Le cas des jumeaux Waldemar - 4


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Je dois vous dire très honnêtement, que je crains d'avoir failli à ma tâche. Je crains d'avoir malgré moi influencé la décision qu'ils prirent, et d'avoir une part de responsabilité dans ses terribles conséquences.
Vous comprenez, même si j'osais à peine me l'avouer et que je luttais de toute mes forces contre cette tentation, au fond de moi, je rêvais d'étudier ce qui se passerait chez eux après une séparation, comment ils évolueraient psychologiquement. C'était une occasion unique. Mon cerveau regorgeait d'hypothèses originales et d'idées de tests à leur faire subir. J'imaginais déjà les lauriers académiques que je récolterais ; ma réputation dans ce domaine serait définitivement établie, je serais invité comme conférencier dans des congrès organisés par les plus grandes universités... et je n'aurais plus de soucis matériels. Oui, j'avoue que ces idées m'ont traversé l'esprit.

Je peux me bercer de l'illusion que je ne suis pour rien dans leur décision. Au fond, je n'ai eu qu'à me taire et à laisser le processus se développer de lui-même. Mais je savais ce qui se passerait. C'est exactement comme dans un couple marié. C'est toujours celui qui veut partir qui finit par imposer sa volonté. On ne peut pas retenir quelqu'un contre son gré, même dans le cas de jumeaux siamois.

Juste après l'échange violent auquel j'avais assisté, Otto entreprit une correspondance avec différents chirurgiens. Il faut dire que les difficultés présentées par ce genre d'opération sont nombreuses et nécessitent des techniques d'intervention encore peu maîtrisées.
Il fallut donc du temps avant de trouver un chirurgien qui accepterait de prendre le risque d'une opération.

Sur la demande des jumeaux, j'ai moi-même rencontré le docteur Bernstein, et je dois dire que l'individu me parut suspect dès le premier abord. Il pensait qu'en tant qu'analyste, j'avais une grande influence sur les deux frères (ce qui n'était pas faux), et me promettait à mots à peine voilés de m'associer à la gloire d'une opération réussie. Si par contre l'opération échouait, personne ne pourrait nous le reprocher étant donné son incroyable difficulté, et elle représenterait de toute façon une source inestimable d'enseignements. En somme, nous avions tout à y gagner. Peut-être même était il sincère. Il me donnait du "cher confrère" à tout va, et tenait à m'expliquer en détail ses plans pour l'opération. En fait, il comptait sur moi pour balayer de quelques arguments bien sentis les éventuelles hésitations qui pourraient gagner les jumeaux.
Il se faisait du souci pour rien, car Otto était fermement décidé à tenter la chance. Il semblait aussi enthousiaste -si pas plus, que le docteur Bernstein, et durant nos séances, il m'inondait littéralement de paroles, mélangeant considérations médicales et projets d'avenir.

Si Otto redoubla de dynamisme durant cette période, Hans, lui, sembla se retirer dans un mutisme résigné. Il ne disait presque rien, et se contentait soit de regarder dans le vide d'un air triste, soit jetait à son frère des regards éplorés, comme on le ferait pour une personne aimée qu'on doit quitter pour un long voyage, avec l'angoisse qu'on a toujours dans ces cas-là de ne plus se revoir. Mais il cherchait en vain à capter le regard de son frère ; c'était comme si Otto était déjà un peu parti.

***

D'un point de vue purement médical, je ne peux pas nier que le docteur Bernstein fit tout ce qui était humainement possible, mais des complications imprévues se présentèrent, et il fut contraint de prendre une terrible décision.

Malgré l'insistance de Bernstein, j'avais décidé, sagement, je crois, de ne pas assister à l'opération. De toute manière, je ne vois pas en quoi j'aurais pu être d'une quelconque utilité. Mais j'étais présent à l'hôpital ce jour-là de bon matin, et je vins les saluer lorsqu'ils entrèrent en salle d'anesthésie. J'eus encore une fois (la dernière, ne pus-je m'empêcher de penser) cette étrange sensation de serrer la main deux fois de suite à la même personne.

Incapable de quitter les lieux, je me mis à arpenter les couloirs du service.
Au début, Bernstein envoyait régulièrement son assistante me communiquer des informations sur les progrès de l'intervention, mais ces bulletins s'espacèrent peu à peu.
Les infirmières du service m'invitèrent à m'installer dans leur local pour boire du café, mais je compris bien vite que ma présence les dérangeait dans leur travail.
Je me mis à visiter l'établissement, que je ne connaissais pas vraiment. C'est étrange, mais malgré mes études de médecine, je ne suis jamais parvenu à me sentir complètement à l'aise dans un hôpital, alors que les autres médecins y sont comme chez eux, et même apprécient cette ambiance de fourmilière hyperactive qui leurs donne le sentiment d'être importants et utiles. Moi, je n'arrive pas à m'abstraire de l'aspect humain des choses pour ne considérer que la maladie ; un hôpital restera toujours pour moi un concentré de malheur et de souffrance humaine.

Je ne peux qu'observer ces gens errant comme moi dans les couloirs. Certains frôlent les murs, le regard éteint. D'autres avancent à petits pas prudents, semblant lutter contre la douleur. Ils lèvent brièvement et fréquemment les yeux du sol, pour repérer les personnes arrivant à leur rencontre dans le couloir, comme si changer légèrement de cap pour éviter un obstacle relevait d'une manœuvre compliquée et risquée. Il y en a encore qui marchent rapidement, presque en courant, les yeux rougis, comme s'ils cherchaient un endroit tranquille pour pleurer. Je me surprends à imaginer leurs histoires. Ils arrivent peut-être au terme de leur vie, ou assistent aux derniers moments d'un proche, ou attendent dans l'angoisse les résultats d'un examen ou d'une opération.
Tout cela a pour effet de me déprimer profondément.

Quand Bernstein est sorti enfin de la salle d'opération, après quatorze heures d'intervention, son visage fermé reflétait plus qu'un épuisement bien naturel. J'eus alors la certitude que les choses ne s'étaient pas passées pour le mieux.

A suivre ...