Le classique est partout

Il m'arrive de rentrer à pied le soir après le travail.
J'emprunte un chemin qui longe la rivière.
Il est éclairé tous les vingt mètres environ par un réverbère rudimentaire composé d'un mât surmonté d'une sphère dont la moitié inférieure est translucide.

Arrivé sur ce chemin, j'ai remarqué que le sommet du premier réverbère était décoré d'une mouette.
J'ai supposé que l'ampoule électrique produisait un peu de chaleur dont profitait l'oiseau.

La mouette me regardait calmement l'air de dire "tu ne m'inquiètes pas, et même si tu voulais t'en prendre à moi, j'ai plus de temps qu'il n'en faut pour m'envoler, pauvre petit bipède rampant dépourvu d'ailes et de bec", de nos jours les mouettes sont d'une impertinence rare.

J'étais un peu irrité, et arrivé à la hauteur de la mouette, je lui tire la langue en faisant "Sprrrrrlt". Visiblement elle ne s'attendait pas à ça et s'envole en faisant "Hihihiaar", comme font toutes les mouettes depuis qu'elles ont lu Gaston, chaque fois que les circonstances leur imposent d'exprimer leur opinion.

Donc la mouette s'envole en direction du réverbère suivant. Sur lequel rêvassait une autre mouette. Mais il est trop tard pour que la première mouette change de cap, et donc elle se pose quand-même sur la sphère, qui est trop petite pour accueillir deux mouettes, et sous le choc, la deuxième mouette tombe, et s'envole en faisant "Hihihiaar" en direction du troisième réverbère sur lequel se réchauffait une troisième mouette, et ainsi de suite.
Chaque réverbère avait sa mouette, et chaque mouette avait son réverbère, et je venais de troubler cet état de choses.

D'un point de vue sonore, ça donnait quelque chose comme "Sprrrrrlt Hihihiaar Hihihiaar Hihihiaar Hihihiaar" dans une sorte d'écho décroissant à mesure que le choc se répercutait sur des réverbères-mouettes de plus en plus éloignés.

Mais entretemps, j'avais atteint le deuxième réverbère sur lequel se trouvait maintenant la première mouette (vous suivez, oui?).
Donc, je recommence "Sprrrrrlt", forcément suivi d'un "Hihihiaar Hihihiaar Hihihiaar" décroissant.
A partir de là, j'avais en quelque sorte deux lignes musicales qui se superposaient dans ce que la musique baroque convient d'appeler un canon. Au troisième réverbère, j'avais trois lignes musicales et je me sentais vraiment en communion avec J. S. Bach.

Mais à un certain point, la ligne de petits réverbères est interrompue par la présence du pont.
Et, là, au pied du dernier réverbère, je me retrouve face à une vingtaine de mouettes musicales éparpillées sur le sol comme autant de notes blanches tombées de la partition, me barrant la route, immobiles, et me regardant d'un air pas content de mouettes qui n'apprécient pas la musique baroque.