Garder l'encre - 2

 Depuis que le règlement du conservatoire interdit aux parents d'assister aux leçons d'instrument (moi, je restais assis silencieux dans un coin, mais il semble que certains parents avaient l'habitude de ponctuer chaque remarque du professeur d'un "Ah, tu vois Anne-Sophie, je te l'avais bien dit!" vengeur, alors que d'autres allaient jusqu'à contester les indications du compositeur "C'est vrai, il ne demande pas de staccato, mais ne trouvez vous pas que le jeu d'Anne-Sophie apporte une énergie du plus bel effet qui donne un nouveau relief à l'oeuvre?"), j'ai pris l'habitude d'aller marcher dans les rues en attendant la fin du cours.


Ce vendredi soir-là, il faisait vraiment un temps à ne pas mettre une frite dehors, et j'ai eu envie de boire un café au chaud.

Je cherchais donc un endroit tranquille, c'est à dire un bar sans musique énervante, sans écran télé, sans jeux vidéo, et sans groupe d'ivrognes bruyants accoudés au comptoir. Ce n'est pas si facile à trouver, il faut s'écarter un peu de la rue principale.

Si de cette rue, en allant vers le fleuve, on prend le quai vers la gauche juste avant le pont d'Askarov, à hauteur du petit port de plaisance, il y a une courte rue que normalement je n'emprunte jamais. On y trouve des maisons d'habitation serrées les unes contre les autres, une fabrique d'échelles qui tombe en ruine et qui n'inspire pas confiance, une blanchisserie qui a oublié depuis longtemps la couleur blanche, et ce petit bar que n'annonce aucune enseigne. On a simplement écrit "Garder l'Encre" à la peinture sur la vitrine. En jetant un oeil par cette vitrine, justement, j'ai vu une femme qui lisait. Je me suis dit que j'avais trouvé l'endroit que je cherchais.


J'ai poussé la porte. Un vieux berger allemand étendu de tout son long a juste soulevé une paupière paresseuse pendant que je l'enjambais. J'ai pris place à une table.

Le barman était assis sur un tabouret derrière le bar. Il était lui aussi plongé dans un livre. Il a brièvement levé les yeux vers moi dans un geste qui m'a rappelé celui du chien, puis est retombé dans sa lecture.


Comme je n'aime pas interrompre quelqu'un qui lit (j'ai moi même assez souffert de ce fléau, étant papa de deux enfants) j'en ai profité pour observer l'endroit.

La première chose qui a accroché mon regard, bien sûr, c'est la bibliothèque en pin anglais remplie de livres, objet assez inhabituel dans un bar. Je suis comme vous: quand je vois une bibliothèque chez quelqu'un, je ne peux pas m'empêcher de parcourir les livres exposés. Ils en disent plus que n'importe quoi sur leur propriétaire. Ici, cependant, j'étais assis un peu loin, et mes yeux n'étant plus ce qu'ils n'ont jamais été, je n'arrivais pas à déchiffrer les titres.


Le deuxième objet à attirer mon regard était un petit poêle à charbon, un ancien modèle en fonte qui irradiait dans toute la pièce, et ça c'était vraiment bienvenu, vu le froid qu'il faisait à l'extérieur.


Accroché au mur plus près de moi, il y avait un tableau qui a retenu mon attention. Il représentait deux hommes se tenant par l'épaule sur le pont d'un voilier. le premier à barbe grise, vêtu d'un pull marin, ressemblait comme deux gouttes d'eau à Hemingway. le second à barbe noire, vêtu d'une combinaison de scaphandrier, tenait son casque sous un bras. J'ai ensuite remarqué qu'un casque en tous points identique trônait sur une étagère derrière le bar. Et sous ce casque était assis le barman, un type à barbe noire, copie conforme du second personnage du tableau. La peinture n'était pas mauvaise, dans le style de Manet, d'ailleurs pour couronner le tout, elle portait la signature de ce peintre.


Plus tard, quand je l'ai connu un peu mieux, Roger le barman m'a expliqué qu'on peut trouver sur Internet d'excellents peintres chinois qui pour deux cent euros, vous réalisent n'importe quel sujet dans n'importe quel style sur base d'une simple photographie (Il parait qu'on peut même demander le portrait de sa belle mère par Picasso période cubiste - le parfait cadeau de Noël). Roger est un grand admirateur d'Hemingway, et il s'était offert ce petit luxe combiné d'une amitié imaginaire avec l'auteur, et d'un portrait par un Manet chinois, sobrement intitulé "Ernest et Roger vont à la chasse au trésor".


J'en étais là de mes observations, de plus en plus intrigué par cet endroit, quand un client a poussé la porte du bar, est allé s'asseoir à la table de la femme que j'avais aperçue à travers la vitre, a sorti un livre de sa poche et s'est mis à lire, tout cela sans prononcer la moindre parole, et sans provoquer la moindre réaction de de la part de la femme ou du barman.

Ceci a ramené mon attention vers la jeune femme. Elle n'était pas particulièrement jolie, mais n'était pas non plus désagréable à regarder, mince sans être maigre, une bouche gourmande et un regard profond, absorbé par sa lecture, des cheveux noisette portés mi-longs, qu'elle mâchouillait distraitement. A bien y regarder, je lui trouvais un petit côté sexy. 


Plusieurs minutes se sont encore écoulées dans cette immobilité rêveuse, puis le barman a fermé son livre, a sauté de son tabouret, s'est approché d'un baromètre en cuivre qu'il a consulté attentivement, puis s'est affairé derrière son bar à préparer des boissons. Il a déposé deux Irish Coffees devant l'homme et la femme, puis est allé en rechercher un troisième qu'il a déposé devant moi en me souhaitant "Bienvenu au Garder l'Encre". Comme j'aillais répondre, il a levé le doigt en disant "Ah oui, je crois que j'ai ce qu'il vous faut." Il est allé vers la bibliothèque, y a choisi un gros volume, et a déposé devant moi Les Misérables.

"Je ne crois pas que je vais pouvoir le terminer ce soir" que j'ai dit sur un ton d'excuse, "Il va falloir que j'aille rechercher ma fille à son cours de piano".

"Ce n'est pas grave" a répondu Roger, "vous le rapporterez vendredi prochain".

Il m'a semblé entendre la jeune femme dire tout bas, comme pour elle-même, "J'aime pas l'Irish Coffee".


C'est comme ça que j'ai rencontré Roger, Louis, Zoé, Lapin-le-chien (car oui, le berger allemand de Roger s'appelle Lapin) et le club de lecture "Garder l'Encre".

Oui, c'est bien Roger qui m'a remis les Misérables en tête. Je ne l'ai effectivement lu que des mois plus tard, mais c'est bien sous son impulsion.


Franchement, je ne me sens pas de taille à commenter Les Misérables (je me sentais à peine de taille à le lire), mais parmi ses multiples talents, Hugo possède celui -inégalé, de créer des personnages grandioses, inoubliables. On peut dire que Cosette, Valjean et les autres font maintenant partie de l'imaginaire collectif occidental. Ils ne sont qu'une petite poignée, les Homère, Cervantes, Shakespeare, Hugo, qui ont eu l'incroyable talent de réussir ce prodige.

Et une petite chose, j'avais oublié que Hugo avait une sacrée dose d'humour, qui se traduit par un sens peu commun de la formule. J'ai posté quelques citations sur ce site, mais j'en ai noté bien d'autres encore.


(A suivre, si le coeur m'en dit)