Sombrage - 1

And neither the angels in heaven above,
Nor the demons down under the sea,
Can ever dissever my soul from the soul
Of the beautiful Annabel Lee
(Edgar Poe - Annabel Lee)


Ceux qui ont comme moi un travail solitaire - même s'ils le trouvent passionnant, comprendront peut-être les circonstances dans lesquelles débute cette histoire.

J'avais passé les dernières semaines enfermé dans mon bureau pour terminer à temps un projet important. Comme d'habitude, si les premières idées m'étaient venues rapidement, j'avais sans cesse remis à plus tard la tâche de leur donner une structure et de les étayer avec suffisamment de détails. Finalement, je m'étais retrouvé pressé par le temps, et obligé de travailler sans arrêt pour parvenir à remettre mon document à la date promise. C'est toujours comme ça avec moi : je traîne, je traîne jusqu'à ce que mon retard soit presque irrécupérable, puis je cours, je cours comme un fou pour arriver à temps. Je suis plus lièvre que tortue, vous voyez ? Mais j'ai l'impression que mon cerveau ne travaille à plein rendement que lorsque je suis soumis à une certaine pression.

Par contre, une fois le travail fini, probablement juste quelques heures avant l'ultime délai, quand la pression et mon excitation retombent brutalement, j'éprouve en général un sentiment bizarre. C'est comme une impression de vide. Comme si j'avais dépensé une énergie considérable pour atteindre un but complètement vain, qui ne me procure finalement aucune satisfaction. J'ai l'impression d'avoir vécu dans un temps parallèle, et que, pendant que je ramais péniblement à contre courant, le monde autour de moi a continué d'évoluer, changeant subtilement à mon insu. Ou bien je me sens comme un extra-terrestre qui aurait été soudainement parachuté sur notre planète, et qui découvre un incompréhensible monde de fous.
Alors, j'ai besoin de reprendre pied, de rattraper ce qui s'est enfui, de me raccrocher à quelque chose, de retourner vers mes semblables pour vérifier que je ne suis pas devenu invisible, que je ne me suis pas définitivement estompé de l'univers, que je ne me suis pas transformé en monstre, et que mon irruption parmi les gens ne crée pas une panique soudaine ou d'autres perturbation bizarres.
Alors, pour me rassurer, j'ai besoin de me noyer dans la foule, de me fondre dans la population.

J'avais marché longtemps et sans but dans les rues, pour finalement échouer dans un bar. Je n'y étais jamais entré avant, et je me demande pourquoi, car l'endroit était plutôt plaisant. Il était situé dans une rue animée, du côté ensoleillé, et disposait de larges fenêtres qui fournissaient un poste d'observation idéal sur l'agitation de la ville. J'étais assis à une petite table près d'une fenêtre, et je regardais les passants en buvant de la bière. En temps normal, je n'aurais pas supporté cette inactivité, et j'aurais mis ce temps à profit pour lire ou écrire, mais mon état d'esprit particulier me poussait à l'oisiveté. La bière, l'agréable chaleur du bar et le spectacle du mouvement m'engourdissaient l'esprit et me plongeaient dans une agréable torpeur.
C'était la fin de l'année et il faisait plutôt froid. La mode féminine de cet hiver était faite de petites jupes très courtes portées sur de collants qui semblaient tellement fins que je doutais fort qu'ils puissent tenir au chaud les jambes des jeunes femmes qui les portaient. C'était un spectacle étrange de voir les hommes greloter dans de grosses vestes fourrées, tandis que les femmes semblaient virevolter dans des tenues légères sans souffrir du froid le moins du monde. Ça m'évoquait des images de patinage artistique. Je me suis toujours demandé pourquoi les patineuses sont parmi les sportives les moins habillées, alors que leur sport se pratique sur la glace. Je n'ai jamais eu la réponse, mais au moins, cette énigme donne quelqu'agrément à ce sport. Imaginez des patineuses en combinaison de ski ou de randonnée alpestre, c'est sûr que ça signerait l'arrêt de mort du patinage artistique. Voilà peut-être la vraie raison, après tout.
En attendant, de l'autre côté de la vitrine, dans la rue, mes patineuses à moi me fournissaient un spectacle bien agréable. En tant que juge de la compétition, je donnais des notes maximales à celles qui traversaient la rue avec grâce, ou qui slalomaient entre les passants avec le plus de légèreté.

En cette saison, la nuit tombe tôt. Je commençais à ne plus bien voir ce qui se passait à l'extérieur, car les lumière du bar se reflétaient dans la vitre. Cependant, je n'avais pas vraiment envie de quitter l'endroit. La bière que j'avais bue, la fatigue accumulée durant de longues semaines de travail, l'atmosphère chaude du bar, et mes heures d'observation passive et de rêverie, tout concourrait à m'assoupir. J'ai alors reporté mon attention sur les clients à l'intérieur du bar.
Un homme a particulièrement retenu mon attention. Etait-ce d'abord parce qu'il était seul, alors que tous les autres clients à part lui et moi étaient en couple ou en groupe ? Possible que cela ait joué un rôle, mais son attitude était curieuse : il paraissait embarrassé.
Il était en train de manger un plat de pâtes tout en lisant un journal qu'il s'efforçait de tenir droit devant son visage, comme s'il cherchait à se dissimuler. Sa manière de manger était assez drôle : comme s'il se jetait brusquement sur sa fourchette, de peur que les pâtes ne tentent de s'échapper.

J'ai eu l'impression qu'il remarquait que je l'observais, et que ça l'a dérangé. Avant d'avoir terminé, il s'est levé, a jeté quelques billets sur la table, a empoigné son pardessus, puis s'est précipité vers la porte.
Et c'est en regardant son siège vide et son repas inachevé que le déclic s'est fait dans mon esprit et que je l'ai enfin reconnu.

Je me suis à mon tour précipité vers le comptoir pour payer ma note, et je suis sorti aussi vite que possible. Au mépris de tout danger, je me suis placé au milieu de la rue, pour avoir la vue dégagée dans chaque direction. Avec la tombée de la nuit et l'ai qui rafraichissait, il y avait moins de passants, mais la rue était loin d'être déserte. Impossible de le repérer dans l'un ou l'autre sens. Toutefois, à environ trente mètres, il y avait un carrefour où débouchait une rue plus petite. Je me suis dit que si mon bonhomme cherchait réellement à échapper à quelqu'un (peut-être moi ?), il aurait probablement fait en sorte de quitter au plus vite la rue principale.
Je me suis donc dirigé vers cette rue au pas de course. Elle était complètement vide, mais un peu plus loin, une autre rue repartait vers la gauche, et au coin de celle-ci, il m'a semblé apercevoir pendant une fraction de seconde un bout de tissu sombre qui aurait pu coïncider avec le manteau de mon fugitif. Je me suis mis à courir le plus vite possible, et quand j'ai atteint le coin de cette nouvelle rue, elle m'est apparue plus fréquentée que la précédente, mais parmi tous les passants qui déambulaient ou se hâtaient de rentrer chez eux, aucun ne correspondait à mon homme. Toutefois, je savais qu'un peu plus loin s'ouvrait une arcade qui donnait sur une petite place ou se regroupaient magasins et petits restaurants. J'avais confiance en mon intuition, et j'étais persuadé qu'il s'y était réfugié, mais se trouvait par là même pris au piège, puisque cette place n'avait pas d'autre issue.

En effet ! La silhouette était là, me tournant le dos, semblant absorbée dans la contemplation d'une vitrine.
Je me suis approché en jubilant, prenant tout mon temps maintenant, et récupérant mon souffle, car je savais qu'il ne m'échapperait plus. Je ralentissais d'autant plus, par un soudain accès de sadisme, que j'avais l'impression qu'il me sentait approcher inexorablement, comme la bête blessée qui sent le fauve approcher derrière elle, et qui n'espère plus qu'une chose, c'est que tout se termine vite et sans trop de souffrance ; mais comme le fauve, j'avais envie de m'amuser un peu en jouant avec ma proie.

Quand je n'ai plus été qu'à deux pas, je lui ai mis la main sur l'épaule, comme un policier qui appréhenderait un suspect, en disant :

- Eh bien, docteur Strauss, on ne salue pas ses vieilles connaissances ? (*)


A suivre ...


(*) voir "Le cas des jumeaux Waldemar"