Garder l'encre - 5

 "At first you think that your actions are propelling your little boat along at such speed; then you realize that the speed, the propulsion, has nothing to do with you. It is something happening to you." 

("Les Chutes - Joyce Carol Oates)


Nous sommes au début d'Avril, par une fin d'après-midi ensoleillée.

Déjà, le fleuve a perdu son débit impétueux des mois d'hiver, mais il n'a pas encore retrouvé sa placidité estivale. Surtout au passage du pont, quelques courants et remous traîtres sont restés en embuscade.

Un petit bateau à fond plat pointe le nez sous une arche latérale du pont. En fait d'embarcation, on dirait plutôt une petite caravane montée sur une barge. Un ancien modèle de caravane aux angles bien marqués et au métal jauni. Une femme se tient penchée à l'avant. Une fois qu'elle a vérifié que le passage est bien libre, elle fait un grand signe à son mari qui tient la barre. Aussitôt, l'homme pousse le moteur à fond, ce qui produit plus de bruit et de fumée que de poussée effective. Une centaine de mètres plus loin, l'homme inverse le moteur pour venir se ranger très doucement au premier emplacement du ponton de bois. La femme lance un cordage, puis, hésitant un instant le pied en l'air, saute les vingt centimètres qui séparent encore le bateau du ponton. Elle enroule le cordage à une des bites d'amarrage, puis court vers l'arrière, où son mari est prêt à lui lancer une seconde corde. Une fois le bateau solidement attaché, l'homme coupe le moteur. Alors seulement, les épaules de Michel et Paula semblent se relâcher, et un sourire se dessine sur leurs lèvres. C'est la fin des soucis, le début de la bonne saison.


Sur le ponton, un seul autre bateau est amarré. Il s'agit d'un vieux voilier en bois dont le mât a été descendu. C'est le bateau de Louis.

Michel et Paula s'arrêtent un instant en face du voilier, se consultent du regard, puis poursuivent leur chemin par la rampe qui rejoint la route. Un peu plus loin, près du pont, ils bifurquent dans une rue étroite, et poussent la porte du “Garder l'Encre”, un sourire radieux aux lèvres.


Ils n'ont pas encore les quatre pieds à l'intérieur que Louis leur lance “Ah, vous voilà! C'est pas trop tôt!” en guise d'accueil.

Il n'en faut pas plus pour allumer Paula: “Non mais dis-donc, Louis, on ne s'est pas vus depuis six mois, et tu commences déjà à m'emmerder après deux secondes! Tu pourrais commencer par dire bonjour, non? Tu te prends pour le Roi du port ou quoi? Jusqu'à preuve du contraire, on a encore le droit d'arriver et de partir quand bon nous semble.”


Depuis l'autre côté du comptoir, Roger les regarde d'un air amusé, dans sa position habituelle, exactement sous le casque de scaphandrier en cuivre poli, les manches de chemises roulées au dessus des coudes, bras écartés, les deux mains bien à plat sur le zinc. Il n'y a que Roger à avoir la voix assez puissante pour couper la chique à Paula. “Bonjour Paula, viens me faire la bise, moi au moins je suis content de te voir. Toi aussi Michel. Faut excuser Louis, il a des projets qui le stressent.”


“Attends, Louis n'a pas ‘des' projets, il a ‘un' projet. Toujours le même depuis dix ans. Partir faire le tour du monde sur son vieux rafiot pourri qui n'a pas bougé du port depuis l'invention de la marine à vapeur. J'appelle pas ça un projet, j'appelle ça une illusion, un rêve éveillé”.


“Ah, elle est bonne, celle-là! Recevoir des leçons de projets de la part d'une femme qui passe tous ses étés sur la même petite barquette, dans le même petit port, sur la même petite rivière. Quelle ambition!”


“Bon, arrêtez de vous chamailler, tous les deux. J'offre l'apéro. Faut fêter dignement le début de la saison.”


Et pour la première fois de l'année, le vieux baromètre en cuivre, qui semble lui aussi avoir retrouvé l'optimisme, indique "Trop chaud - Mojito".


En Avril, le petit port reprend vie. Les plaisanciers commencent à arriver, se disputent les meilleures places aux pontons, vont s'inscrire à la capitainerie, et les plus habitués, dès que ces formalités sont accomplies, se dirigent vers le Garder l'Encre. C'est un rituel. Michel et Paula sont toujours les premiers arrivés, immuablement, et aussi les derniers à quitter le port fin Septembre (si on excepte le bateau de Louis, qui est le seul à ne jamais bouger). Puis arrivent les Allemands, Ralf et sa jeune épouse sexy, Birgit, sur leur luxueux yacht (qui ne serait qu'une misérable coquille de noix dans le port de Monaco, mais attire ici tous les regards).

En été, l'ambiance du Garder l'Encre prend une autre couleur, plus insouciante, plus vivante, jusqu'à la fin Septembre, où le port se vide et un cycle recommence.


Louis est le premier à descendre son verre de Mojito. Mais il est pris d'une quinte de toux qui se prolonge. Il presse son mouchoir contre sa bouche. Les autres se lancent des regards en coin.


“Faut pas s'étonner” dit Louis, quand il a enfin récupéré son souffle. “Avec l'hiver qu'on a eu, faudra du temps avant que le Mojito ne parvienne à me réchauffer l'intérieur.”


“- C'est vrai, mon pauvre Louis” dit Paula, “tu n'as pas du rire tous les jours! Tu as encore passé tout l'hiver ici sur ton bateau?


- Et où veux-tu que j'aille? Un marin n'abandonne pas son bateau au premier coup de froid. Mais tu as raison, je n'ai pas ri tous les jours, surtout la semaine où la rivière a gelé. J'ai du installer un poële à bois pour me chauffer. Il fumait dans l'habitacle, c'est ce qui a aggravé ma toux. Mais c'était ça ou mourir gelé.“


On sait que Louis est malade, de plus en plus malade. Il y a de l'inquiétude dans les yeux de Zoé. Mais Louis n'en parle jamais, ne se plaint jamais, alors, on n'en parle pas non plus.


Le fleuve qui coule devant le Garder L'Encre, ce n'est pas le Niagara, mais on ne sait jamais où un fleuve peut vous entraîner.


J'adore ce travail d'écrivain de Oates. Je l'imagine bien se laisser imprégner par une image. Un fleuve, le Niagara, on peut y naviguer tranquillement sans se douter que droit devant, c'est le grand saut dans l'inconnu, la mort. Peut-être, sur un fil tendu au dessus du gouffre, on voit un homme minuscule, s'accrochant à une dérisoire perche de bambou, défier le destin ou Dieu. le Niagara, c'est la vie. On peut tenter d'y naviguer en croyant poursuivre un but, ou on peut la défier. En fin de compte, le résultat sera le même. Sous la plume de Oates, des personnages prennent vie, inspirés par cette image, par le génie du fleuve. Ils prennent corps, luttent, aiment, vivent, meurent. Seules les chutes demeurent. Elles vous attirent. Elles vous attendent.