Le pont - 2


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Le lendemain, comme par hasard, pour la première fois depuis que j'étais à son service, Marek m'envoyait faire une course à Hajek.
J'en ai évidemment profité pour observer le pont en détail, et j'ai vu des choses qui ne m'étaient jamais apparues.

Bien sûr, j'avais déjà observé qu'il s'agissait d'un pont de pierre, qui traversait la Moldau en trois longues arches majestueuses. Des arches, justement, qui pour un pont de pierre relativement ancien, me paraissaient extraordinairement longues.
Ensuite, les courbes du pont étaient des hyperboles absolument parfaites ; même en plaçant ma joue contre le parapet et en observant la ligne du pont par un regard rasant, je ne pouvais y découvrir aucune imperfection, aspérité ou brisure d'aucune sorte.
Mais le plus remarquable se trouvait dans les pierres elles-mêmes. Il y avait différentes nuances de couleurs dans les blocs, variant du gris au brun-rouge en passant par le bleu-mauve ; mais chaque bloc était d'une nuance unique et uniforme. Les blocs étaient agencés de telle manière que deux blocs de la même nuance ne se touchaient jamais. Quand on regardait le pont de loin, cette distribution de petites touches de couleur lui donnait un caractère uniforme, mais d'une nuance impossible à définir, et qui d'ailleurs, variait en fonction de l'angle d'observation, du temps qu'il faisait et de l'heure de la journée. Bref, le pont dans son ensemble n'apparaissait jamais deux fois de la même couleur, ce qui aurait sans doute fait les délices d'un peintre.
Et surtout, ce qui était proprement incroyable, c'est que ces blocs, qui étaient de tailles et de formes différentes, étaient imbriqués de manière parfaite, sans qu'il soit fait usage de ciment ou d'un quelconque mortier, si bien que les joins étaient d'une régularité totale, et d'une finesse telle qu'il fallait une grande attention et une vue excellente pour les apercevoir à l'œil nu.

Au magasin, Marek attendait mon retour avec une impatience que je devinais malgré son flegme habituel. Il devait se douter à mon air de ce que j'avais vu.

- Alors ?

- Alors ? C'est fantastique ! Incroyable ! Je ne sais pas quel âge a ce pont, mais je ne connais aucune technique, même actuelle, qui permette d'arriver à un tel résultat. C'est comme si chaque pierre avait été taillée avec le soin qu'on mettrait à tailler un diamant. C'est comme si chaque pierre avait été conçue pour épouser parfaitement ses voisines directes, comme si une intelligence extraordinaire avait conçu cette oeuvre en embrassant d'un même regard la perfection d'ensemble et la minutie de chaque détail individuel. C'est... inhumain !

- Voilà pourquoi je n'ai pas voulu vous répondre hier. Je voulais que vous voyiez par vous-même.

- Mais enfin, Marek, est-ce qu'il y a une explication ? Il doit y en avoir une, il le faut !

- Oh... il y en a plusieurs ; mais toutes de même nature.

- De même nature ! Vous voulez dire "surnaturelles", c'est ça ? Allons, Marek, ne me dite pas que vous croyez en ces choses !

- Ah, s'il y a bien une chose que m'ont apprises mes lectures, c'est de ne croire en rien.
Je pense que par définition, il n'y a rien de "surnaturel" dans la nature ; il y a simplement des phénomènes que nous ne comprenons pas. Quand à prétendre connaître l'explication, je n'aurai pas cette prétention ; je ne connais que mon ignorance.
J'avoue avoir longtemps cherché à percer ce mystère, mais j'ai renoncé. Je ne sais quelle est l'explication la plus proche de la vérité, mais je peux peut-être vous donner la plus belle.

Alors, Marek m'a tendu un petit livre.
C'était un mince volume passablement mal imprimé et mal relié ; il était rédigé en allemand ancien, mais je commençais à avoir de bonne notions de cette langue, grâce à l'étude des nombreux volumes anciens qui abondaient dans le magasin, et dont beaucoup étaient rédigés en allemand.

Ce soir-à, je me suit enfermé dans ma chambrette, et j'ai passé la nuit à déchiffrer le livre.
Voici ce qu'il racontait :

Autrefois, deux villes se faisaient face, de part et d'autre de la Moldau. Il y avait la prospère et fière Kùpa à l'Ouest, et la sombre et austère, mais non moins fière Hajek, à l'Est.
On disait que Kùpa devait en grande partie sa puissance à l'alchimiste Askarov, qui était au service du prince de Kùpa, car au départ, les deux cités jouissaient d'une situation également avantageuse au bord du grand fleuve.
Le prince rétribuait Askarov à prix d'or, mais il y trouvait son avantage, car la science de l'alchimiste profitait à toute la ville, et donc à son monarque ; les métaux travaillés à Kùpa, par exemple, étaient recherchés dans tout le pays pour leur finesse, leur pureté, et leur résistance.

Askarov aurait légitimement pu penser que tout lui était du à Kùpa et que la bienveillance du prince était sans limite, et pourtant, un jour, il outrepassa ses prérogatives.
Le prince avait en effet une fille d'une beauté remarquable, et Askarov se prit d'une passion pour elle. Plein de confiance en son influence et dans le respect mêlé de crainte qu'il imposait à tous, il déclara au prince que dorénavant, il refuserait toutes les récompenses sauf une : sa propre fille !
Entendant cela, le prince entra dans une colère noire et eut des mots très durs pour l'alchimiste, qu'il traita de serviteur indigne. Il lui enjoignit de rester à sa place et de ne plus jamais aborder ce sujet s'il tenait à son "l'amitié", et tout simplement, s'il tenait à rester en vie.
En apparence, Askarov se conforma à ce dictat, et n'aborda plus jamais la question. Toutefois, à partir de ce jour, s'il continua à servir le prince, et si même il sembla le servir plus diligemment que jamais, il refusa toute récompense.

Cependant, les relations entre les deux villes étaient toujours tendues, et Hajek ne faisait rien pour faciliter l'importation des minerais en provenance des mines de l'est, qui devait traverser la rivière par bac moyennant des taxes élevées, pour être transformés dans les ateliers de Kùpa.
Alors, Askarov proposa au prince de construire un pont sur la Moldau. Cela favoriserait le commerce et le passage des minerais. D'après lui, il n'y avait rien à craindre des gens de Hajek, ils étaient faibles, l'armée de Kùpa était bien plus puissante ; de plus, un pont bien construit serait très facile à défendre contre toute tentative d'incursion.
Et Askarov proposa au prince le marché suivant : il construirait le pont lui-même, et il n'en couterait rien au prince, mais celui ci devrait relever à tout jamais l'alchimiste de ses obligations, et ne plus rien exiger de lui.

Le prince ne put résister à une telle offre, et le pont fut construit avec une rapidité inouïe. Askarov fit venir ouvriers et matériaux de contrées lointaines, et il éloignait lui-même ceux qui se montraient trop curieux.
Dès que la dernière pierre fut posée, Askarov traversa le pont et on ne le revit plus jamais à Kùpa. Certains disent qu'il offrit ses services au prince de Hajek, mais rien n'est moins sûr.

Ce qui est sûr, par contre, c'est qu'aucun convoi de minerais ne passa jamais le pont. Ils furent tous victimes d'accidents mystérieux sur les routes tortueuses qui menaient aux lointaines mines de l'Est. Bien sûr, le prince de Kùpa soupçonnait que Hajek se cachait derrière ces infortunes, mais comme il craignait qu'Askarov soit maintenant au service de Hajek, il n'osa jamais envoyer son armée de l'autre côté du pont.
Tant est que le pont fut très peu utilisé. Le passage était extrêmement surveillé des deux côtés, et les échanges entre les deux villes étaient aussi peu développés qu'avant. En fait, la seule utilité qu'on lui avait trouvé, était d'exécuter les condamnés à mort en les jetant pieds et poings liés dans les eaux sombres de la Moldau depuis le milieu du pont.

Cependant, après la construction du pont, quelque chose changea.
Les affaires de Kùpa déclinèrent imperceptiblement, tandis que celles de Hajek s'amélioraient. Kùpa connut plusieurs inondations, tandis que Hajek, qui était légèrement surélevée, était épargnée. Durant l'inondation la plus grave, on raconte que les habitants de Hajek se massaient sur la rive pour se réjouir du malheur de Kùpa, mais qu'ils ne proposèrent pas une seule fois de leur venir en aide, tant leur rancune était tenace.
Et même d'une manière plus subtile, le caractère des deux cités changea. Les habitants de Kùpa, naguère si joviaux entreprenants, sombrèrent peu à peu dans la mélancolie, tandis que ceux de Hajek se découvraient une nouvelle énergie.

C'était comme si peu à peu, la vie elle-même s'écoulait de Kùpa vers Hajek.
On dit qu'en traversant le pont, Askarov aurait prononcé une incantation, et aurait maudit pour douze générations le prince de Kùpa et tous les habitants de la ville.


Telle était donc l'histoire du pont d'Askarov (car c'était le nom qu'on lui donnait à Kùpa), du moins, telle que contée dans le livre.
Pour moi, c'était une jolie légende et rien de plus, du genre de celles que les peuples inventent pour donner un semblant d'explication à leur malheur, et s'y résigner plus facilement. Ma curiosité était en partie satisfaite, et je n'ai plus abordé le sujet avec Marek... jusqu'au jour où il m'emmena pour une visite très étrange.

Aussi bien Hajek que Kùpa possédaient leur "château", qui était plutôt une ancienne propriété, plus haute et plus luxueuse que les autres habitations de la ville, et qui était entourée d'un parc et de dépendances. Les deux châteaux se faisaient à peu près face, de part et d'autre du fleuve. Le château de Hajek était occupé par le maire de la ville ; quant à celui de Kùpa, j'ignorais qui y habitait, mais je n'allais pas tarder à l'apprendre, parce que Marek m'y conduisait.

Il était rare que Marek fasse des visites ; la plupart du temps, c'était plutôt ses connaissances qui passaient prendre une tasse de café dans la boutique. Mais à voir avec quelle cérémonie il s'était habillé ce jour-là, il devait s'agir d'une visite importante. Je connaissais alors assez les coutumes de Kùpa pour suivre docilement Marek sans poser de questions ; j'en apprendrais plus bien assez tôt.

Comme pour toute personne, lieu ou bâtiment de Kùpa, la première impression qui vous venait en approchant le château était un sentiment d'aversion et d'inquiétude, et je n'avais qu'une envie, c'était de tourner les talons et de rentrer au magasin ; mais je savais aussi que c'était le genre de réaction instinctive auquel il fallait résister si l'on voulait découvrir le vrai visage de Kùpa. Le château était sobre, sans ostentation aucune, et il était mal entretenu, mais il était bien construit, avec des proportions élégantes, et des matériaux d'une grande qualité. Dans le parc, qui avait du être jadis un endroit enchanteur, on discernait encore çà et là, émergeant de la végétation folle, des parties de statues couvertes de vers de gris, qui étaient probablement de véritables oeuvres d'art.
Marek a sonné un seul coup bref à la cloche de l'entrée principale, et nous avons attendu sans bouger un temps incroyablement long que quelqu'un nous ouvre. Marek ne semblait pas s'impatienter, et quand la porte s'est enfin ouverte, j'ai compris pourquoi.
Derrière elle, appuyé sur une canne, se tenait un serviteur en livrée qui paraissait au moins cent ans. Sa peau jaune était creusée de profondes rides, il n'avait plus de dents, un de ses yeux était complètement fermé et l'autre ne laissait voir qu'un minuscule croissant d'œil. Il se déplaçait avec une lenteur extrême, mais bien qu'il était quasiment plié en équerre par l'âge, son port de tête altier donnait l'impression d'un maintien impeccable.
Il a bredouillé quelques syllabes incompréhensibles de sa bouche édentée, et nous a conduits au pied d'un large escalier. A mon grand soulagement, il n'a pas tenté l'escalade, mais s'est effacé pour nous laisser monter seuls.
Marek semblait bien connaitre l'endroit ; il s'est dirigé sans hésiter dans un couloir du premier étage, s'est arrêté devant une double porte, a frappé un bref coup, puis l'a entrebaillée en y passant la tête, pour enfin l'ouvrir complètement en me faisant signe de le suivre.

Nous étions dans une vaste chambre dont le meuble principal était un énorme lit à baldaquins. Les tentures étaient fermées, et il faisait très sombre dans la pièce, qui n'était éclairée que de quelques bougies.
Je n'ai pas directement remarqué qu'il y avait quelqu'un dans li lit, tant la silhouette qui l'occupait, un homme presque aussi âgé que le serviteur, paraissait chétive et menue. Marek a approché une chaise et s'est assis près du lit, pendant que je restais debout derrière lui à distance respectueuse.
Marek a pris les mains du vieil homme dans les siennes, ce qui lui a fait lentement ouvrir les yeux. En reconnaissant Marek, le regard du vieil homme s'est allumé, et il a prononcé son nom :

- Marek

- Wilhelm

C'est tout ce qu'ils ont dit, puis ils sont restés silencieux pendant de longues minutes. Le vieux, manifestement mourant, respirait avec peine, mais ne quittait pas Marek des yeux.
Finalement, il a semblé rassembler ses dernières forces et faire un effort surhumain pour parler.

- Marek... c'est la fin... cela va s'accomplir.... je veux que tu le vois... vas au pont... au pont... adieu... mon ami.

Puis, il a refermé les yeux en continuant à respirer douloureusement. Marek l'a embrassé sur le front, puis s'est levé, et nous sommes sortis comme nous étions entrés. Le serviteur, qui avait été prévenu dieu sait comment de notre départ, avait eu le temps d'atteindre la porte juste pour l'ouvrir devant nous en nous saluant d'un digne signe de tête.

- "Qui est-ce ?", ai-je demandé à Marek, dès que nous avons passé la grille du parc.

- C'est... c'était le dernier descendant des princes de Kùpa, le douzième depuis l'époque d'Askarov.

Nous nous sommes dirigés sans hâte vers le pont. Le pont d'Askarov.
Nous y étions depuis quelques minutes lorsqu'une cloche s'est mise à sonner, d'abord faiblement, puis de plus en plus fort. C'était la cloche du château de Kùpa. D'autres habitants de Kùpa, alertés par le glas, nous ont rejoint sur la rive, un peu en amont du pont pour avoir une meilleure vue.
Soudain, Marek a tendu le bras vers le pont, sans rien dire. En tournant la tête, j'ai eu juste le temps de voir une gerbe d'eau s'élever du fleuve, sous l'arche centrale. Puis une autre, sous l'arche plus proche de nous. J'ai compris que des pierres se détachaient du pont, une par une.
Cela a duré plusieurs minutes, je ne sais au juste combien. Les pierres se détachaient, d'abord avec un intervalle assez long et régulier entre chaque pierre, puis de plus en plus rapidement, jusqu'à ce que la structure de l'incroyable édifice ne soit plus suffisamment soutenue, alors, tout le pont s'est écrasé dans le fleuve avec un grondement effroyable, qui aurait pu passer pour le hurlement d'un dragon.

Quand la poussière et le nuage d'eau sont retombés, j'ai vu que sur l'autre rive, à Hajek, des gens s'étaient aussi rassemblés. Ils nous faisaient de grands signes ; des signes amicaux, inquiets. Et parmi les gens de Kùpa, j'en ai vu répondre par d'autres signes. C'était comme si pour la première fois depuis très longtemps, chaque partie de la ville se rendait compte de l'existence de l'autre.

Le lendemain, le maire de Hajek est venu en personne par bateau, s'inquiéter qu'il n'y ait pas de blessés parmi les habitants de Kùpa, et proposer que Hajek et Kùpa s'unissent pour reconstruire un nouveau pont, un pont qui serait le symbole de l'amitié entre les deux rives. Il a été chaleureusement accueilli par une délagation de notables de Kùpa, et même acclamé par la population.
On aurait dit qu'une ombre s'était levée de Kùpa. Les habitants avaient retrouvé courage et sourire.
Peut-être que la malédiction d'Askarov était enfin levée.

Je suis parti quelques semaines après la chute du pont. J'avais suffisamment économisé pour pouvoir poursuivre mes pérégrinations. Et puis, il me semblait que ce qui m'avait d'abord fasciné dans cette ville, ce sentiment indéfinissable d'étrangeté, avait maintenant disparu. Le changement qui s'était opéré en quelques semaines était stupéfiant : Kùpa revivait, les relations (provisoirement par bateau, mais les projets de nouveau pont étaient en bonne voie) entre les deux rives ne cessaient de s'intensifier. L'optimisme régnait partout. Il me fallait chercher ailleurs. Chercher quoi, je n'en savais trop rien, mais je sentais que je devais partir.

Lorsque j'ai fait mes adieux à Marek, il s'est montré aussi laconique que d'habitude. Mais c'est dans ses yeux que j'ai lu qu'il me comprenait; qu'au fond, nous nous ressemblions, que pour lui aussi, une partie du vrai Kùpa avait été engloutie avec le pont, mais que cela n'avait d'importance que pour ceux qui savaient ; que lui aussi, s'il avait été plus jeune, il serait bien parti pour aller chercher ailleurs cette réalité profonde du monde qui se laisse si rarement contempler, mais que c'était à moi maintenant, de continuer la quête.
Après avoir partagé un dernier déjeuner, nous nous sommes longuement serré la main, puis je suis sorti de la boutique, et j'ai pris la direction de l'Ouest, en marchant d'un pas vif, sans me retourner.


Dire que j'avais oublié cette histoire, c'est quand-même incroyable, non ? Comme si un charme avait opéré... ou comme si tout ça n'était finalement qu'un rêve... Oui, c'est très possible après tout.
Pourtant... pourtant... le petit livre que Marek m'avait donné, le Freiher... je l'ai toujours !

FIN