Sombrage - 4


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De nombreuses années ont passé depuis la mort d'Anabelle.
La fin brutale et inexpliquée d'un amour parfait, c'est une chose est extrêmement difficile à surmonter, peut-être même impossible. En plus, Grégoire n'a pas pu, ni voulu assister à l'enterrement. A l'époque, il ne s'est senti capable d'en parler à personne, et il est donc resté seul avec son chagrin. Il a pris l'habitude de s'enfermer dans le silence, et il est devenu plus taciturne et solitaire que jamais. Rendez-vous compte que je suis la première personne à qui il confie ces évènements !

Evidemment, il n'est pas question pour Grégoire d'oublier Anabelle ; elle reste bien présente et bien réelle, plus réelle même que les personnes avec qui il vit. Il ne se passe pas un jour sans qu'il ne pense à elle. Lorsqu'un choix s'offre à lui, ou lorsqu'un évènement inhabituel se produit, il se demande ce qu'aurait fait Anabelle, ce qu'elle aurait pensé. Il choisit les livres qu'il lit ou les films qu'il va voir en fonction de ce qu'Anabelle aimait. Il essaie de se rappeler tous les livres qu'elle a mentionnés et les lit, espérant ainsi mieux la connaître et se rapprocher d'elle. Même chose avec le choix des disques qu'il écoute. Le soir, il s'endort en pensant à elle, et parfois, lorsqu'il se réveille la nuit, dans l'obscurité, il a l'impression qu'en étendant un peu le bras, il pourrait la toucher.

Bien sûr, ses relations avec les autres filles sont catastrophiques. Il tente bien quelques aventures, mais au début, il a l'impression de tromper Anabelle. Et même lorsqu'il a plus ou moins surmonté ce sentiment, il garde d'elle une image tellement idéalisée que les autres ne peuvent soutenir la comparaison.
Le temps passant, il a quand-même fini par rencontrer une femme, Sylvie, assez accommodante pour accepter ses petites bizarreries. Ils se sont mariés et ont eu un fils prénommé Arthur. Dans l'ensemble, la famille ne fonctionne pas trop mal. Si ce n'est que dans un coin de l'esprit de Grégoire, un coin qu'il est le seul à connaître, Anabelle est toujours bien vivante. Parfois, il s'enferme dans cette partie de son esprit, et il est alors comme absent aux autres, il semble distant, ailleurs ; il lui arrive de regarder sa femme et son fils et d'avoir l'impression qu'ils sont des étrangers. Il n'est jamais complètement à l'aise avec eux, ni avec personne d'ailleurs. Il se rend compte avec horreur que son fils a peur de lui, pourtant, il l'aime, ce petit, et il essaie d'être gentil ; mais c'est bien çà le problème : il essaie, ce n'est pas naturel. Il ne peut s'empêcher d'être froid, autoritaire. Il voudrait que leur relation soit différente, mais il ne peut rien y faire. C'est comme si le garçon n'était pas vraiment son fils.

Sylvie est une femme compréhensive. Elle a aussi vécu son lot de difficultés, et a aussi ses petites manies. La grande différence entre eux est que Sylvie a tendance à se réfugier dans l'action, alors que Grégoire est un rêveur. C'est sa grande volonté et son énergie qui ont tiré plusieurs fois Sylvie de passes difficiles, alors, elle a du mal à comprendre l'attitude de Grégoire. Cette mélancolie, dont elle ne connaît pas la source réelle la rend nerveuse parce qu'elle lui fait peur. Elle sait que si elle-même sombrait dans ce genre de comportement, cela pourrait être irrémédiable. Grégoire, lui, n'a pas d'autre solution, c'est un besoin, mais probablement un besoin malsain, comme une drogue. Sylvie le sent bien, et c'est une source de dispute entre eux ; elle ne supporte plus ces "absences".

Quand les choses ne marchent pas comme il le voudrait, Grégoire n'a qu'un seul refuge, dans ce coin secret de son esprit, avec Anabelle. Et bien loin de l'oublier, il s'y rend au contraire de plus en plus souvent. Par exemple, le petit parc au Séquoïa est pour lui un asile imaginaire. Il se repasse en esprit la fameuse journée où Anabelle n'est pas venue au rendez-vous, mais dans son imagination, les choses se passent différemment. Au moment de quitter le parc, il perçoit du coin de l'oeil une forme bouger entre deux arbres. Il se retourne, et c'est Anabelle qui arrive en courant vers lui. Elle se jette dans ses bras en disant "j'ai cru que je n'arriverais jamais", et ils s'embrassent, plus fort et plus longtemps que jamais. Il lui dit "ne crains rien, tout va bien se passer maintenant ; nous ne nous quitterons plus jamais".

Et puis, ces petites séquences de souvenirs infiniment répétées et rejouées, ces moments volés au passé ne lui suffisent plus. Il se met à imaginer une autre vie avec Anabelle.


Ils habitent à proximité d'un petit village du nom de Sombrage. Grégoire est capable de le situer plus ou moins précisément sur une carte, mais en réalité, il n'existe aucun village de ce nom dans la région, il n'en existe nulle part, d'ailleurs. La description qu'il en fait est assez précise et correspond à un petit village ardennais typique, isolé dans les champs et les bois. Il donne des détails qui évoquent d'autres endroits connus, mais la description d'ensemble ne correspond à rien de réel.
Ils habitent un petit chalet en bois, caché dans les arbres. Leurs journées sont assez oisives : ils font l'amour, se baladent en forêt, font quelques courses au village voisin, rassemblent du bois pour le feu, lisent et discutent.

Durant ces discussions imaginaires, Grégoire se rend bien compte qu'il fait les questions et les réponses... du moins au début ! Car comme Anabelle se recrée une forme dans l'imagination de Grégoire, elle commence aussi à prendre son indépendance. Il arrive qu'elle fasse des réponses qui surprennent Grégoire, ou qu'elle lui rappelle des choses qu'il avait oubliées, ou même qu'elle lui apprenne des choses qu'il ignorait.
Petit à petit, le fil échappe à Grégoire, il commence à perdre le contrôle. Parfois, il a l'impression que c'est Anabelle elle-même qui initie la rêverie, qu'elle vient le chercher. Elle lui dit comme pour s'excuser "je m'ennuyais de toi, je me sens si seule, sans toi".

Un jour, Grégoire est en train de travailler à son bureau, il est concentré sur un problème difficile, quand Anabelle se manifeste à lui de manière plus réelle que jamais :

- Greg !

- Oui ma chérie ?

- Je voudrais... j'ai quelque chose à te demander...

- Bien sûr, tout ce que tu voudras, ma jolie !

- C'est sérieux, Greg, c'est une chose terrible que je vais te demander. J'y pense depuis longtemps, je sais que c'est possible, mais je n'ai jamais osé t'en parler, ce serait pour toi un grand sacrifice, mais je ne peux pas continuer comme ça plus longtemps, il faut que je t'en parle...

- Dis-moi.

- Greg, je voudrais que tu me rejoignes !

- Mais ma chérie, je te rejoins déjà en pensée aussi souvent que nous le désirons.

- Non. Tu ne comprends pas... Je voudrais que tu me rejoignes... vraiment... et pour toujours.

- Te rejoindre "vraiment" ? Mais comment serait-ce possible ?

- Je sais que c'est une grave décision, mon chéri. Prends tout le temps nécessaire, réfléchis bien, mais réponds-moi, je t'en prie !

Anabelle lui a réitéré plusieurs fois la même demande, chaque fois en lui affirmant que c'était possible, mais qu'il devait bien réfléchir. Grégoire ne comprenait toujours pas ce qu'elle attendait de lui.

C'est à ce moment qu'il s'est décidé à venir me consulter.

A suivre...