Garder l'encre - 3

 Pat-le-Flamand, comme tous les grands lecteurs, possède un esprit plus rêveur que viveur. Il est beaucoup plus a l'aise dans la fiction que dans sa propre vie.

Même s'il a été autrefois un lecteur éclectique, de nos jours, on le voit le plus souvent se délecter de romans érotiques à deux sous. Il lui servent de source d'inspiration pour son grand projet, que je dévoilerai plus bas.

Il apprécie aussi la science fiction et la fantasy, pour autant qu'il y ait suffisamment de sexe.


Pat-le-Flamand n'est pas ma référence principale en matière de lectures. En général, je fais plus confiance à Zoé, nous avons des goûts plus proches. Mais j'aime bien regarder les gens quand ils lisent. le langage corporel en dit beaucoup sur le ressenti du lecteur. Il n'y a pas longtemps, j'ai observé Pat plongé dans la lecture de Goolrick. Il était complètement immobile, respirait à peine, avait les yeux brillants, et surtout, fait très significatif, il a laissé son Irish Coffee (c'était encore un temps de merde, pas de chance pour Zoé) refroidir dans son verre. J'ai voulu savoir s'il avait abandonné son obsession des romans érotiques à deux sous.


- Dis-donc, Pat, tu as l'air passionné par ton livre. Aurais-tu abandonné ton obsession des romans érotiques à deux sous?


- Non, Zaph, tu devrais savoir que toutes les grandes histoires sont des histoires d'amour, en fin de compte. Et que toutes les histoires d'amour sont des histoires de sexe. Même Les Misérables, que tu viens de terminer, c'est une histoire de sexe en réalité. le coeur du livre, c'est entre Cosette et Marius, et non entre Valjean et Javert qu'il faut le chercher. Mais voilà, en littérature, plus les préliminaires sont longs, plus on considère ça comme de l'art. Et Hugo est un immense artiste! Moi, de plus en plus, les préliminaires m'ennuient, mais bon, de temps en temps, un peu d'art ne fait pas de mal.


J'aime bien les raisonnements foireux, et donc, j'ai eu envie de lire Goolrick moi aussi, et en fin de compte, cette lecture n'a fait que renforcer mon opinion sur les raisonnements foireux. Rien de tel que de lire un livre pour la mauvaise raison.


Pour en dire un peu plus sur lui, Pat-le-Flamand est titulaire d'un master en chimie, acquis (il est vrai en neuf années au lieu des cinq normales) probablement plus par lassitude des professeurs que par ses propres mérites.

Au départ, s'il s'est orienté vers la chimie, c'est moins par vocation que dans l'espoir de pouvoir confectionner dans sa cave des substances hallucinogènes de son cru. A-t-il manqué de prudence, ou pêché par impatience, le fait est qu'il s'est lancé dans une première (et dernière) tentative dès la fin de son premier semestre d'études. Il se serait produit une sorte de réaction de combustion de ses comprimés maison au contact des enzymes de sa salive, si bien qu'il s'est retrouvé pendant deux semaines aux soins intensifs, a frôlé la mort, et s'en est sorti définitivement privé du sens du goût. Après cette aventure, puisqu'il y était, il a quand-même continué ses études de chimie, mais sans son bel enthousiasme initial.


Forcément, trouver un emploi ne fut pas simple pour lui.

Après de nombreux échecs, il s'est un jour présenté dans une petite fabrique de moutarde artisanale de la région.

Ils recherchaient un chimiste pour effectuer les contrôles de qualité sur la chaîne de production.

Durant l'entretien d'embauche, la directrice, jusque là pas très impressionnée par sa prestation, lui posa la traditionnelle question bateau: "Il y a beaucoup de jeunes chimistes compétents sur le marché. Pourquoi devrais-je vous engager vous plutôt qu'un autre?"

C'était exactement ce que Pat-le-Flamand attendait.

Au lieu de répondre, il a sorti de son sac un grand pot de moutarde extra-forte à l'ancienne, produit phare de la petite fabrique, et une cuillère à soupe, a ouvert le pot et s'est mis à en avaler de grandes cuillerées d'un air ravi jusqu'à ce que le pot soit vide. Son oesophage ravagé lui permettait cet exploit: il ne goûtait absolument rien. La directrice n'avait jamais rien vu de tel et l'embaucha sur le champ, l'oeil humide d'émotion.


Pour Pat-le-Flamand, qui cherchait un boulot depuis des mois, et était proche du désespoir, ce fut un déclic. Il tomba follement amoureux de la directrice.

Seulement, il n'est pas sûr que cet amour soit réciproque. D'une part, il n'ose pas déclarer sa flamme, mais en même temps, il guette le moindre signe qui pourrait dévoiler les sentiments réels de la directrice.

Il faut dire que Pat-le-Flamand n'a pas le profil d'un grand séducteur. Je ne suis pas très bon en descriptions physiques, mais si vous imaginez un John Lennon en plus laid, en plus chétif et en moins propre-sur-lui, vous n'êtes pas loin du compte.

Cependant, il a remonté son labo clandestin, mais cette fois, ce n'est plus dans le but de produire des substances illicites, mais bien de créer de nouvelles recettes de moutarde.

Régulièrement, il entre plein d'espoir dans le bureau de la directrice, une éprouvette à la main.


- Goûtez ça!

- Ecoutez, Patrick, j'ai déjà goûté plusieurs de vos préparations. Elles étaient toutes horribles. Je vous demande juste de faire votre travail de contrôle sur les chaînes de production et de ne plus tenter d'expériences. Et aussi, soyez à l'heure au travail, vous êtes trop souvent en retard.

- Mais madame, c'est vrai que je ne suis pas très ponctuel, mais la moutarde, c'est toute ma vie! Je ne pense qu'à ça. le soir dans mon lit, je pense à la moutarde. Je me réveille à l'aube avec une nouvelle idée de recette, et je fonce la préparer dans mon labo. D'où mon retard occasionnel. C'est pour le bien de la fabrique! Mais goûtez celle-ci! Je pense que c'est mon chef-d'oeuvre. S'il vous plaît!

- ... Bon, donnez.

- ... Alors?

- Baaaah! C'est immonde! de l'eau, vite! (Elle avale une bouteille d'eau)... Vous vous fichez de moi? Comment osez vous? Je vous préviens, ma patience est à bout! Sortez de mon bureau!

- Oui, madame. Merci, madame!


Bien sûr, une partie du problème, c'est que privé du goût, c'est difficile pour Pat-le-Flamand de tester lui-même ses préparations.

Mais malgré ces mésaventures, rien n'y fait. Il est toujours persuadé que la directrice est la femme de sa vie.

Souvent, le vendredi soir, il nous demande conseil.


- Elle m'a dit "Ma patience est à bout". Je crois que ça veut dire qu'elle m'aime, non? Elle est sur le point de céder, je le sens. Oh bien sûr, un reste de fierté la fait résister encore un peu. Mais le flot impétueux de ses sentiments aura bientôt raison du barrage de son indifférence. Vous pensez, un pauvre petit chimiste comme moi, et une femme comme elle, belle, intelligente, à qui tout réussit! Mais je crois qu'elle a décelé toutes les possibilités qui sont enfouies en moi. Ma dernière recette, bien sûr, elle n'était pas encore parfaite, mais je sens que j'approche du but. Je veux lui donner ça, la meilleure moutarde du monde!


Zoé lui dit: "Si elle ne t'appelle que pour te réprimander, à mon avis, ce n'est pas bon signe."


Mais Roger, en bon disciple d'Hemingway, lui dit: "La seule manière de le savoir, c'est d'attaquer de front. Tu rentres dans son bureau -sans moutarde note bien, et tu lui dis que tu l'aimes depuis le premier jour, qu'elle est la femme la plus sexy du monde, que tu brûles d'envie d'elle, que tu veux la prendre là tout de suite sur son bureau, et que si elle refuse, tu mourras. C'est comme ça qu'il faut parler aux femmes!"


- Et si elle refuse?


- Alors, tu te tues, mon vieux. Un homme n'a qu'une parole. C'est la vie.


Pensez-vous que Pat-le-Flamand va finalement passer à l'attaque et déclarer sa flamme à sa directrice?

Si c'est le cas, je ne manquerai pas de vous faire le récit détaillé de cet évènement.


(A suivre, peut-être)