le début. Jan, repos, mon vieux! Vous ne voulez vraiment pas vous asseoir?


- (Enseigne de vaisseau Jan van Witlof) Merci, monsieur, je préfère rester debout.


- (Inspecteur Compote) Vous commandiez donc la vedette fluviale "Libération" de la marine belge?


- (Enseigne de vaisseau Jan van Witlof) Oui, monsieur.


- (Inspecteur Compote) Non, mais sérieusement, la Belgique a vraiment une marine?


- (Enseigne de vaisseau Jan van Witlof) Oui, Monsieur, nous avons deux frégates et six chasseurs de mines. Et aussi quatre remorqueurs, car il faut souvent réparer les chasseurs de mines après leurs missions. Il y a un navire océanographique, je crois qu'il sert à compter les pingouins en antarctique. Et bien sûr, une vedette fluviale.


- (Inspecteur Compote) Et quelle était votre mission ce jour là, à bord de cette vedette fluviale?


- (Enseigne de vaisseau Jan van Witlof) Faire respecter l'interdiction de naviguer durant la manifestation folklorique, pour empêcher que les remous ne déstabilisent les embarcations.


- (Inspecteur Compote) Quelles embarcations?


- (Enseigne de vaisseau Jan van Witlof) Ils ont des sortes de grandes barques avec dix gars qui rament, et un type debout sur la proue avec un genre de grande lance. Ils essaient de faire tomber l'adversaire, un peu comme dans les tournois de chevaliers du moyen-âge, sauf que les chevaux sont des barques, et les chevaliers sont ...


- (Michel) ... de gros branleurs d'étudiants attardés qui pensent que porter un costume folklorique leur donne le droit d'imposer leurs libations bruyantes au reste de la population qui n'a rien demandé, et qui se permettent de bloquer le fleuve tout un samedi pour pratiquer leurs jeux débiles en croyant qu'on les admire. Ah, si je ne me retenais pas...


- (Inspecteur Compote) Michel, calmez-vous, ou je vous remets en cellule pour 24 heures. Vous aviez bu beaucoup, ce jour-là, n'est-ce pas?


- (Michel) Évidemment! J'avais prévu d'aller pêcher avec Ralf, comme tous les samedis. Mais voilà, avec cette stupide interdiction de naviguer, qu'est-ce que vous vouliez qu'on fasse? On s'emmerdait, alors, on a décidé de prendre l'apéro.


- (Inspecteur Compote) Vers quelle heure avez-vous commencé votre apéro?


- (Michel) Six heures.


- (Inspecteur Compote) du soir, bien sûr?


- (Michel) Mais non, du matin. On s'était levé tôt. C'est à l'aube que le poisson mord le mieux. Et il y avait déjà ce bateau de guerre qui patrouillait en nous narguant.


- (Inspecteur Compote) Pourquoi avez-vous décidé de quitter le port malgré tout?


- (Michel) On s'est dit avec Ralf que la meilleure façon de mettre un terme à cette farce, ce serait de gagner le tournoi vite fait, comme ça on pourrait partir pêcher. Donc on est allé acheter une échelle à la fabrique d'échelles, plus loin dans la rue, on l'a fixée à l'avant de mon bateau, j'ai fabriqué une sorte de lance avec des manches de brosse, et puis, on a foncé sur notre premier adversaire. C'était Paula qui pilotait.


- (Ralf) Haha, tu étais tellement volltrunken qu'on a du t'attacher à l'échelle! D'accord, c'était un peu de la triche, mais tu troufais téjà que le trottoir defant chez Roger tanguait trop fort.


- (Inspecteur Compote) Et donc, vous avez foncé sur l'embarcation folklorique?


- (Michel) J'ai essayé, mais cette brute de militaire armé jusqu'aux dents m'a coupé la route avec son cuirassé. Ce n'était pas un combat égal.


- (Inspecteur Compote) Et vous Ralf, vous avez cru bon d'arriver en renfort?


- (Paula) Ah, c'était beau, émouvant, vous auriez-du voir ça, commissaire Purée...


- (Inspecteur Compote) C'est Compote, Inspecteur Compote, pas Purée.


- (Paula) Si vous voulez, commissaire Compote. Donc, tel un chevalier Teutonique sur son fidèle coursier, les cheveux au vent, bravant le danger, n'écoutant que son courage et les beuglements de Michel, Ralf a lancé son yacht à pleine puissance contre l'ennemi, en criant "Allah porte hache!"


- (Inspecteur Compote) En criant quoi?


- (Paula) C'est de l'allemand, ça veut dire "à l'abordage", commissaire Confiote.


- (Inspecteur Compote) C'est "Inspecteur Compote".


- (Ralf) Nein Paula, "A l'aportâche" ch'ai crié.


- (Paula) Oui, l'abordage, peu importe. Et cette musique, que tu as diffusée à plein volume, c'était à la fois grandiose et effrayant!


- (Ralf) Ach! Die Walküre!

(Se met à chanter un extrait du rôle de Siegmund) :

Kühlende Labung gab mir der Quell, des Müden Last machte er leicht: erfrischt ist der Mut, das Aug' erfreut des Sehens selige Lust. Wer ist's, der so mir es labt?


- (Enseigne de vaisseau Jan van Witlof) Assez, pitié! Il recommence!


- (Michel) Inspecteur, remettez-le au cachot! C'est insupportable!


- (Inspecteur Compote) Ralf! On a tué des gens pour moins que ça, vous vous en rendez compte? Avouez que vous l'avez un peu cherché! Mais vous, Jan, vous avez vraiment tiré des coups de semonce?


- (Enseigne de vaisseau Jan van Witlof) Seulement dans l'eau, je le jure!


- (Paula) Ah, lieutenant Composte, Ralf a été magistral, un vrai pirate de Poméranie à défaut des Caraïbes. Et quand il a sauté sur le destroyer pour se battre à main nues! Un vrai héros.


- (Inspecteur Compote) Il y a donc eu lutte. Et vous, Jan, vous affirmez que Ralf vous a mordu. Pouvez-vous me montrer la place?


- (Enseigne de vaisseau Jan van Witlof) C'est que c'est un peu embarrassant. Surtout devant une dame.


- (Inspecteur Compote) Est-ce qu'il y aurait un lien avec le fait que vous refusiez de vous asseoir?


- (Enseigne de vaisseau Jan van Witlof) C'est encore assez douloureux, en effet.


- (Inspecteur Compote) Et malgré ça, vous ne souhaitez pas porter plainte?


- (Enseigne de vaisseau Jan van Witlof) Apparemment, un certain Roger est intervenu auprès de mon chef, le capitaine de corvette Pitaine. Ils auraient servi ensemble. Et j'ai subséquemment reçu le conseil amical et hiérarchique de laisser tomber, à mon corps défendant, je peux vous l'assurer.


- (Inspecteur Compote) Bon, finalement, il n'y a pas de blessés ni de dégâts matériels. Vous vous en sortez à bon compte.


- (Enseigne de vaisseau Jan van Witlof) Pas de blessé? Et ma fesse alors?


- (Inspecteur Compote) Vous vous en remettrez. Allons, disparaissez, maintenant, j'ai du boulot. Et tenez-vous tranquilles à l'avenir.


- (Paula) Oh, merci, général Choucroute!


- (Ralf) Jawohl, ponne itée. Allons tous mancher une ponne choucroute!