Poésie

On dit de l'empereur Tchin, -outre qu'il aimait à trinquer avec ses amis le vendredi soir, qu'il fut un grand mécène des arts.
Jamais l'Empire du Milieu ne connut une telle floraison de musique, de poésie, de peinture, que sous son règne.

Si d'une lointaine province parvenait aux oreilles de l'empereur l'écho d'une d'une oeuvre digne d'intérêt, il envoyait aussitôt ses émissaires pour inviter l'artiste à la cour. Si l'oeuvre plaisait vraiment à l'empereur, l'artiste était alors couvert d'or et d'honneurs.
Rien que la rédaction de cette humble histoire m'aurait sans doute valu une rente de mille cauris et les faveurs d'une courtisane.
Sous le règne paisible et prospère de Tchin, les allées de la cité impériale résonnaient d'airs de luth enchanteurs, les murs des interminables galeries et des immenses salles d'apparat s'égayaient de peintures sur bois qui rivalisaient de couleurs chatoyantes, et jamais un dîner ne se terminait sans qu'un poète ne vienne par son art préparer les hôtes à une suave nuit de délices.

Or il se fit qu'un jour, un poète du nom de Li arriva à la cour.
Il venait d'une province de l'extrême nord-ouest de l'empire, et son voyage jusqu'à la capitale avait pris de nombreuses semaines. Toutefois, sa réputation l'avait précédé. Il se disait qu'on n'avait jamais entendu de plus beaux vers. On le comparait même favorablement au légendaire Wu, le poète qui avait fait se cacher le soleil de honte devant l'éclat de son art.
Il faut savoir qu'en cette époque de sentiments plus purs, la littérature n'avait pas encore enfanté la forme bâtarde et dégénérée qu'on nomme aujourd'hui prose. Seule la poésie méritait le titre d'art. La prose vulgaire était réservée aux règlements de police et aux registres des comptables. La poésie, par contre, était vénérée comme la forme la plus noble d'élévation spirituelle. Les meilleurs poètes étaient de vrais héros, quasiment des demi-dieux, adulés par les hommes et désirés en secret par leur épouses.

Un dîner somptueux fut donc organisé en l'honneur de Li. Il était assis à la droite de l'empereur, en compagnie des douze épouses préférées de Tchin, soigneusement placées en ordre protocolaire. Cinquante plats différents furent servis, accompagnés de vins fins et d'épices rares aux propriétés mystérieuses.
Le poète se révéla un homme simple, discret, évidemment peu habitué aux fastes de la cour. Il ne parlait jamais sans y être invité, et lorsqu'il l'était, répondait de manière laconique, baissant les yeux face aux oeillades insistantes des épouses de Tchin, et ne touchant presque pas aux plats. Rien, si ce n'est peut-être l'éclat de son regard, ne laissait présager d'un grand artiste.
A la fin du repas, l'impatience des convives était à son comble. L'empereur invita enfin Li à se lever et à déclamer son art.
Le silence se fit dans la salle, et la voix du poète s'éleva, profonde et chaude.

Il est impossible de dire combien de temps dura la récitation de Li. On aurait dit que le Temps lui même s'était arrêté pour écouter.
C'était comme si Li avait susurré à l'oreille de chacun des mots créés expressément pour lui.
Il avait pris chaque personne par la main et l'avait emmenée à la découverte de contrées inconnues, qui pourtant n'attendaient qu'un regard pour s'offrir.
Les mots formaient une mélodie inouïe, étrange, lancinante. Chacun découvrait en lui des parties cachées de son âme, tantôt charmeuses, tantôt sombres et menaçantes.
Jamais on ne s'était autant approché de la beauté pure, et chacun en repartit bouleversé et songeur.

Les jours suivants, on ne parlait plus que de Li dans toute la cité impériale. Les courtisans se récitaient les fragments qu'ils avaient retenus du poème.
Le gardien des portes était assailli de demandes d'audience avec le poète. Les seigneurs lui promettaient des sommes folles pour qu'il vienne réciter chez eux. On dit qu'il reçut plus de cent propositions de mariage dans la semaines qui suivit sa prestation.

Cependant, pour la première fois de son règne, l'éclat de l'empereur Tchin était terni par la radiance d'un autre homme.
Li existait par lui seul, par son art qui dépassait toute autre création humaine, il n'était pas, comme les autres artistes, le simple bénéficiaire de la bienveillance de l'empereur. Il était capable de créer une beauté qui survivrait aux murs épais de la cité impériale, bien après que le souvenir de Tchin ait disparu dans les méandres de l'histoire.
C'était évidemment une situation que l'Empereur Céleste ne pouvait tolérer.
L'empereur doit rester l'image de la divinité sur terre. Aucun mortel ne peut se placer au dessus de l'empereur en aucune manière. C'est à ce seul prix que l'Empire du Milieu peut continuer à assurer sa domination éternelle sur le monde.

Tchin fit donc organiser un second banquet en l'honneur de Li.
Cette fois, l'attente était encore plus fébrile. Chacun usait de son influence, quand ce n'était pas de son argent, pour obtenir une invitation.
Un dîner de cent plats fut préparé par les meilleurs cuisiniers de la province, accompagné de vins venus d'au-delà des mers.
A la fin du repas, alors que les convives se préparaient à une soirée consacrée à la beauté, Tchin ordonna à ses gardes de se saisir de Li.
Tchin ne prononça qu'une phrase: "Que tous soient témoins du sort réservé à celui qui tente d'usurper le privilège divin.".
Devant les regards effarés de la cour, il fit couper la langue, les oreilles et les doigts de Li, et le fit bannir à jamais.
Pendant que les gardes exécutaient la terrible sentence, des larmes coulaient sur les joues de l'empereur.
On dit qu'il pleura sept jours sans arrêt.

Malgré tout, la vie finit par reprendre ses droits au palais.
Les artistes continuaient d'affluer vers la capitale, attirés par l'appât de la célébrité et de la richesse. Les arts étaient toujours célébrés et les artistes honorés. Petit à petit, le souvenir de Li sembla s'atténuer. L'insouciance propre à une période de paix et de prospérité se réinstalla.

C'est cinq ans après cette triste histoire qu'arriva à la cité impériale un peintre du nom de Tang, venu des provinces du nord-ouest.
Ses oeuvres différaient de la forme classique en ce que leurs contours flous et leurs teintes incertaines semblaient évoquer des sentiments plus que des paysages.
L'empereur voulut savoir ce qui inspirait à Tang ces images d'une beauté si troublante.
"C'est l'oeuvre d'un poète de notre province", répondit Tang, et il cita quelques vers.
Bien que différents, ces vers évoquèrent immédiatement chez Tchin le souvenir des oeuvres de Li. Il demanda à quoi ressemblait le poète.
"Le malheureux n'a plus de doigts ni d'oreilles, et il ne parle pas. Il a appris à tenir le pinceau avec les orteils, et c'est comme cela qu'il compose."
Plus que de la colère, c'est un immense chagrin qui envahit Tchin. Bien qu'il fût incapable d'éprouver la moindre haine envers la source d'une telle beauté, il ne pouvait laisser impuni le mépris patent d'une sentence impériale.

Tchin envoya donc sa garde personnelle dans la province du nord-ouest, avec ordre de trouver Li et de le ramener au palais.
Ce ne fut pas chose bien difficile. Et comme la justice de l'empereur doit éclater aux yeux de tous, cette fois encore, il y eut un dîner, où l'on servit cent-cinquante plats différents. Mais malgré la cuisine raffinée, presque aucun des invités ne put trouver l'appétit.
A la fin du repas, Tchin prononça cette seule phrase: "Que tous soient témoins du sort réservé à celui qui ose braver les divins décrets de l'empereur."
Il ordonna que l'on coupe les pieds de Li, qu'on l'attache sur le cheval le plus puissant des écuries, et qu'on fouette la bête.
Ce faisant, Tchin pleurait à chaudes larmes.
On dit que le cheval courut pendant deux semaines entières sans s'arrêter, avec Li attaché sur son dos, et que Tchin pleura sans interruption pendant le même temps.

Mais il faut croire que rien ne peut venir à bout de la poésie.
Moins d'un an s'était passé que l'on apprit qu'un poète, privé de pieds, de doigts et d'oreilles, et muet de surcroît, maniait le pinceau avec la bouche et écrivait la plus belle poésie qu'on n'ait jamais lue.

Cette fois, Tchin fut pris d'une véritable crise de rage. Jamais on ne lui avait résisté de la sorte. Même les puissants seigneurs de guerre des steppes mongoles s'étaient inclinés devant sa puissance. Et ce simple poète des marges du nord-ouest osait le défier!
Une fois encore, Tchin fit amener Li devant lui. Il ordonna qu'il fut attaché sur une chaise, et que ses paupières soient maintenues ouvertes par des pinces, afin qu'il ne rate rien du spectacle qui se préparait.
Les chinois sont réputés pour le raffinement de leurs tortures. Mais jamais encore, en ces temps ou la poésie était l'achèvement suprême, on n'avait osé le sacrilège de torturer la beauté même.
Tchin se fit apporter tous les manuscrits de Li en sa possession.
Patiemment, il arracha chaque page, la déchira en lambeaux, les souilla et les brûla, détruisant ainsi la raison de vivre de l'artiste.
Le supplice dura quatre heures, et cette fois, Tchin ne versa pas une larme. C'est sans doute ce qui vainquit le poète.

On dit que Li n'écrivit plus jamais le moindre poème. Ce qu'il avait enduré sans faillir pour lui-même, il ne pouvait le supporter pour le fruit de son art.
Mais cet acte abominable signa aussi le début de la fin du règne de Tchin.
Les artistes n'osèrent plus venir à la cour. Partout dans l'empire, la pratique des arts s'étiola. Les seigneurs ne trouvèrent plus de passion que dans les arts martiaux et la stratégie militaire. Des luttes de pouvoir éclatèrent dans tout l'empire, qui traversa une longue période d'obscurantisme et de guerres fratricides.

Cependant, certains écrits de Li avaient échappé au massacre. Ils furent recopiés et échangés en secret. Ils finirent par se répandre dans tout l'empire et même au delà.
Encore aujourd'hui, Li est considéré comme le plus grands des poètes chinois.