Le cas des jumeaux Waldemar - 5


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Cher Docteur Strauss,

je sais que vous êtes un homme bon, et que vous avez fait de votre mieux pour nous aider. Loin de moi l'idée de vous porter grief de ce qui s'est passé. Au contraire, connaissant un peu votre caractère, je soupçonne que vous pourriez nourrir quelque culpabilité à notre égard, mais je vous assure qu'elle serait sans réel fondement.

En réalité, je crois que tout ceci se serait passé de toute manière, avec ou sans votre intervention. J'ai tendance à penser que nous possédions en nous depuis toujours le germe qui devait conduire à notre séparation. En fait, je l'ai toujours senti -et craint, même bien avant que mon frère n'affirme sa volonté d'indépendance.

Avions-nous seulement le droit de vivre ? Je suis de moins en moins enclin à le penser. Normalement, des embryons affectés d'une difformité comme la nôtre devraient être évacués naturellement. C'est comme si en vivant, nous avions bravé un interdit, et qu'il fallait bien qu'un jour ou l'autre, cela se retourne contre nous, et que la nature reprenne ses droits.
Je pense que Otto aussi le sentait, et que nous avons tenté, chacun à notre manière, de vivre le mieux possible avec ce paradoxe.

Vous savez, quand j'ai repris peu à peu conscience, seul en salle de réveil, je me suis immédiatement senti étrangement petit et frêle, comme diminué. J'avais été placé sous respiration assistée. D'imposants tuyaux sortaient de mon corps et étaient reliés à... une machine. Moi qui avait passé ma vie relié à un être humain, j'étais maintenant relié à une machine ! Même si cet état était temporaire, il ne m'inspira que de l'horreur.

Quand plus tard, le docteur Bernstein m'apprit que Otto était décédé pendant l'opération, je reçus le coup de grâce. Je sentis s'abattre sur moi tout le poids d'une solitude insupportable. Je compris que même si l'opération m'avait donné un corps pour moi seul, elle m'avait aussi enlevé une partie beaucoup plus importante de moi-même. J'étais défini par la relation que j'avais tissée avec Otto, et sans elle, la vie n'avait plus aucun sens.

Je sais maintenant que pour moi aussi, la vie se termine ; je la sens décliner en moi chaque jour, et c'est aussi bien comme cela. Attachés ou séparés, il n'y avait pas de place pour nous dans ce monde.

Je vous prie, cher docteur Strauss, de ne pas chercher à me revoir. Je vous remercie encore de votre bonté, mais désormais, il n'y a plus rien que vous puissiez faire pour moi.

Votre dévoué,
Hans Waldemar


Cette lettre, monsieur Zaphod, comme vous pouvez le constater, je suis encore capable de la citer au mot près.

Le docteur Bernstein considérait son opération comme un succès. Cinquante pourcent de réussite pour une telle opération représentait pour lui un taux plus qu'honorable.
En homme de parole, le docteur Bernstein voulut m'associer à son "succès", mais je refusai.
De toute manière, cette tentative ne lui valu que quelques entrefilets dans la presse médicale. Voilà ce qu'étaient pour le monde le destin des jumeaux : un cas médical sans beaucoup d'intérêt, une statistique.
Leur mère et moi étions sans doute les deux seules personnes pour qui ils aient jamais eu une existence réelle. C'est peut-être pour cela que je ne peux m'empêcher de parler d'eux : ils méritaient mieux que leur vie, mieux qu'une ligne perdue dans un tableau de chiffres.

Je pense que peut-être, avec du temps et de la patience, j'aurais pu aider Hans à se reconstruire une personnalité. Mais celui-ci ne désirait plus me voir, et je considérais que j'avais déjà suffisamment interféré avec son destin.

Quelques semaines après la lettre de Hans, j'en reçus une autre, de sa mère, cette fois. Très laconique, elle m'annonçait en quelques phrases sèches la mort de Hans -de chagrin, affirmait-elle.
Est-ce réellement le désespoir et la solitude qui ont tué Hans, plutôt que les suites de l'opération ? Il est impossible de le savoir ; et je crois d'ailleurs que je préfère l'ignorer.


Et foilà, gèr môzieur Savôt, gomment ze dermine la drisde hizdoire tes jumeaux Waldemar.


Plus tard dans la soirée, j'ai enfin eu l'occasion de parler quelques instants avec Kathy.

- Dis-donc, j'ai eu une conversation très intéressante avec le docteur Strauss. Il m'a raconté une histoire terrible.

- Tu as parlé avec qui, dis-tu ?

- Avec Strauss. Ça t'étonnes ? Il est finalement plus bavard qu'il n'y paraît.

- Mais je ne connais pas de Strauss ! Qui est-ce ?

- Eh ! C'est le type qui est assis là au bout... attends, il a du se lever. Tu sais, un psy, la soixantaine, barbu, avec un accent allemand très fort.

- Non, vraiment, je ne vois pas de qui tu parles.

- Tu te moques de moi !

- Mais non, je t'assure !

- Ecoute, je le retrouve et je te l'amène. J'aimerais tirer ça au clair.

Mais j'ai eu beau chercher partout, je ne l'ai pas retrouvé. J'ai aussi interrogé le mari de Kathy et leurs parents, mais personne ne semblait connaître un docteur Strauss.
Il paraît qu'il y a des gens qui s'immiscent dans les fêtes de mariage, comptant sur la foule de parents éloignés dont on ne sait plus exactement qui ils sont, pour profiter d'un bon repas à l'oeil en toute discrétion...

Je me suis promis une chose, en tout cas : la prochaîne fois que je serai invité à une fête, je prêterai plus d'attention aux convives. Après tout, il y en a peut-être qui ont des choses dignes d'intérêt à raconter.

FIN