Desire (Bob Dylan)

A long time ago, I was driving on a highway,
Not the 61 though, and not in a Buick.
Heading to some gloomy european town,
I wished for cheap booze and unlikely love.

The first Zaphmobile was a small Fiat car,
Worn out, unsafe, and half-eaten by rust,
"But she has a twin carburator" the dealer had boasted.
I had no clue what it was, but that made me buy her.

I had to drive real slow, otherwise the fuckinburator
Or whatever it was, made so much noise
I could not hear Dylan singing
On the auto-reverse Harry Moss deck :

I laid on a dune, I looked at the sky,
When the children were babies and played on the beach.
You came up behind me, I saw you go by,
You were always so close and still within reach.

All of a sudden, there was a shape in the dark
Standing still in the middle of the road.
It was a girl, looking straight at my car, not moving a toe.
I braked like mad, then she went quietly around
to the passenger door, and sat besides me.

Sara, Sara,
Whatever made you want to change your mind?
Sara, Sara,
So easy to look at, so hard to define.

"Hey", she said, hearing the music,
"That's my favorite record, and my favorite song !
I'm called Sarah too, but with an 'h'.
Wherever you go, I will go too."

I can still see them playin' with their pails in the sand,
They run to the water their buckets to fill.
I can still see the shells fallin' out of their hands
As they follow each other back up the hill.

She didn't talk much. She only told me
She had just dropped her boyfriend earlier today.
She was from a nordic country, can't remember which one.
They were travelling south, but she would continue alone,
He was such a little bastard.

Sara, Sara,
Sweet virgin angel, sweet love of my life,
Sara, Sara,
Radiant jewel, mystical wife.

Sleepin' in the woods by a fire in the night,
Drinkin' white rum in a Portugal bar,
Them playin' leapfrog and hearin' about Snow White,
You in the marketplace in Savanna-la-Mar.

She knew all the songs by heart,
And she sang along with Dylan,
For one hour or more. She had a lovely voice.
I joined when I could, I knew only some words :

Sara, Sara,
It's all so clear, I could never forget,
Sara, Sara,
Lovin' you is the one thing I'll never regret.

I can still hear the sounds of those Methodist bells,
I'd taken the cure and had just gotten through,
Stayin' up for days in the Chelsea Hotel,
Writin' "Sad-Eyed Lady of the Lowlands" for you.

When we reached the town, she said "drop me at the station."
She had to go on with her trip, she said,
And would soon lie on the warm beaches of the South.
She leaned through the door, and gave me a long and soft kiss.
Then she walked toward the station, and didn't look back.

Sara, Sara,
Wherever we travel we're never apart.
Sara, oh Sara,
Beautiful lady, so dear to my heart.

How did I meet you? I don't know.
A messenger sent me in a tropical storm.
You were there in the winter, moonlight on the snow
And on Lily Pond Lane when the weather was warm.

Each time I play this record, I think I can still hear Sarah's voice.
Sarah, oh Sarah, sometimes I think that
Not loving you is the one thing I will ever regret.
I wonder if you remember me the way I remember you.
Probably not ; how stupid of me !

Sara, oh Sara,
Scorpio Sphinx in a calico dress,
Sara, Sara,
You must forgive me my unworthiness.

Now the beach is deserted except for some kelp
And a piece of an old ship that lies on the shore.
You always responded when I needed your help,
You gimme a map and a key to your door.

Today, as I'm driving to the beach, I remember.
The Zaphmobile has changed, and me too.
And two little voices from the back seats
Are singing with the tune, words they don't understand :
"C'est là, c'est là ! Donne un valif, donne un vago."
Then, they laugh, and I smile at them in the rear-view mirror.

Sara, oh Sara,
Glamorous nymph with an arrow and bow,
Sara, oh Sara,
Don't ever leave me, don't ever go.


Le cas des jumeaux Waldemar - 5


Lire les parties 1, 2, 3, 4

Cher Docteur Strauss,

je sais que vous êtes un homme bon, et que vous avez fait de votre mieux pour nous aider. Loin de moi l'idée de vous porter grief de ce qui s'est passé. Au contraire, connaissant un peu votre caractère, je soupçonne que vous pourriez nourrir quelque culpabilité à notre égard, mais je vous assure qu'elle serait sans réel fondement.

En réalité, je crois que tout ceci se serait passé de toute manière, avec ou sans votre intervention. J'ai tendance à penser que nous possédions en nous depuis toujours le germe qui devait conduire à notre séparation. En fait, je l'ai toujours senti -et craint, même bien avant que mon frère n'affirme sa volonté d'indépendance.

Avions-nous seulement le droit de vivre ? Je suis de moins en moins enclin à le penser. Normalement, des embryons affectés d'une difformité comme la nôtre devraient être évacués naturellement. C'est comme si en vivant, nous avions bravé un interdit, et qu'il fallait bien qu'un jour ou l'autre, cela se retourne contre nous, et que la nature reprenne ses droits.
Je pense que Otto aussi le sentait, et que nous avons tenté, chacun à notre manière, de vivre le mieux possible avec ce paradoxe.

Vous savez, quand j'ai repris peu à peu conscience, seul en salle de réveil, je me suis immédiatement senti étrangement petit et frêle, comme diminué. J'avais été placé sous respiration assistée. D'imposants tuyaux sortaient de mon corps et étaient reliés à... une machine. Moi qui avait passé ma vie relié à un être humain, j'étais maintenant relié à une machine ! Même si cet état était temporaire, il ne m'inspira que de l'horreur.

Quand plus tard, le docteur Bernstein m'apprit que Otto était décédé pendant l'opération, je reçus le coup de grâce. Je sentis s'abattre sur moi tout le poids d'une solitude insupportable. Je compris que même si l'opération m'avait donné un corps pour moi seul, elle m'avait aussi enlevé une partie beaucoup plus importante de moi-même. J'étais défini par la relation que j'avais tissée avec Otto, et sans elle, la vie n'avait plus aucun sens.

Je sais maintenant que pour moi aussi, la vie se termine ; je la sens décliner en moi chaque jour, et c'est aussi bien comme cela. Attachés ou séparés, il n'y avait pas de place pour nous dans ce monde.

Je vous prie, cher docteur Strauss, de ne pas chercher à me revoir. Je vous remercie encore de votre bonté, mais désormais, il n'y a plus rien que vous puissiez faire pour moi.

Votre dévoué,
Hans Waldemar


Cette lettre, monsieur Zaphod, comme vous pouvez le constater, je suis encore capable de la citer au mot près.

Le docteur Bernstein considérait son opération comme un succès. Cinquante pourcent de réussite pour une telle opération représentait pour lui un taux plus qu'honorable.
En homme de parole, le docteur Bernstein voulut m'associer à son "succès", mais je refusai.
De toute manière, cette tentative ne lui valu que quelques entrefilets dans la presse médicale. Voilà ce qu'étaient pour le monde le destin des jumeaux : un cas médical sans beaucoup d'intérêt, une statistique.
Leur mère et moi étions sans doute les deux seules personnes pour qui ils aient jamais eu une existence réelle. C'est peut-être pour cela que je ne peux m'empêcher de parler d'eux : ils méritaient mieux que leur vie, mieux qu'une ligne perdue dans un tableau de chiffres.

Je pense que peut-être, avec du temps et de la patience, j'aurais pu aider Hans à se reconstruire une personnalité. Mais celui-ci ne désirait plus me voir, et je considérais que j'avais déjà suffisamment interféré avec son destin.

Quelques semaines après la lettre de Hans, j'en reçus une autre, de sa mère, cette fois. Très laconique, elle m'annonçait en quelques phrases sèches la mort de Hans -de chagrin, affirmait-elle.
Est-ce réellement le désespoir et la solitude qui ont tué Hans, plutôt que les suites de l'opération ? Il est impossible de le savoir ; et je crois d'ailleurs que je préfère l'ignorer.


Et foilà, gèr môzieur Savôt, gomment ze dermine la drisde hizdoire tes jumeaux Waldemar.


Plus tard dans la soirée, j'ai enfin eu l'occasion de parler quelques instants avec Kathy.

- Dis-donc, j'ai eu une conversation très intéressante avec le docteur Strauss. Il m'a raconté une histoire terrible.

- Tu as parlé avec qui, dis-tu ?

- Avec Strauss. Ça t'étonnes ? Il est finalement plus bavard qu'il n'y paraît.

- Mais je ne connais pas de Strauss ! Qui est-ce ?

- Eh ! C'est le type qui est assis là au bout... attends, il a du se lever. Tu sais, un psy, la soixantaine, barbu, avec un accent allemand très fort.

- Non, vraiment, je ne vois pas de qui tu parles.

- Tu te moques de moi !

- Mais non, je t'assure !

- Ecoute, je le retrouve et je te l'amène. J'aimerais tirer ça au clair.

Mais j'ai eu beau chercher partout, je ne l'ai pas retrouvé. J'ai aussi interrogé le mari de Kathy et leurs parents, mais personne ne semblait connaître un docteur Strauss.
Il paraît qu'il y a des gens qui s'immiscent dans les fêtes de mariage, comptant sur la foule de parents éloignés dont on ne sait plus exactement qui ils sont, pour profiter d'un bon repas à l'oeil en toute discrétion...

Je me suis promis une chose, en tout cas : la prochaîne fois que je serai invité à une fête, je prêterai plus d'attention aux convives. Après tout, il y en a peut-être qui ont des choses dignes d'intérêt à raconter.

FIN


Guerre et paix (Léon Tolstoï)

- Guère épais! Guère épais! Non mais de qui se moque-t'on?

- Qu'est-ce que tu dis, papa?

- Non, rien, je disais que j'ai l'impression de ne pas avancer dans ce bouquin. Je me sens aussi embourbé que les armées de Napoléon dans la plaine de la Bérézina.

- C'est vrai qu'il est gros, ton livre. En plus, c'est écrit tout petit.

- Et ce n'est que le premier volume; il y en a un second tout aussi épais! (Si seulement je savais où je l'ai "classé").

- Mais si ça ne te plait pas, pourquoi tu continues?

- Oh, au contraire, ça me plait beaucoup. Je pestais simplement contre ma lenteur.
Mais d'un autre côté, pourquoi me presser? Quand j'aurai fini, il faudra dire au revoir à tous ces personnages auxquels j'ai fini par m'attacher, à tout cet univers dans lequel j'ai pu me faire une petite place discrète, et il faudra retourner me confronter aux réalités de la vraie vie.
La relation avec un livre, c'est un peu comme avec une personne. On se rencontre, on s'apprécie, on passe du temps ensemble, le livre nous devient un peu nécessaire, puis un beau jour, il se referme, la personne s'en va, et on se retrouve seul avec des souvenirs qui
s'estompent peu à peu.
Bien sûr, on peut toujours rouvrir un livre, mais ce n'est plus jamais exactement pareil, on ne retrouve plus l'émoi de la première séduction.
En fait, nous avons besoin des livres, mais les livres ne semblent pas réellement avoir besoin de nous. C'est parfois un peu dur à vivre.

- Houla, papa! Ca n'a pas l'air d'aller très fort!

- Ah, ça passera! Justement, avoir un bon livre sous la main est un des meilleurs remèdes contre le blues.

- Il est très rigolo alors, ton livre? Ca raconte quoi de drôle?

- Pas très rigolo, non. Si tu veux, dans "Guerre et Paix", y a d'abord de la guerre, et puis aussi un peu de paix.

- Et il faut toutes ces pages pour raconter ça?

- En réalité, c'est un peu plus compliqué.

Tout commence avec Napoléon, le chef des Français, qui décide un beau jour qu'il n'aime pas les Russes. (En réalité, il n'aime pas grand monde en Europe, mais d'après ses calculs, c'est maintenant au tour des Russes de déguster).

Alors, il prend ses armées et s'en va attaquer la Russie en saccageant un peu tout sur son passage. Les armées font toujours ça.
Faut bien se rendre compte qu'à cette époque, les gens aimaient énormément la guerre. C'était un peu le sport national, et les Français étaient en quelque sorte champions d'Europe. Ils étaient prêts à voyager loin pour s'en payer une bonne tranche. Mais marcher
pendant des centaines de kilomètres, y a rien de plus chiant. Alors, pour passer le temps, on saccage.

Seulement, la Russie, c'est grand. Et tiens toi bien, le GPS n'existait pas encore! Napoléon cherche les armées russes partout, mais il n'arrive pas à les trouver. Si bien qu'il arrive finalement jusqu'à Moscou.

Ca impressionne beaucoup les Russes. Alors, ils réfléchissent à la surprise qu'ils pourraient faire à Napoléon. Et c'est le Tsar, le chef des Russes, qui trouve la super idée:

"Ecoutez, les amis, j'ai une super idée! Comme Napo aime bien saccager, on va bouter le feu à Moscou en son honneur, comme ça quand il passera les portes de la ville, il trouvera tout déjà bien saccagé et il pourra se reposer. C'est pas sympa ça? Allez, vodka pour tout le monde, c'est moi qui régale!".

Les Russes mettent leur plan à exécution. Mais Napoléon, qui manquait cruellement d'humour et de savoir-vivre, ne comprend pas cette délicate attention. Môssieur a son caractère. Il préfère saccager lui même et trouve que les autres ne font jamais aussi bien que lui. Il râle à mort. Il dit que c'est pas possible de faire correctement la guerre avec ces tricheurs de Russes.
Alors, il ne veut plus jouer et décide de retourner bouder chez lui en France.

Inutile de dire que les Russes sont terriblement déçus. Et honteux. Eux qui sont d'ordinaire si courtois, ils se rendent comptent qu'en refusant de faire la guerre aux Français malgré tous les efforts de ceux-ci, ils ont manqué aux règles les plus élémentaires de l'hospitalité et les ont peut-être vexés pour de bon.

Désireux de réparer ce malentendu et de rétablir leur bonne réputation, les Russes veulent maintenant rattraper les Français pour présenter leurs excuses et dire que oui, finalement, on serait très heureux de faire la guerre avec vous s'il n'y a que ça pour vous faire plaisir.

- Ah, mais ça a l'air quand-même rigolo!

- C'est vrai, maintenant que j'y pense, c'est quand-même un bouquin sacrément drôle. Quelques pages le soir et on s'endort avec le sourire aux lèvres. Excellent pour le moral!


Amour, Gloire et Beauté. C'est un peu ce que je pensais en racontant l'histoire à ma fille. Tous les ingrédients sont présents dans cette oeuvre pour en faire une vraie grande belle saga.
Je voulais faire le malin en ironisant sur les péripéties, qui tout en étant basées sur des faits historiques, sont en effet digne de la catégorie "saga".

Mais en fait, à la moitié de l'oeuvre, il me semble que Tolstoï change de ton, ou du moins de perspective.
C'est comme si au milieu de son travail, il s'était mis soudain à philosopher sur l'histoire qu'il racontait, à voir toute l'absurdité sous-jascente dans l'héroïsme, le patriotisme, les grands sentiments et la stratégie militaire.
Curieusement, il devient de plus en plus distant et ironique à mesure que le revers de l'armée française se fait plus sensible.

De plus en plus, Tolstoï dénigre les héros de cette affaire: Napoléon, Alexandre, Koutouzov, les présentant comme des pantins impuissants, capables seulement de subir les forces historiques. La supériorité de Koutouzov résidant seulement dans le fait qu'il soit le seul à être conscient de son impuissance personnelle.

C'est comme si en nous racontant cette histoire, Tolstoï s'était forgé une théorie historique qu'il nous martèle à de nombreuses reprises.

"C'est seulement en prenant pour objet d'observation une unité infiniment petite - la différentielle de l'histoire, c'est à dire les aspirations communes des hommes - et en apprenant l'art de l'intégrer (faire la somme de ces infinitésimaux) que nous pouvons espérer saisir les lois de l'histoire."

Je donne cet exemple pour une raison anecdotique, mais amusante, je crois.
J'y vois la source de la théorie de la "psychohistoire" qui a servi de fondement à Asimov pour la conception de sa saga à lui: "Fondation".
Ca m'amuse d'imaginer Asimov en train de lire ces lignes de G&P et avoir la vision soudaine de son projet: transposer l'idée de Tolstoï quelques milliers d'années dans le futur.

Trêve de plaisanteries. Pourquoi ai-je l'impression d'un virage en cours d'écriture dans le projet de Tolstoï? Bien, si comme il l'affirme dans le second volume, les décisions des généraux et des puissants on moins de poids vis-à-vis du cours de l'histoire que les
actions du moindre des cosaques ou des simples habitants de Moscou, tout le récit tourne cependant autour des grands hommes, empereurs, princes et princesses, généraux, et les gens du peuple y sont à peine mentionnés.

Ou alors, est-ce volontaire? Une sorte d'énorme démonstration par l'absurde, en creux? Dans ce cas, Tolstoï serait encore plus diabolique que je ne le pensais.

Le cas des jumeaux Waldemar - 4


Lire les parties 1, 2, 3

Je dois vous dire très honnêtement, que je crains d'avoir failli à ma tâche. Je crains d'avoir malgré moi influencé la décision qu'ils prirent, et d'avoir une part de responsabilité dans ses terribles conséquences.
Vous comprenez, même si j'osais à peine me l'avouer et que je luttais de toute mes forces contre cette tentation, au fond de moi, je rêvais d'étudier ce qui se passerait chez eux après une séparation, comment ils évolueraient psychologiquement. C'était une occasion unique. Mon cerveau regorgeait d'hypothèses originales et d'idées de tests à leur faire subir. J'imaginais déjà les lauriers académiques que je récolterais ; ma réputation dans ce domaine serait définitivement établie, je serais invité comme conférencier dans des congrès organisés par les plus grandes universités... et je n'aurais plus de soucis matériels. Oui, j'avoue que ces idées m'ont traversé l'esprit.

Je peux me bercer de l'illusion que je ne suis pour rien dans leur décision. Au fond, je n'ai eu qu'à me taire et à laisser le processus se développer de lui-même. Mais je savais ce qui se passerait. C'est exactement comme dans un couple marié. C'est toujours celui qui veut partir qui finit par imposer sa volonté. On ne peut pas retenir quelqu'un contre son gré, même dans le cas de jumeaux siamois.

Juste après l'échange violent auquel j'avais assisté, Otto entreprit une correspondance avec différents chirurgiens. Il faut dire que les difficultés présentées par ce genre d'opération sont nombreuses et nécessitent des techniques d'intervention encore peu maîtrisées.
Il fallut donc du temps avant de trouver un chirurgien qui accepterait de prendre le risque d'une opération.

Sur la demande des jumeaux, j'ai moi-même rencontré le docteur Bernstein, et je dois dire que l'individu me parut suspect dès le premier abord. Il pensait qu'en tant qu'analyste, j'avais une grande influence sur les deux frères (ce qui n'était pas faux), et me promettait à mots à peine voilés de m'associer à la gloire d'une opération réussie. Si par contre l'opération échouait, personne ne pourrait nous le reprocher étant donné son incroyable difficulté, et elle représenterait de toute façon une source inestimable d'enseignements. En somme, nous avions tout à y gagner. Peut-être même était il sincère. Il me donnait du "cher confrère" à tout va, et tenait à m'expliquer en détail ses plans pour l'opération. En fait, il comptait sur moi pour balayer de quelques arguments bien sentis les éventuelles hésitations qui pourraient gagner les jumeaux.
Il se faisait du souci pour rien, car Otto était fermement décidé à tenter la chance. Il semblait aussi enthousiaste -si pas plus, que le docteur Bernstein, et durant nos séances, il m'inondait littéralement de paroles, mélangeant considérations médicales et projets d'avenir.

Si Otto redoubla de dynamisme durant cette période, Hans, lui, sembla se retirer dans un mutisme résigné. Il ne disait presque rien, et se contentait soit de regarder dans le vide d'un air triste, soit jetait à son frère des regards éplorés, comme on le ferait pour une personne aimée qu'on doit quitter pour un long voyage, avec l'angoisse qu'on a toujours dans ces cas-là de ne plus se revoir. Mais il cherchait en vain à capter le regard de son frère ; c'était comme si Otto était déjà un peu parti.

***

D'un point de vue purement médical, je ne peux pas nier que le docteur Bernstein fit tout ce qui était humainement possible, mais des complications imprévues se présentèrent, et il fut contraint de prendre une terrible décision.

Malgré l'insistance de Bernstein, j'avais décidé, sagement, je crois, de ne pas assister à l'opération. De toute manière, je ne vois pas en quoi j'aurais pu être d'une quelconque utilité. Mais j'étais présent à l'hôpital ce jour-là de bon matin, et je vins les saluer lorsqu'ils entrèrent en salle d'anesthésie. J'eus encore une fois (la dernière, ne pus-je m'empêcher de penser) cette étrange sensation de serrer la main deux fois de suite à la même personne.

Incapable de quitter les lieux, je me mis à arpenter les couloirs du service.
Au début, Bernstein envoyait régulièrement son assistante me communiquer des informations sur les progrès de l'intervention, mais ces bulletins s'espacèrent peu à peu.
Les infirmières du service m'invitèrent à m'installer dans leur local pour boire du café, mais je compris bien vite que ma présence les dérangeait dans leur travail.
Je me mis à visiter l'établissement, que je ne connaissais pas vraiment. C'est étrange, mais malgré mes études de médecine, je ne suis jamais parvenu à me sentir complètement à l'aise dans un hôpital, alors que les autres médecins y sont comme chez eux, et même apprécient cette ambiance de fourmilière hyperactive qui leurs donne le sentiment d'être importants et utiles. Moi, je n'arrive pas à m'abstraire de l'aspect humain des choses pour ne considérer que la maladie ; un hôpital restera toujours pour moi un concentré de malheur et de souffrance humaine.

Je ne peux qu'observer ces gens errant comme moi dans les couloirs. Certains frôlent les murs, le regard éteint. D'autres avancent à petits pas prudents, semblant lutter contre la douleur. Ils lèvent brièvement et fréquemment les yeux du sol, pour repérer les personnes arrivant à leur rencontre dans le couloir, comme si changer légèrement de cap pour éviter un obstacle relevait d'une manœuvre compliquée et risquée. Il y en a encore qui marchent rapidement, presque en courant, les yeux rougis, comme s'ils cherchaient un endroit tranquille pour pleurer. Je me surprends à imaginer leurs histoires. Ils arrivent peut-être au terme de leur vie, ou assistent aux derniers moments d'un proche, ou attendent dans l'angoisse les résultats d'un examen ou d'une opération.
Tout cela a pour effet de me déprimer profondément.

Quand Bernstein est sorti enfin de la salle d'opération, après quatorze heures d'intervention, son visage fermé reflétait plus qu'un épuisement bien naturel. J'eus alors la certitude que les choses ne s'étaient pas passées pour le mieux.

A suivre ...