Quintette

Bruxelles, 19:00H

C'est vendredi, Michel se donne le temps de flâner en rentrant à pied du boulot. C'est une de ces journées où il y a quelque chose dans l'air qui fait penser à des montagnes, à des forêts, à une brise de mer. Un parfum subtil venu d'on ne sait où, qui réussit presque à masquer la puanteur des gaz d'échappement.
Il quitte le grand boulevard et le flot d'autos à l'arrêt pour s'engager dans les petites rues animées. Il passe devant le restaurant indien où ils allaient parfois avec Astrid. C'était une bonne époque, probablement la meilleure de sa vie. Il y repense souvent. En fait, il se rend compte qu'il y pense tous les jours.

C'était compliqué, à l'époque. Il aurait du faire des efforts, prendre des risques. Pourquoi a-t-il fallu qu'elle parte, brusquement, sans laisser d'adresse, qu'elle change même de numéro de téléphone, d'adresse e-mail?
Bien sûr, il aurait pu la retrouver, s'il avait vraiment voulu. Maintenant, c'est trop tard.

Du premier étage d'une maison, par une fenêtre ouverte, s'échappent quelques notes de violoncelle.


Rio, 14:00H

Delia s'est réfugiée dans le bureau de son père. Elle est sûre qu'elle y sera tranquille.
Elle est frappée de voir comme la poussière commence déjà à s'accumuler sur les meubles. Pourtant, ça ne fait que dix-huit jours. Dix-huit jours qu'elle essaie de comprendre. Enfin non, les premiers jours, elle était tellement choquée, accablée par la tristesse qu'elle était incapable de réfléchir. Puis, c'est de la colère qu'elle a ressenti. Pourquoi être parti comme ça sans explications. Elle avait droit à une explication. Elle pensait connaître son père, et là, elle se dit qu'elle ne savait rien de ce qu'il vivait vraiment.

Puis elle a repensé au disque qui tournait sans fin quand elle a découvert le corps de son père sur le canapé du bureau, le verre de poison renversé à ses côtés.
Peut-être qu'il y a un message dans cette musique, le quintette à cordes de Schubert, mais comment le déchiffrer?
Son père avait l'habitude de s'enfermer dans son bureau pour y écouter de la musique classique. C'était son domaine privé. Elle respectait cela. Parfois, elle aurait voulu aller le rejoindre, et écouter avec lui en silence, mais quelque chose la retenait de lui demander, et puis la musique classique, c'était pas son truc.

Delia place le disque sur la platine, et s'assied sur le canapé où son père est mort.


Tokyo, 02:00H.

Otani se relève pour la troisième fois. Il a beau se dire qu'il ferait mieux de dormir plutôt que de ressasser sans fin les même notes, le sommeil ne se commande pas.

Ca va être du beau, le concert de demain. Mon premier engagement vraiment sérieux! Jouer avec le Tokyo Quartet! La chance à saisir! Quand Clive m'a contacté pour jouer le deuxième violoncelle dans le quintette de Schubert, je n'en croyais pas mes oreilles. Il m'avait entendu en concert à Osaka et avait apprécié mon jeu, je ne savais même pas qu'il était dans la salle. Et moi, maintenant,  je suis en train de tout gâcher en stressant comme un puceau!

Il prend son violoncelle, joue quelques mesures, s'arrête, insatisfait.
Il repasse pour la dixième fois le CD où le Tokyo joue le quintette avec David Watkin en second violoncelle, se dit qu'il ne réussira jamais à se fondre aussi bien dans l'ensemble. La première répétition hier matin n'a pas été un franc succès. Bien sûr, les autres musiciens ont été compréhensifs et encourageants, ce sont de grands professionnels, mais il ne reste qu'une brève répétition en début d'après-midi.
Mon Dieu, il faut dormir!

La musique finit par avoir sur lui un effet apaisant.
Je vais jouer cette musique magnifique avec ces virtuoses, se dit Otani. C'est le rêve de ma vie. J'ai bossé comme un fou pour y arriver, et maintenant j'y suis. Bien ou mal, je ferai de mon mieux. Je me laisserai porter par la musique.


Paris, 19:00H

Astrid à trouvé l'enveloppe dans sa boîte aux lettres en rentrant. Le cachet de l'hôpital ne lui disait rien de bon. Elle a du se servir un verre pour trouver le courage de l'ouvrir.
La teneur de la lettre n'était pas vraiment rassurante. Trois pages de jargon médical incompréhensible. Des résultats d'analyses, des chiffres. Et à la fin, une proposition de rendez-vous, deux jours plus tard, dans le bureau du spécialiste à l'hôpital. Ca l'inquiète que le rendez-vous soit si proche. Ces gens sont si occupés, ce n'est pas bon signe qu'ils trouvent du temps si vite.

Elle se sert un autre verre. Elle prend un disque sur l'étagère. Celui qu'elle a pris l'habitude d'écouter quand elle est angoissée. C'est le quintette de Schubert. Le disque appartenait à Michel, c'était un de ses préférés. C'est à peu près la seule chose qu'elle ait gardé de lui.
Elle repense souvent à lui. Elle se dit que c'était une erreur de le quitter comme ça. Elle a souvent eu envie de l'appeler, mais lui non plus n'a pas cherché à la retrouver.
Bien sûr, elle ne va pas s'imposer à lui aujourd'hui. Elle serait un fardeau. Une femme malade, qui peut-être n'en a plus pour longtemps.


Vienne, un soir d'automne 1828

Le temps est clément. Le groupe d'amis un peu bruyant s'est installé dans le jardin de l'auberge.
Le vin blanc est bien frais, la serveuse est jolie et souriante, tout le monde est d'excellente humeur, sauf peut-être Franz.
Mais il n'y a rien là d'inhabituel. Ses amis sont habitués depuis longtemps à ses sautes d'humeur, et n'en prennent pas ombrage. Ils savent que Franz est malade. Il peut être gai comme un pinson, s'installer au piano et se mettre à chanter, puis l'instant d'après, sombrer dans une rêverie mélancolique et ne même pas entendre qu'on lui parle. Parfois, il s'enfuit sans dire au revoir à personne.
C'est ce qui se produit ce soir là.

Car Franz vient d'avoir une idée, et il faut qu'il la couche sur papier immédiatement. Il quitte précipitemment l'auberge sans même penser à prendre son manteau et court s'enfermer dans sa chambre.
Il y a cette pièce de musique de chambre qui lui trotte dans la tête depuis des jours, mais il lui manquait quelque chose, et Franz vient de trouver ce que c'est.
Je vais ajouter un second violoncelle! Ca va me permettre de développer la mélodie dans les graves. C'est dans les graves que se trouve l'âme de ce morceau. Ce sera un quintette!

Franz note fiévreusement la musique qu'il entend dans sa tête. Quand l'inspiration est là, il ne supporte aucune distraction. Il ressent comme une urgence. Il sait qu'il est gravement malade, et il y a encore tant de musique à écrire.
Souvent, il se demande - à quoi bon? Seul un petit nombre de ses morceaux a été publié. Encore moins ont été entendus en concert.

Peut-être que personne n'entendra jamais ce quintette, se dit-il. Est-ce que tout aura été vain?
Mais c'est plus fort que lui, il faut qu'il écrive.
Il n'y a plus que la musique.