L'être vivant - 2


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L'animal était toujours là. Et comme la veille, il releva la tête en la tournant vers moi, comme s'il m'adressait un reproche silencieux, comme s'il attendait patiemment que je fasse enfin la chose juste, comme s'il ne me haïssait pas, malgré les mauvais traitements que je lui avais fait subir, comme s'il me connaissait, et savait que je serais long à comprendre ce qu'on attendait de moi, comme si malgré sa supériorité, il n'éprouvait aucun mépris à mon égard.
Je ne pus le supporter. Je refermai vivement la boîte, replaçai la ficelle, et je sortis en l'emportant sous le bras.

Je ne lui avais rien demandé, moi, à cet animal. J'avais déjà un chat qui me suffisait amplement. Je n'allais quand-même pas recueillir toutes les monstruosités de la région, même si (bien que dépourvues d'yeux) elles me regardaient la tête penchée avec un petit air suppliant.
Non, à chacun ses problèmes. Mon travail me causait suffisamment de soucis ; cette chose n'avait qu'à se débrouiller seule dans la nature, comme les autres animaux sauvages. La vie est ainsi faite, et ce n'est pas moi qui en ai inventé les règles.

J'habitais à proximité d'un petit bois, et je m'y enfonçai à grandes enjambées décidées. Je traversai la sapinière, puis je me faufilai dans un zone plantée principalement de bouleaux et de noisetiers en descendant vers le petit ruisseau qui traversait le bois. Je ne savais pas quels étaient l'habitat et la nourriture privilégiés de ma bestiole, mais cet endroit tranquille me paraissait aussi confortable qu'un autre pour un animal.
J'ouvris ma boîte, renversai son contenu sur un tapis de feuilles en évitant de regarder l'animal, puis je fis demi-tour et je repartis encore plus vite dans l'autre sens. Pour tout dire, à un certain moment, je me mis même à courir, comme si la bête eut été capable de me suivre, alors que je connaissais son allure d'escargot.
J'atteignis la maison hors d'haleine, et je refermai la porte derrière moi - à clé. J'éprouvais un étrange sentiment d'exultation, comme si je m'étais débarrassé d'un énorme fardeau qui ne m'était pas destiné.

Par superstition imbécile, je fermai les fenêtres et calfeutrai toutes les ouvertures de la maison.
Je me passai en boucle "La mer" de Debussy, un morceau qui a habituellement le pouvoir de m'abstraire de tous mes soucis et problèmes, et de me faire embarquer pour des rivages inconnus. Tout en me laissant emporter par le flux et le reflux de la musique, j'ouvris les "Histoires extraordinaires" de Poe ; peut-être pas un choix très judicieux étant donné les circonstances, mais une force irrésistible me poussait à rechercher une sorte de fraternité dans l'esprit torturé de l'auteur. Tout en m'efforçant d'oublier mon étrange aventure, je n'y parvenais pas entièrement, et je ressentais le besoin d'élaborer au moins un semblant d'explication.

Finalement, la musique, la littérature, et je dois bien l'avouer, une nouvelle bouteille de whisky eurent raison de ma nervosité. Ce soir-là, je m'endormis sans problème, et je dormis d'un sommeil profond jusque tard dans la matinée du lendemain. J'avais manifestement besoin de récupérer de mes émotions et de la fatigue accumulée ces derniers jours. Le soleil brillait et je me levai en relativement bonne forme. Je m'aperçus que j'étais affamé, et me préparai un copieux petit déjeuner que je savourais lentement en écoutant la radio.

J'avais presque retrouvé mon état normal, et mon aventure de la veille, si elle me préoccupait encore, m'apparaissait avec quelque recul et ne revêtait plus à mes yeux ce caractère dramatique et oppressant. Une simple anecdote étrange dont je finirais bien par trouver une explication en en parlant avec ma femme, et dont nous ririons tous les deux dans quelques jours.
Je pensai alors à aller chercher le courrier à la boîte aux lettres. J'enfilai ma vieille paire de tennis et descendis l'escalier en sifflotant.
Au milieu du couloir, entre la porte du bureau et celle des toilettes, à l'endroit exact où je l'avais vue pour la première fois, la bête m'attendait.
Elle leva lentement la tête en la tournant dans ma direction.

A suivre...