L'être vivant - 1


Hereafter, perhaps, some intellect may be found which will reduce my phantasm to the common-place --some intellect more calm, more logical, and far less excitable than my own, which will perceive, in the circumstances I detail with awe, nothing more than an ordinary succession of very natural causes and effects. (Edgar Allan Poe - "The black cat")


Voici une histoire que j'ai longtemps hésité à vous raconter.
A vrai dire, j'hésite toujours, et il se pourrait que je change encore d'avis, et que ce texte disparaisse aussi subitement qu'il est apparu (un des grands avantages de l'électronique sur le papier est sa volatilité).

Le problème est que si vous me croyez, vous aller me prendre pour un vrai malade mental, de m'imaginer des choses aussi grotesques avec un tel sérieux. D'un autre côté, si vous ne me croyez pas, vous allez me prendre pour un pervers grave, d'inventer des histoires aussi triviales et d'oser les raconter.
On pourrait croire que je ne peux espérer aucun avantage de la parution de ce texte, mais qu'y puis-je, c'est une des incorrigibles faiblesses de l'esprit humain, que de chercher quelque réconfort dans l'écoute compréhensive de ses semblables.
J'ai fait part de mes doutes à un ami, qui m'a répondu que de toute façon, il me considérait depuis longtemps comme un malade grave doublé d'un pervers, et que ce n'était pas une histoire, quelle qu'elle soit, qui allait changer son opinion.
Alors, la voici...


J'étais donc seul à la maison pour quelques jours. Ayant du écourter mes vacances à cause d'un problème au bureau qui demandait obligatoirement ma présence, j'étais rentré en train, et le reste de la famille devait me rejoindre à la fin des vacances.
Le problème s'était finalement avéré moins grave que prévu, et j'avais pu le résoudre en deux jours d'efforts intensifs. Il me restait donc quelques jours libres, que j'aurais du mettre à profit pour entreprendre une des nombreuses tâches d'entretien qui attendaient depuis longtemps mon bon vouloir. Au lieu de cela, j'avoue que je me suis laissé aller.

Comme cela m'arrive souvent quand je suis désœuvré, je me suis mis à décaler mon cycle biologique, allant me coucher et me levant de plus en plus tard. Je me suis mis aussi, cela va souvent de pair, à consommer de grandes quantités d'alcool.
Souvent, le soir, je me préparais un repas bâclé, mais bien arrosé, puis j'écoutais de la musique ou me plongeais dans un livre. Mais sous l'effet de la boisson, je ne tardais pas à m'endormir, pour me réveiller en pleine nuit, dans un état fébrile, la tête pleine d'idées absurdes. Je m'installais alors à mon bureau et commençais à écrire des textes que je ne terminais jamais, tant ils me semblaient incompréhensibles lorsque je les relisais le lendemain matin devant un grand bol de café.

C'était une de ces nuits où je m'étais endormi comme une masse pour me réveiller en sursaut et angoissé quelques heures plus tard, comme si quelque chose m'avait tiré d'un sommeil profond. Pourtant, la maison était étrangement calme. Pas un souffle de vent dehors, ni de pluie battant les fenêtres ; le chauffage ne fonctionnait pas et les tuyaux étaient donc silencieux.
Un léger clair de lune filtrait des tentures, et le chat couché en boule au fond du lit (ça lui est interdit, mais il ne semble pas faire grand cas de mes remontrances) avait à peine levé la tête avant de se rendormir.
La tête me tournait légèrement, et j'ai senti que je ne me rendormirais pas. Je suis donc descendu au rez-de-chaussée, et me suis dirigé vers le bureau.
C'est là que j'ai vu la chose. Entre la porte des toilettes et celle du bureau.

Comment la décrire sans tomber dans la trivialité ?
Elle était de forme cylindrique, mais s'amincissait de chaque côté. Un côté allait en s'arrondissant, et l'autre en s'effilant. J'ai d'abord cru à un mauvais tour du chat, puisque nous étions les deux seuls occupants de la maison, mais j'ai vite abandonné cette hypothèse.
La longueur de la chose approchait les vingt-cinq centimètres, et son diamètre était d'environ quatre ou cinq centimètres.
Elle était de couleur sombre, et il s'avéra plus tard qu'elle était recouverte de poils ras, un peu comme le pelage d'une taupe. Seulement, ce n'était pas une taupe, car elle était dépourvue de pattes ou de toute autre excroissance, et ne semblait présenter aucun orifice.
Vous comprendrez que je la trouvais peu ragoutante, même si aucune odeur particulière ne s'en dégageait. Voulant l'examiner de plus près, j'ai donc fait de la lumière, me suis approché, et me suis penché.
C'est à ce moment-là qu'elle a bougé pour la première fois.
En même temps que je me penchais, la chose relevait une de ses extrémités, celle arrondie, qui était dirigée vers moi, dans un mouvement parfaitement synchrone.

J'eus naturellement un mouvement de recul, et comme je reculais, en même temps, la chose reposa son extrémité (que je nommerai "la tête" faute d'un meilleur mot) par terre pour reprendre sa position initiale.
Je fus réellement pris d'effroi, car s'il y avait une chose à la quelle je ne m'attendais pas, c'était bien de voir ce truc bouger. Je restai immobile, appuyé au mur pendant au moins deux minutes, le temps de récupérer mes esprits.
Puis, ne sachant que faire, je répétai l'expérience : de nouveau, je fis deux pas vers la chose et me penchai en avant.
Comme je m'y attendais un peu, la chose réagit de la même manière : en relevant la tête.
J'étais donc enclin à la considérer comme un animal, puisque non seulement, elle était capable de mouvement, mais semblait réagir à des stimuli extérieurs.
Cependant, lorsque je fis de nouveau un pas en arrière vers le mur, espérant que l'animal allait se recoucher, et que nos relations en resteraient à cet échange distant de politesses, les choses ne se passèrent pas exactement de cette manière.

En fait, l'animal garda la "tête" dressée vers moi. Je fis deux pas vers la droite en longeant le mur, et à mon grand effroi, il plia le cou pour continuer à regarder dans ma direction. Enfin, je dis "regarder", mais comme je l'ai déjà mentionné, il semblait dépourvu d'yeux ou de tout autre orifice ou organe externe. J'étais donc incapable de décider s'il se repérait par la vue, l'odorat, l'ouïe, ou quelqu'autre sens inconnu de moi.
Puis, il me vint une pensée encore plus troublante : cette horreur n'avait quand-même pas pu se matérialiser subitement au milieu du couloir ; il avait bien fallu qu'elle se déplace et pénètre dans la maison par un moyen ou un autre. Et juste comme je formulais cette idée, (j'aurais pu la croire douée de télépathie), il me sembla la voir avancer.
C'était un mouvement lent, à peine perceptible. Mais je m'efforçais de comparer sa position relative à un joint du carrelage à plusieurs secondes d'intervalle, et j'acquis la conviction que le monstre était bel et bien en train de progresser vers moi. Je me déplaçai encore une fois le long du mur, vers la gauche cette fois, et je répétai mes observations. Il tourna de nouveau la tête vers moi et repris sa lente progression en changeant sa trajectoire.

J'eus alors une vision de cauchemar. Je m'imaginai que ce petit être était parti de Dieu-sait-où depuis un grand nombre d'années, et avait voyagé sur d'énormes distances à son allure d'escargot, mais avec la confiance inébranlable que seule peut donner la certitude d'être un instrument du destin, la calme conviction qu'un jour, aussi lointain soit-il, il atteindrait son seul et unique but, son seul point de mire : moi !
De quel terrible destin était-il le messager ? De quel inéluctable sort me rapprochait la distance toujours décroissante qui m'en séparait ? Je croyais qu'il était vain pour moi de chercher à m'enfuir ; aussi loin et aussi vite que je puisse m'échapper, ce tranquille messager aussi sûr que la mort finirait toujours par me rejoindre.

C'est mon corps qui réagit plus que mon esprit. Je poussai la porte de la cave, et j'en ressortis avec une veille boîte à chaussures en carton épais. En m'aidant du couvercle et en prenant bien garde de ne pas toucher le monstre, je le fis glisser à l'intérieur de la boîte et la refermai. Je fixai ensuite le couvercle avec de la ficelle, je posai la boîte dans la cave et refermai la porte.
Ensuite, je remontai à l'étage, avalai coup sur coup plusieurs verres de whisky, et je me remis au lit en espérant sans trop y croire que ce cauchemar se serait évaporé avec le lever du jour.
Comme on pouvait s'y attendre, je ne parvins à sombrer dans le sommeil que par courtes périodes dont je me réveillais en sueur et aux prises avec l'angoisse. Je ne pouvais m'empêcher de penser à l'animal, je me demandais s'il pouvait respirer, et s'il n'était pas en train d'agoniser horriblement dans cette boîte fermée. D'une certaine manière, je me reprochais mon comportement cruel, mais d'autre part, j'étais soumis à une telle peur panique que la seule idée de redescendre à la cave m'était intolérable. Par acquis de conscience, je consultai quelques volumes de zoologie que je possédais, mais je ne fus pas surpris de n'y rien trouver de semblable à mon spécimen.

Je m'étais finalement endormi vers le matin, et je m'éveillai vers midi d'un sommeil agité, pas du tout reposé. Toutefois, la brillante lumière du jour eut pour effet d'atténuer mes craintes irrationnelles au point que je me demandais si tout cela n'était pas finalement qu'un mauvais rêve.
Je descendis à la cave. La boîte s'y trouvait toujours, à l'endroit exact où je me souvenais l'avoir posée, toujours scellée par la ficelle.
Je m'en approchai doucement. Malgré moi, je m'interdisais de faire le moindre bruit ; même ma respiration n'était qu'un souffle imperceptible. Je défis le nœud, je me redressai, et doucement, du bout du pied, je soulevai le couvercle.

A suivre...