Sombrage - 3


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Grégoire s'est muni de vêtements chauds, il a fourré dans un sac un bon bouquin, une bouteille d'eau et une boîte de biscuits. Vers dix-sept heures, il est devant la porte de la maison d'Anabelle, les volets sont toujours fermés, la maison semble vide. Il s'assied sur le seuil et ouvre son bouquin. La rue est très calme, peu fréquentée, personne ne le remarque.
Vers vingt-trois heures, le bouquin est terminé, et les biscuits ne sont plus qu'un souvenir, quand la grosse voiture grise du père d'Anabelle s'arrête enfin devant la maison, la roue droite heurte violemment la bordure du trottoir, mais personne ne semble s'en inquiéter, les parents d'Anabelle en descendent comme des zombies, le mère la première. Elle est pâle et décoiffée, et passe sans le voir sur les pieds de Grégoire qui s'est levé. Elle marche droit vers l'entrée en traînant les pieds et s'arrête le front posé sur la porte en attendant que son mari arrive pour lui ouvrir. Le père, lui, marque un temps d'arrêt devant Grégoire.

- Qui êtes vous ? Vous êtes un ami d'Anabelle, non ? Il me semble vous reconnaître.

- Oui monsieur, je suis Grégoire, nous nous sommes déjà rencontrés.

- Qu'est-ce que vous fichez ici à cette heure? Qu'est-ce que vous voulez?

- Anabelle a manqué les cours et je suis venu lui apporter du travail ... et puis je... On s'inquiète, monsieur. Les amis d'Anabelle s'inquiètent pour elle. Est-ce qu'il lui est arrivé quelque chose ?

Le père semble hésiter à répondre, puis...

- Oui, dimanche... tout allait bien, puis elle s'est subitement écroulée sur le sol. Une rupture d'anévrisme ou quelque chose comme ça. Elle est dans le coma et ne réagit pas... je crois que vous pouvez garder vos notes de cours.

Et déjà, il va rejoindre sa femme, laissant Grégoire complètement désemparé. Pourtant, celui-ci a la présence d'esprit de demander :

- Elle est à quel hôpital, s'il vous plait ?

Le père a presque fermé la porte mais il laisse échapper le nom de l'hôpital, le CHU, puis il se ravise :

- Pas de visites ! Il ne faut pas la perturber, elle a besoin du plus grand calme.

Et la porte se referme, capturant le rayon de lumière qui s'échappait du couloir, et Grégoire se retrouve de nouveau seul dans l'obscurité. Tout s'effondre autour de lui. Ses pas le conduisent automatiquement vers l'arrêt et il attrape le dernier bus. Il n'y a que quelques personnes à bord. Des silhouettes sombres, chacune enfermée dans sa bulle, presque des fantômes. Grégoire n'a pas conscience du trajet, il rentre chez lui sans savoir comment. Ce n'est que lorsqu'il est couché dans son lit qu'il prend réellement conscience de ce qui est en train de se passer. Il se met à pleurer ; il pleure pendant très longtemps.

Au matin, il ne sait pas s'il a dormi, mais il sait une chose : il faut qu'il voie Anabelle. Il sèche les cours et se rend à l'hôpital. Il faut prendre deux bus pour y aller. A l'accueil, il donne le nom d'Anabelle, on lui demande s'il est de la famille, il répond qu'il est un ami. La préposée lui dit qu'en service de réanimation, les visites sont interdites, elle lui conseille de revenir dès que la personne sera transférée en chambre ordinaire.
Grégoire s'engage quand-même dans les couloirs de l'hôpital. Il suit les indications jusqu'au service de réanimation. Il est protégé par une porte fermée, avec un système d'ouverture par carte magnétique. Il y a un bouton de sonnette et un "parlophone". Cette fois, Grégoire dit qu'il est le frère d'Anabelle. Quelques instants plus tard, une infirmière vient lui ouvrir. Elle le guide dans le couloir jusqu'à une chambre. C'est une chambre normale sauf qu'elle est bourrée de machines et d'appareillages électroniques. Anabelle est étendue sur le lit. Elle est extrêmement pâle et complètement immobile, on ne peut même pas déceler de respiration, et pourtant, elle respire, elle vit. Plusieurs électrodes la relient à un appareil de monitoring, et une perfusion lui pique le bras gauche. A part ça, elle semble normale, profondément endormie, si ce n'est une crispation bizarre de sa main gauche.

Grégoire pousse une chaise près du lit, il s'installe, prend la main d'Anabelle dans les siennes, et reste comme ça, sans bouger, sans rien dire.
Des heures passent. Au début, l'infirmière vient régulièrement pour vérifier que tout va bien, mais chaque fois, aucun des deux n'a bougé d'un millimètre. L'infirmière ne dit rien non plus, mais à chaque visite, elle adresse un sourire complice à Grégoire, comme pour signifier "c'est bien, ce que vous faites".

Plus tard, l'infirmière revient de nouveau. Cette fois, elle entre dans la chambre et s'adresse à Grégoire :

- Vous allez pouvoir vous reposer un peu ; vos parents arrivent.

D'abord, Grégoire ne comprend pas. Comment ses parents pourraient-ils savoir où il est, et pourquoi viendraient-ils jusqu'ici ? Puis il se souvient : il s'est présenté comme le frère d'Anabelle ; ce sont bien sûr les parents d'Anabelle qui arrivent. Tout à coup, il devient aussi pâle qu'Anabelle. Que va-t'il se passer s'ils le trouvent dans la chambre ? Il va se faire jeter dehors, et il ne pourra plus revenir. A son air, l'infirmière a compris.

- Vous n'êtes pas vraiment le frère de la jeune fille, n'est-ce pas ?

Grégoire ne répond pas.

- Son amoureux ?

Toujours pas de réponse.

- Venez !

L'infirmière emmène Grégoire dans le couloir juste comme les parents franchissent la porte d'entrée du service. Apparemment, ils n'ont rien remarqué. L'infirmière et Grégoire entrent dans une chambre vide.

- Vous ne vouliez pas rencontrer ses parents ?

- Je crois plutôt que ce sont eux qui ne veulent pas me voir. Comment dire... le contact ne passe pas très bien entre nous. En fait, ils me connaissent à peine, ils ne savent pas qui je suis.

- Pourtant, c'est important qu'il y ait quelqu'un auprès d'elle, le plus souvent et le plus longtemps possible. Il faut la toucher, lui parler... Ecoutez, je prends le risque : quand je serai de service, vous pourrez venir aussi souvent que vous le souhaitez, et je m'arrangerai pour que les parents ne vous voient pas.

Et Grégoire y est allé souvent. Tous les jours au début. Anabelle ne semblait pas souffrir, et il imaginait qu'elle allait rapidement reprendre conscience. Mais ses mains et ses lèvres étaient si froides. Il lui venait des images, ou des mots sans qu'il puisse les contrôler ; ils s'imposaient à lui. "Sleeping Beauty", d'abord, et c'était prometteur, et c'était vrai qu'elle était toujours très belle... puis "Sleaping Dead", et il était désespéré car il sentait qu'il la perdait, que malgré tout l'amour et la tendresse qu'il essayait de lui communiquer, il ne recevait jamais la moindre réponse, jamais le moindre signe, et il lui semblait qu'elle glissait petit à petit vers la mort.
Dans ces moments-là, un désespérant sentiment de solitude, qu'il n'avait plus connu depuis des mois le submergeait de nouveau, car il était seul avec son secret. Il n'osait pas en parler à ses propres parents ; quant aux parents d'Anabelle, il ne fallait même pas y songer ; il n'était pour eux qu'un vague copain de leur fille, un indésirable.

Seule l'infirmière de réanimation lui avait témoigné un peu de sollicitude et d'encouragements, mais bientôt, elle lui avait annoncé qu'Anabelle allait changer de service pour aller dans une chambre normale. La faire quitter le service de réanimation, c'était un peu comme si on renonçait à réanimer Anabelle, comme s'il n'y avait plus qu'à attendre l'irrémédiable. L'infirmière avait tenté de lui redonner du courage, lui avait cité nombre de cas où une personne dans le coma avait donné signe de vie longtemps après qu'on eut abandonné tout espoir. Mais quand-même, ce fut une période très difficile pour Grégoire. A partir de ce moment, il s'est mis à vraiment réaliser que peut-être, ils ne marcheraient plus jamais ensemble dans la ville, ils ne riraient plus ensemble, ils ne s'embrasseraient plus.

Enfin, il s'était remis à fréquenter les cours, plus pour essayer d'occuper son esprit que par réel intérêt, mais il essayait quand-même de se rendre à l'hôpital aussi souvent que possible.
La nouvelle chambre ne se trouvait pas dans un service fermé, et bien qu'il choisisse ses heures de visite avec soin, un jour, ce qui devait arriver est arrivé : alors qu'il était assis dans sa position habituelle, une main tenant celle d'Anabelle, l'autre lui caressant rêveusement le front, la porte de la chambre s'est ouverte pour laisser place aux parents d'Anabelle.

La réaction du père a été terrible. Il n'a pas élevé la voix, probablement parce que sa bonne éducation lui interdisait de le faire dans un hôpital, mais il s'est mis à siffler entre les dents comme un serpent, en proférant des paroles horribles :

- Qu'est-ce que vous fichez dans la chambre de ma fille, espèce de petit voyeur pervers. Vous n'avez rien à faire ici. Je vous avais prévenu. Fichez-moi le camp immédiatement, et que je ne vous surprenne plus à rôder comme un vautour lubrique, ou j'appelle la police. Ou peut-être que je vous règlerai plutôt votre compte moi-même, ça ira plus vite.

Grégoire a déjà compris depuis longtemps que toute communication était impossible avec les parents d'Anabelle. Cette scène ne lui a pas vraiment fait peur, mais il n'a pas envie qu'elle se répète. Il redouble de prudence, espace un peu plus ses visites.

Un matin, en arrivant à l'hôpital, à peu près six mois après l'accident d'Anabelle, Grégoire trouve la porte de la chambre bloquée en position ouverte. A l'intérieur, le lit a disparu. Deux employées en vêtements de travail s'affairent à nettoyer, désinfecter et ranger la chambre. On la prépare pour le prochain occupant.

A suivre...