Garder l'encre - 4

 A une certaine époque, je me suis demandé si Lapin, le berger allemand de Roger, n'était pas le véritable patron de Garder l'Encre.

C'est bien sûr Roger qui fait le boulot, mais j'ai l'impression que le génie du lieu, le gardien de cette ambiance si particulière, c'est Lapin-le-chien. Il a l'air de passer ses journées à paresser, couché devant le poële pour soulager ses rhumatismes, ou au travers de la porte pour chercher un peu de fraîcheur, selon le temps qu'il fait. Mais il jette un coup d'oeil sur chaque client qui passe la porte, et on dirait qu'il le juge en une seconde, comme un genre de portier mafieux.


Un jour, nous étions en pleine séance de lecture, quand quatre étudiants déjà bien éméchés sont entrés en riant très fort.

L'un d'eux a fait mine de s'essuyer les semelles sur Lapin qui était couché devant la porte. "Hé, sympa, le paillasson, mais faudrait le lessiver de temps en temps, rapport à l'odeur." Sur ce point, je ne pouvais pas vraiment lui donner tort; je n'ai jamais rien osé dire, mais il me semble bien qu'il y a une odeur un peu dérangeante de vieille peau de chien imprégnée dans les murs du Garder l'Encre.


Donc les quatre étudiants se sont assis à une table en continuant de déconner. Comme à son habitude, Roger à continuer à lire son chapitre sans se préoccuper le moins du monde des nouveaux arrivants, ce qui bien sûr ne leur a pas plu.

Après quelques minutes, l'un a commencé à gueuler "Tavernier! On a soif!" en tapant du poing sur la table, les trois autres se sont mis à chanter "La Madelon, viens nous servir a bwaaahaaareuh!".

C'est à ce moment que Lapin s'est mis péniblement debout en faisant craquer ses vertèbres et est venu se placer près de la table des étudiants, en les regardant fixement. Et Lapin est beaucoup plus impressionnant debout que couché. On voyait que les étudiants avaient un peu moins d'assurance, mais ils continuaient "Hé, le chien aussi a soif! Patron, une bière pour le chien!".


Louis a soupiré un grand coup, s'est tourné vers Roger, et lui a demandé: "Roger, y a quoi au menu aujourd'hui?".

Et Roger de lever la tête et de répondre "Je crois bien que ce sera... des boulettes sauce lapin".

En entendant ces mots, l'attitude de Lapin a complètement changé: il s'est mis a grogner vers les étudiants, le poil hérissé et les oreilles basses, prêt à bondir. Il avait l'air vraiment terrifiant. Les quatre jeunes se sont tus, n'osant plus bouger.

Le plus courageux a quand-même osé dire timidement, sans élever la voix: "Monsieur, rappelez votre chien, s'il vous plaît."

-"C'est pas mon chien." a répondu Roger.

- "Heu, qu'est-ce qu'il va faire, il va se calmer, là?"

- "On dirait qu'il ne vous aime pas. A mon avis, vous feriez mieux de vous lever doucement et de partir."

- "Mais enfin, c'est quand-même pas à nous de nous en aller pour faire plaisir au chien!".

- "Bah, c'est à vous de voir. Je vous ai donné un conseil, vous en faites ce que vous voulez".


Ils se sont levés doucement, très doucement, en évitant tout geste brusque, ils se sont glissés vers la porte sans respirer trop fort, pendant que Lapin continuait à grogner, et une fois dehors, ils se sont mis à courir en jurant.

Lapin est retourné tranquillement se coucher devant la porte. Et Roger a repris sa lecture, comme si de rien n'était.


D'habitude, c'est Roger qui signale vers minuit la fin d'une "réunion" en passant de la musique. Souvent le même morceau qu'il intitule "Lamentations serbes". Il n'a jamais voulu me donner les références du disque, mais il s'agit de musique contemporaine pour violons (désaccordés, je pense), trois sopranos (désaccordées aussi), percussions et générateur d'ondes. C'est ce que j'ai entendu de plus inécoutable dans ma vie.

J'ai attendu ce moment pour demander des explications à Zoé sur la scène des étudiants.


Il y a six ou sept ans, quand Roger a racheté l'établissement qui devait devenir le Garder l'Encre, Lapin faisait en quelque sorte partie du lot. Dès qu'il a eu les clés, Roger est venu tous les jours pour rafraîchir la maison et faire quelques aménagements. le premier matin, il a été tous surpris de trouver un berger allemand qui semblait attendre tranquillement assis devant la porte. Roger a ouvert, et le chien est entré tout naturellement et est allé se coucher discrètement dans un coin. le soir, en partant, Roger s'est souvenu in extremis de l'animal et l'a mis dehors, mais le lendemain matin, et les jours suivants, le chien était ponctuel au rendez-vous. le chien était fort maigre, et Roger a pris l'habitude d'apporter un peu de nourriture qu'il acceptait volontiers.

Une fois les travaux terminés, Roger s'est installé dans son nouveau domaine, et le chien est resté.


C'est par hasard que Roger a découvert le truc des "boulettes sauce lapin". Il parait que certains chiens d'attaque sont dressés pour réagir à un code qu'on a peu de risque de prononcer dans des circonstances normales. Dans le cas du chien de Roger, le nom de code semble être "boulettes sauces Lapin".

Il faut savoir qu'il s'agit d'un plat belge que les Belges se gardent bien de manger s'ils peuvent l'éviter. Venez visiter la Belgique si vous y tenez, c'est vite fait, mais surtout, sous aucun prétexte, ne touchez aux boulettes sauce lapin. On ne sait pas exactement les ingrédients, et c'est impossible de les deviner au goût, tout ce qu'on sait, c'est qu'elles ne contiennent probablement pas de lapin. L'Ecosse a le haggis, le Belgique a les boulettes sauce lapin, et je peux vous dire qu'on ne craint pas les Ecossais sur ce terrain.


Si je vous parle de Lapin, c'est parce qu'il m'a donné envie de continuer ma lecture de Jack London avec "Croc-blanc" ou "L'appel de la forêt", mais finalement, quand j'ai ouvert mon édition complète, je suis tombé sur "La peste écarlate", et je me suis laissé entraîner. C'est un autre petit bijou de London. Quand on pense aux milliers de pages que la littérature actuelle produit sur le thème de la fin de la civilisation (on a même donné un nom à ce sous-genre, la dystopie si je ne me trompe), et à mon avis ça recouvre un peu aussi la vague zombiesque, il suffit à London d'une petite nouvelle pour traiter ce thème, et il a tout dit. On peut s'étendre à l'infini sur des péripéties, mais au fond, à quoi bon? L'humanité est fragile. Un nouveau virus hyper-contagieux apparaît, et tout le monde meurt ou presque, entraînant du même coup la panne totale de notre civilisation technologique. Fin de l'histoire. Ça peut aller très vite. On est bien peu de chose, ma p'tite dame.


Maintenant, sur Roger, ce qu'il faut vraiment savoir, c'est l'histoire du scaphandre, mais je la raconterai une autre fois, peut-être.