Le cas des jumeaux Waldemar - 3

Lire les parties 1 et 2

- Foyez-fous, môzieur Savôt, l'ezenze même t'une analyse se droufe au goeur te la relaziôn intifituelle endre bazient et dhérabeude...
(à partir de ce point, je traduis pour vous le langage du docteur Strauss... non non, ne me remerciez pas)...
Il faut que le patient se sente en confiance, à l'abri de tout jugement et de toute projection de la part du thérapeute. Une écoute bienveillante avec la juste dose de compassion et de recul est absolument nécessaire. C'est bien plus important que toutes les techniques d'interprétation que vous pouvez employer. En effet, en dernier ressort, c'est l'analysé qui fait le travail. Le tout est pour lui de franchir la barrière de l'inconscient, et d'accéder à des choses tellement honteuses, tellement destructives de son image, qu'il s'est lui-même construit des défenses pour éviter de s'y confronter.
Or dans ce cas précis, comment arriver à établir ce type de relation individuelle alors qu'il était impossible de s'abstraire du tiers possédant la plus grande charge émotionnelle ?

Telle était déjà la question que j'avais à l'esprit quand je pénétrai pour la première fois dans la cave de la maison Waldemar.
Cette cave était un endroit terrible, encombrée d'un capharnaüm de boîtes, de livres, de vêtements, de journaux et de revues entassés pèle-mêle par terre ou sur des chaises. Une petite table était elle aussi recouverte de vaisselle sale et de restes de nourriture. Bien que le mois d'Octobre soit déjà bien avancé, il régnait dans la pièce une ambiance étouffante, humide et confinée, et une odeur âcre vous prenait à la gorge.
La cave était presque complètement plongée dans l'obscurité, si ce n'est une faible lampe qui était dirigée vers l'entrée, et qui m'aveuglait un peu. Le silence était presque total, et je me souviens qu'avant d'apercevoir les jumeaux, je perçus d'abord leur respiration. Une respiration double, mais si bien synchronisée qu'il m'est venu à l'esprit l'image de deux poumons fonctionnant en alternance, dans un circuit fermé, l'un inspirant l'air de plus en plus vicié que l'autre rejetait. Le bruit de cette respiration sifflante, je peux encore l'entendre aujourd'hui.
C'est en me guidant sur lui que j'aperçus le lit. Un lit conçu pour une seule personne, mais les jumeaux y tenaient tellement peu de place que ce tableau donnait à toute la pièce des perspectives faussées, et qu'il était difficile d'y discerner la dimension réelle des objets.
Une couverture recouvrait les deux frères jusqu'au menton, malgré la chaleur, sans doute par pudeur ; une pudeur qu'ils abandonnèrent bien vite dans nos séances suivantes, mais chaque fois, ils me reçurent couchés sur ce lit.
Une chaise avait été libérée et préparée pour moi à côté du lit. Je me présentai brièvement et m'installai.

Je dois avouer que si j'avais déjà l'expérience de plusieurs couples de jumeaux, il ne m'avait jamais été donné de rencontrer des siamois. C'est ce qui m'avait fait accepter immédiatement leur invitation. J'étais l'auteur d'un article sur la communication non verbale chez les jumeaux. Je m'intéressais au phénomène bien connu de soi-disant communication à distance ; vous savez, quand des jumeaux, même très éloignés l'un de l'autre, et depuis longtemps, ont la même idée au même moment, ou font le même geste, voire même -ça s'est vu, attrapent la même maladie. Je cherchais à savoir si ces coïncidences étaient dues à une unicité de structure neurologique, ou si l'identité forte créée par le fait de se définir en tant que jumeau avait causé l'acquisition de modes de comportement similaires.
Mais surtout, ce qui m'intriguait particulièrement, en tant qu'analyste, c'était la tendance de chaque jumeau, parfois exprimée, parfois inconsciente, à se définir comme un individu incomplet, et de former avec l'autre une sorte d'entité d'ordre supérieur ou chacun trouvait sa propre complétude.

Effectivement, comme je l'avais prévu, et malgré tous mes efforts, il me fut impossible d'établir une relation proprement thérapeutique avec Hans et Otto. Il fallait évidemment qu'ils se ménagent, car après la séance, ils se retrouvaient forcément ensemble à porter le poids des paroles échangées. Aussi, pendant de nombreuses séances, nous ne réussîmes qu'à aborder les problèmes et difficultés superficielles que j'ai déjà évoqués.
Aussi, dus-je me résoudre à changer d'approche. Je devins beaucoup plus directif. Je posais des questions dérangeantes, je les poussais dans leurs derniers retranchements, espérant susciter une tension telle que les barrières inconscientes sauteraient.
Mais leurs défenses psychiques étaient extrêmement solides, et je dois vous avouer que je faillis renoncer.

C'est une discussion à propos de Dieu qui déclencha tout. Je ne saurais dire comment elle était arrivée sur le tapis, mais dans ce domaine aussi, les opinions de jumeaux différaient.
La question était de savoir s'il serait jamais possible d'apporter une preuve de l'existence de Dieu, ou de son inexistence.

- Suppose que j'affirme être en mesure de faire une chose extraordinaire, Hans, une chose totalement incroyable... tiens, suppose que je te dise que je suis capable de me détacher de toi, d'aller faire un tour dehors, puis de revenir et de me rattacher, forcément, tu ne me croirais pas, et ce serait normal, n'est-ce pas ?

- ...

- Bon, maintenant, imagine une seconde que je sois réellement capable de faire cette chose. Eh bien, si je voulais t'en convaincre, il me suffirait de la faire, de me détacher, et tu ne pourrais plus douter, d'accord ?

- Et alors ?

- Et alors, Dieu, il est supposé être surpuissant, non ? Assez pour ressusciter des morts, assez pour créer des mondes. Donc s'il voulait prouver son existence aux hommes, il trouverait le moyen ; le moyen qui convaincrait chacun ! Je te dis que si Dieu avait voulu prouver son existence, il l'aurait fait. Or il ne l'a pas fait. Il y a deux explications possibles : soit Dieu n'existe pas, soit il ne veut pas qu'on puisse prouver son existence. Et s'il ne le veut pas, ne t'en fais pas, je peux t'assurer que nous ne trouverons jamais de preuve.

- Qu'est-ce qui te prend, Otto, pourquoi as-tu choisi cet exemple ?

- Quoi ?

- Tu veux te détacher de moi, c'est ça, hein ? C'est clair. Je l'ai toujours soupçonné ! Je suis une charge pour toi, avoue-le. Tu rêves de devenir un grand médecin, et je suis un obstacle ! Si tu le pouvais, tu me ferais enlever comme une vulgaire verrue. Tu te fiches pas mal de moi, en fait, tu n'es qu'un sale égoïste.

- Egoïste ! Moi ! Ça c'est la meilleure ! J'ai toujours été sympa avec toi, j'ai toujours supporté tes jérémiades, je t'ai laisser exprimer tes stupides idées gauchistes, je me suis enterré dans cette cave avec toi parce que tu avais peur de tout. Et toi, qu'est-ce que tu as jamais fait pour moi ? As-tu essayé de m'aider dans les études que je voulais faire, t'es-tu jamais soucié de ce dont je pouvais avoir envie dans l'existence ? Si tu veux vraiment le savoir : oui j'en ai marre de te traîner, oui, je donnerais n'importe quoi pour être séparé de toi. Je risquerais ma vie dans une opération, mais là, ça dépasse les bornes, cette existence, je n'en peux plus !

- Non, Otto ! Je t'en prie, il ne faut pas ! Ne sens-tu pas que nous formons un tout ? Que si nous étions séparés, nous ne pourrions pas survivre bien longtemps ?

- Je suis désolé, Hans, mais en ce qui me concerne, je crois que je ne pourrai jamais devenir un être humain complet, un véritable individu tant que nous serons liés. Nous ne pourrons jamais nous réaliser en continuant à vivre de cette manière.

Voilà. Tout était dit. Hans ne se sentait pas capable de vivre loin de Otto, et Otto ne se sentait plus capable de vivre près de Hans. C'était cette situation paradoxale qu'il nous fallait résoudre.
A partir de ce jour, toutes nos séances furent centrées sur ce seul sujet.

A suivre...

Le cas des jumeaux Waldemar - 2


Lire la première partie

Ceux qui voudront bien prendre la peine de se renseigner comme je l'ai fait par la suite, trouveront dans la littérature spécialisée quelques articles médicaux édifiants sur la triste histoire de Hans et Otto Waldemar.
Ils sont nés en 1946 dans la périphérie de Berlin, ou ce qu'il en restait. Ils étaient ce qu'on appelle vulgairement des jumeaux siamois. La pathologie précise dont ils souffraient, qui n'a été exactement diagnostiquée que bien plus tard, porte le nom barbare de xipho-omphaloischiopagus tripus, c'est à dire qu'ils étaient réunis par la taille, et partageaient plusieurs organes communs (foie, petit et gros intestins, vessie, anus, rectum et bassin).

On peut dire de beaucoup d'enfants qui sont nés à cette époque dans l'Allemagne dévastée qu'ils ont eu une enfance difficile, mais celle de Hans et Otto le fut particulièrement. A un accouchement extrêmement long et pénible succéda l'horreur de découvrir le monstre engendré. Puis ce furent des disputes très violentes entre les parents. Le père voulait selon ses propres termes "se débarrasser du monstre de manière discrète", ce qui serait certainement passé inaperçu dans le contexte de l'époque, ou chacun ne songeait qu'à sauver sa peau, et se montrait particulièrement peu curieux d'éventuels "dérapages" présents ou passés.
Comme on pouvait s'y attendre, le père finit par déserter le foyer familial et ne donna plus jamais signe de vie. La mère ne put se résoudre à se séparer des petits, et fit tout ce qu'elle pouvait pour les protéger et les élever tant bien que mal.
Comme les idées d'eugénisme étaient encore présentes dans bien des esprits (on n'efface pas aussi facilement des années d'endoctrinement), elle décida donc de cacher sa progéniture aux yeux de tous.

C'est ainsi que Hans et Otto passèrent leur enfance puis leur adolescence dans une cave inconfortable, sans jamais sortir ni voir la lumière du soleil. Le soir, leur mère les prenait avec elle dans le salon ou dans sa chambre, leur racontait des histoires, ou bien ils écoutaient la radio tous ensemble. Plus tard, ils apprirent à lire, et dévorèrent journaux, romans et ouvrages didactiques. Ce furent pendant longtemps leurs seuls contacts avec le monde extérieur.

D'une certaine manière, durant ces longues heures de solitude, ils trouvaient du réconfort l'un chez l'autre. Ils remplissaient leurs journées en se lançant dans d'interminables discussions sur leurs lectures, ou en essayant de se représenter ce que pouvait être réellement le monde extérieur.

Mais pouvez-vous imaginer ce que représente le fait de passer chaque minute de sa vie en compagnie d'un autre individu ? De ne pas avoir le moindre instant d'intimité ? De n'avoir aucun espace vital ? D'une part, ils souffraient de cette promiscuité, mais d'autre part, ne pouvaient imaginer vivre en tant qu'individus indépendants.

Inévitablement, cette relation complexe devait se cristalliser, et les jumeaux se mirent à diverger sur un nombre croissant de sujets.
Par exemple, ils s'étaient mis à rêver de faire des études, mais ne s'accordaient pas sur la branche à choisir.

- La médecine !

- Non, la philo. Ou alors, les maths; oui, c'est ça, les maths !

- Mais ces disciplines ne servent à rien de concret. On ne reconstruira pas une Allemagne forte avec de la philo et des maths.

- Non mais franchement, Otto, tu nous vois exercer en tant que médecins ? Oui, d'accord, pour les opérations délicates, ce serait pratique d'avoir quatre bras, mais qui accepterait de confier son corps à deux monstres ? Et puis tu sais que je ne supporte pas la vue du sang.

- Ecoute, suis-moi dans les études de médecine. Tu verras, il y a plein de maths, ça te plaira.

- C'est faux. Il n'y a rien comme maths en médecine, et presque pas de philo.

- Mais si, je t'assure, dans les deux premières années, il y a plein de cours de maths, tu pourrais t'en occuper, et moi, je me chargerais de la biologie, de l'anatomie, ...

- J'ai lu le programme, il n'y a qu'un minuscule cours de statistique, à peine de quoi tester l'efficacité d'un médicament sur un échantillon de malades. Et puis, est-ce qu'ils accepteraient seulement de nous inscrire ? Est-ce qu'on pourrait passer les examens à deux ? Et qui recevrait le diplôme et le droit d'exercer ? Nous deux ou seulement toi ?

A cela, Otto ne savait que répondre, mais on sentait que la question le perturbait.
Il y avait un autre sujet qui donnait lieu à des discussions encore plus virulentes. Le jumeau de gauche, Otto, était politiquement plutôt de droite, tandis que le jumeau de droite, Hans, était incontestablement de gauche.

- Otto ! Comment peux-tu croire qu'un parti de droite laisserait une chance à des gens comme nous ! Ils n'ont qu'une loi, c'est celle de la jungle. Les plus forts mangent les plus faibles. Non, il faut donner à tous une chance dans la vie. Il faut protéger les plus faibles qui n'ont pas été favorisés par le hasard au départ. Je ne peux pas croire que ce qui nous arrive était prédestiné. C'est le devoir de l'homme de pallier aux injustices du hasard.

- Balivernes ! Si on favorisait les gens vraiment doués, et si on leur donnait les moyens de leurs ambitions, la médecine par exemple serait bien plus avancée qu'elle ne l'est, et elle pourrait nous aider. Nous pourrions devenir comme tout le monde. Mais non, on préfère dépenser argent et efforts à chouchouter les faibles et les paresseux. Ça ne donne qu'une envie aux gens, c'est de se complaire dans leur misère. Crois-moi, ce n'est pas comme ça qu'on rendra l'humanité meilleure.

- Otto, nous ne serons jamais comme tout le monde, peu importe les opérations qu'on pourrait nous faire subir. Il faut accepter d'être ce qu'on est. Mais pour ça, il faut que les autres aussi soient prêts à accepter notre différence. Il ne s'agit pas de la glorifier, juste de ne pas nous en rendre responsables et nous la faire porter comme un fardeau. C'est déjà assez difficile d'être ce qu'on est, si en plus on doit nous le reprocher et nous haïr pour ça, comme si c'était de notre faute...

- Hans, tu crois que les partis de gauche sont plus disposés à accepter les différences ? On n'est plus à l'époque du national-socialisme. Est-ce que tu oses sortir dans la rue pour autant ? Non, les gauchistes n'ont qu'une envie : c'est accaparer le pouvoir et les richesses que les autres ont créés par leur travail, et dominer ceux qui les dominaient avant. Ce sont des bandits qui veulent prendre par la ruse ce qui ne leur revient pas de droit, et je peux te dire que quand c'est fait, ils sont bien plus cruels et jaloux de leurs prérogatives que leurs prédécesseurs.

Un jour, même, ils en vinrent aux mains. Leur pauvre mère, qui insistait toujours sur la discrétion, fut alertée par des cris horribles venant de la cave. En entrant dans la pièce, elle fut atterrée par le spectacle qu'elle découvrit. C'était comme un noeud de serpents, tant bras et jambes étaient imbriqués, ils essayaient l'un l'autre de se mordre au visage en proférant de terribles grognements hargneux, et roulaient sur le sol, d'un coin à l'autre de la pièce.
Curieusement et très ironiquement, le premier réflex de la mère fut celui de toute maman surprenant ses enfants en pleine bagarre : elle essaya de les séparer ! Puis, se rendant compte de l'absurdité de son geste, elle ne put qu'assister en pleurant à l'horrible scène, jusqu'à ce que les deux garçons s'effondrent d'épuisement, le visage en sang, et les ongles brisés par la lutte.

Ceci, heureusement, était exceptionnel. Si les disputes étaient relativement nombreuses, elles l'étaient moins que les périodes de fraternité complice ; et si dispute il y avait, elle était le plus souvent tempérée par un sens de l'humour assez particulier que les frères avaient développé comme une manière de diluer leurs différents. Aussi, en général, le soir, ils s'endormaient dans les bras l'un de l'autre sans autre forme de tension. En général.

- Mais, qu'est-ce que c'est que ce truc ?

- Euh... hem....

- Mais ! Mais tu bandes, espèce de pédé !

- Oh, ça va ! T'imagines peut-être que c'est en pensant à toi, espèce de présomptueux.

- Oh, ça c'est dégoûtant, tu sais que j'ai horreur de ça.

- Dis-donc, c'est la nature, hein, je ne contrôle pas mes hormones, moi !

- Mais je ne parle pas de tes hormones, là.

- Quoi, alors ?

- Fais pas semblant de ne rien sentir ! T'as pété au lit, mon cochon. Je ne supporte pas ça !

- Et pourquoi ce serait moi, d'abord ? Tu sais qu'on partage cette fonction.

- Je sais que c'est toi, tu l'as fait exprès. Tu fais tout pour m'embêter.

- Non, j'y peux rien, tu le sais bien. On ne contrôle pas tout ce qui se passe dans cette zone. C'est pas à un type qui a pissé au lit jusqu'à douze ans que je vais l'apprendre. Quand je pense au nombre d'heures inconfortables que j'ai passées dans un lit mouillé sans rien dire pendant que monsieur dormait, et c'est comme ça que je suis remercié. Tu fais un scandale pour un malheureux pet !

- C'est vache de remettre ça sur le tapis. Ça mérite une vengeance. Une vengeance terrible...

- Non, pas ça !

Otto possédait en fait un terrible avantage sur Hans : celui-ci était chatouilleux, alors que Otto ne l'était pas du tout. Mais ce genre de dispute-là se terminait en général dans de grands éclats de rire.

Il y avait toutefois un sujet encore plus sensible que tous les autres, et celui-là, par une sorte d'accord tacite, ils évitaient autant que possible de l'aborder.
Pourtant, il était toujours présent en filigrane, dans toutes leurs discussions, et même dans leurs silences, et ils savaient qu'un jour, ils devraient l'aborder de front. Cependant, ils ne savaient pas encore comment.

L'occasion se présenta au hasard d'un article paru dans une revue de vulgarisation scientifique. Cet article était de la plume du docteur Strauss, un psychanalyste qui semblait avoir quelque réputation sur les questions de gémellité. Ils décidèrent de lui écrire, et ils furent agréablement surpris par la réponse de Strauss, qui proposait de venir les rencontrer chez eux.

C'est ainsi que débuta la psychanalyse la plus étrange que le docteur Strauss ait jamais menée.

A suivre...

Le cas des jumeaux Waldemar - 1


Faut pas vous faire d'illusions, les amis.
J'ai beau inventer des histoires, ne croyez pas que ma présence à une table soit la garantie d'une soirée passionnante et surprenante. Je suis plutôt un piètre convive.

Tenez, encore dernièrement, devant l'insistance d'un ami qui croyait me faire plaisir, je me suis vu contraint de raconter "le Mafu" entre le dessert et le café, mais l'histoire est tombée complètement à plat. J'avais oublié d'introduire le comte au milieu du récit, et quand j'ai bien du le faire apparaître à la fin, au cimetière, personne n'a compris la chute. J'ai eu droit à quelques "hmmm, pas mal !" appréciateurs venant des gens les plus gentils, mais les convives se sont empressés de replonger dans leurs conversations, et moi dans mon silence.

Je n'ai en général rien de passionnant à raconter, et les histoires des autres m'ennuient assez rapidement. Le système de chauffage de leur piscine, les performances scolaires de leurs enfants, leurs dernières vacances en Egypte, leur opinion sur la crise financière des sub-primes, tout ça, je fais semblant de l'écouter assez poliment, tout en pensant à autre chose.

Ma hantise, quand je suis par exemple invité à un mariage, est de passer quatre heures à dîner en face d'une emmerdeuse à qui je n'ai rien à dire, mais à qui je suis quand-même supposé faire un brin de causette sous peine de passer pour un parfait goujat.
Heureusement, il arrive souvent que la personne en question soit bavarde de nature et aime s'écouter parler, auquel cas, je n'ai qu'un effort minime à faire : une ou deux questions par demi-heure, histoire de relancer le moulin à paroles. Hélas, je n'ai pas toujours cette chance.

Cette fois, j'étais installé en bout de table. Ma voisine de droite me tournait à moitié le dos, toute absorbée qu'elle était dans une discussion avec une jeune modiste assise deux places plus loin. Aurais-je même voulu prendre part à cette conversation que j'en aurais été totalement incapable, moi qui achète toujours la même marque de vêtements parce que je connais les tailles qui me vont et que ça m'évite le supplice des cabines d'essayage.

Restait l'homme assis en face de moi. Il devait avoir la soixantaine, il avait le teint blême, presque jaune, avait le crâne dégarni, mais arborait un collier de barbe noire assez fourni. Il mangeait très lentement, poussant la tête et les lèvres en avant (ce qui ne l'avait pas empêché de faire plusieurs taches sur sa chemise blanche), pour finalement absorber la nourriture en un clin d'oeil, avec un petit mouvement de la langue qui dépassait légèrement de sa bouche. Il me faisait irrésistiblement penser à un caméléon gobant des mouches. Entre chaque bouchée, il déposait ses couverts sur le bord de son assiette et s'essuyait soigneusement la barbe avec sa serviette. Ensuite, il mastiquait longuement en me regardant fixement de ses petits yeux gris, en plissant les paupières, comme s'il étudiait un spécimen intéressant. Ce comportement avait le don de me mettre extrêmement mal à l'aise. J'avais l'impression que d'un instant à l'autre, il allait bondir par dessus la table, la tête la première, en essayant de me gober comme une grosse mouche.

Moi qui suis d'habitude particulièrement taiseux, comme je vous le disais, j'ai compris que mon silence pouvait aussi mettre les gens mal à l'aise, et que j'avais du en faire souffrir plus d'un de cette manière ; mais pas autant que ce type, toutefois, qui avait l'air de se soucier comme d'un pet de mouche de ce que je pouvais ressentir. Je me demandais si le fait de nous avoir placés face à face à table n'était pas une vengeance particulièrement vicieuse de la part des mariés. Je me disais qu'il allait bien falloir que je lui adresse la parole, et que j'allais forcément devoir commencer par une banalité ; mais que plus j'attendrais, plus cette banalité paraîtrait idiote ; donc, il fallait que je me lance maintenant, ou bien je devrais m'éclipser du dîner en douce, et alors, certainement que les mariés m'en voudraient très fort, et je les aimais bien quand-même, je n'avais pas envie qu'on se dispute à cause d'un gros caméléon peu ragoûtant.

- Hem, vous êtes un ami du marié ?

Ça, c'est la banalité de base dans un mariage, et elle est bien pratique, parce que tout le monde l'utilise par convention. D'ailleurs, c'est dommage qu'on ne puisse pas l'utiliser ailleurs comme dans un bar, un club de sport ou un conseil d'administration.

- Non.

- Ah.... un ami de la mariée alors ?

- Non.

- ... Alors, je suppose, un ami des parents de la mariée ou du marié ? Vous connaissez bien quelqu'un dans l'assemblée, au moins ?

Là, s'il me répond "non", c'est moi qui lui saute à la gorge. Ou bien j'appelle la police. En tout cas, je fais quelque chose.

- En fait, je suis le psychanalyste de Kathy (Kathy, c'est la mariée). Strauss. Docteur Strauss.

Un psy ! Maintenant, je comprends mieux certaines choses. Et en plus, il se paye un accent allemand à couper à la tronçonneuse. "Hen vêt, chè zuis lè bzyganalysde te Gadhy. Schztrôss. Doktor Schztrôss". Il doit se prendre pour la réincarnation de Freud. Ne pas rigoler. En même temps, j'ai poussé (intérieurement) un soupir de soulagement. Je savais que je n'aurais aucune difficulté à le lancer dans un monologue sur sa profession.

- Enchanté ! Zaphod. Juste Zaphod. Kathy a invité son psy à son mariage ? C'est inhabituel, ça !

- Foyez-fous, môzieur Chusde Savôt, che ne zuis pas eksaktement infidé. On bourrait tire que che zuis en téblazement broveziônel.

- Ah, vous écrivez un bouquin sur la psychologie des fêtes de mariage ? Excellent sujet ! Il n'est pas rare que l'émotion suscitée par de tels évènements fasse ressurgir de vieilles rancoeurs enfouies dans l'inconscient familial.

- Gadhy est une berzône drès zenzible. Che zuis là bour m'azurer qu'elle ne vasse bas te grise de dékompenzatiôn tue à l'émôzion te la zérémônie. Fous le zavez beut-êdre, la ternière vois qu'elle a foulu ze marier, elle z'est mise nue lors du rebas, est mondée zur une dable et a dendé te ze boignarter tevant dous les zinvidés. Heureusëment, tans za gonvuzion, elle afait emboigné la guiller à tèzert au lieu du goudeau à zdeag.

- Forcément, les couteaux aztèques ne se trouvent pas dans le premier estaminet venu.

- Il ne vaut bas blaizander afek un goudeau, môzieur Savôt.

- C'est très juste. Reprenez un peu de vin, ça va passer.

(Je ne supporte pas non plus d'avoir un goût d'eau dans la bouche).

Bien sûr j'avais compris qu'il se payait ma tronche autant que moi la sienne. Si Kathy était vraiment sa patiente, il n'allait pas me révéler la vraie nature de ses problèmes. C'était contraire à toute déontologie. A moins qu'il ne soit pas plus psy que je n'étais évêque. Mais ça, je pensais pouvoir le déterminer assez facilement. Et puis, je pensais que le moment était venu de le lancer sur un sujet pendant que j'achèverais de dîner tranquillement.

- Dites-moi, Docteur Strauss, dans votre profession, on doit être témoin des choses les plus surprenantes.

- Za, fous bouffez le tire ! Ch'ai fu des gas pien blus édranches gue zelui de Gathy. Ach ! Che me zoufiens ...

Et alors que j'étais passé en mode automatique, programmant mes oreilles pour ne capter qu'un mot sur vingt, et mes lèvres pour prononcer le mot "vraiment ?" toutes les cent-vingt secondes, je me suis mis malgré moi à prêter peu à peu attention à ce qu'il racontait, tant le cas des jumeaux Waldemar était singulier.

A suivre ...

Murakami

J'ai eu de la chance: je suis tombé malade. Une bonne vieille crève des familles qui racle bien jusqu'au fond de la gorge.
Juste au moment où je recevais le dernier roman de Murakami.

Il faut dire que j'ai une théorie que les meilleures conditions pour lire du Murakami sont à trouver au fond d'un lit avec une légère fièvre (je recommande un petit 38C°).

On vante assez la poésie, l'onirisme mystérieux et la douce nostalgie de cet auteur, et d'après moi, l'état fiévreux, en brouillant la frontière entre rêve, réalité, et littérature est particulièrement propice à pénétrer ce territoire.

Mais surtout, j'apprécie les frissons sous la couette.
S'il fallait toujours expliquer la raison de toute chose, il faudrait encore une fois faire un retour à l'enfance.

Dans la maison de mes parents, il n'y avait pas de chauffage dans les chambres (je confirme pourtant que je suis né au XXe siècle, et non au XIXe). La mienne était sous les combles, et certains matins d'hiver, il m'arrivait de me réveiller avec du givre sur la face intérieure des vitres, et un nuage blanc qui sortait de ma bouche (j'habitais au nord de votre Nord).
Il fallait parfois du courage pour sortir du lit le matin, mais plus encore pour y entrer le soir. le matelas était tellement froid que j'avais l'impression de me coucher sur la banquise, et presque peur de déranger la sièste d'un pingouin.

Je me suis d'ailleurs mis à imaginer que j'étais un explorateur polaire perdu dans une tempête de neige. Mes nombreuses couvertures étaient autant de blocs de glace qui m'avaient permis de construire un igloo de fortune. Je ne laissais que la plus petite ouverture pour permettre à l'air d'entrer, mais pas assez grande pour laisser passage aux pattes des redoutables ours blancs qui hantaient la banquise en quête de nourriture.
Comme ma chaleur corporelle réchauffait lentement l'igloo, mon corps s'arrêtait peu à peu de trembler, et je finissait par m'endormir, fier d'avoir survécu un jour de plus dans cet environnement hostile.
Quand on a combattu le froid pendant de si longues minutes, en n'étant jamais totalement sûr qu'on finira par le vaincre, le peu de chaleur dont on peut jouir ensuite en prend un goût tellement doux!

Ayant vieilli de quelques années, j'ai eu l'idée d'améliorer mon scénario. Toujours sur la banquise, perdu en pleine tempête, j'imaginais rencontrer une exploratrice tout aussi perdue et frigorifiée que moi. Nous construisions notre igloo ensemble, et décidions comme seule solution de survie d'utiliser la chaleur animale (la nôtre, si vous avez bien suivi) pour nous éviter de mourir gelés. Je vous passe les détails à cette heure de la journée, mais j'ai la certitude que l'igloo se réchauffait beaucoup plus vite à deux, et atteignait des températures suffocantes (il faut croire que j'ai une imagination puissante).

Peut-être comprenez-vous maintenant pourquoi encore aujourd'hui, j'aime bien frissonner au lit.

Encore un peu plus tard, quand j'ai eu l'occasion de faire des explorations nocturnes en compagnie d'une vraie fille, un soir d'hiver, je lui ai proposé d'ajouter des couvertures et de dormir la fenêtre ouverte. Elle n'a pas eu l'air d'apprécier l'idée. J'ai tenté d'expliquer:
- Tu vois, on serait des explorateurs polaires, perdus dans la tempête, on construirait un igloo, et...
- Non mais ça va pas? T'es déjà pas bien dans ta tête, tu veux en plus qu'on se chope une pneumonie?
- Mais qu'est-ce que tu fais, pourquoi tu te rhabilles?
- Je retourne dormir chez mes parents. T'es vraiment trop barge.

Quel manque de poésie. Elle ne me méritait pas.

Mais pourquoi est-ce que je raconte tout ça?
Oui, je parlais du Murakami, que j'ai commencé dans mon lit en frissonnant, me réchauffant lentement sous l'effet des couvertures, du paracétamol et du grog (ma recette: miel, lait chaud et whisky, mais sans miel et sans lait, avec un supplément de whisky).
J'étais donc dans les conditions idéales. En plus, je suis assez partial vis-à-vis de Murakami. Mais j'ai trouvé ce livre plein de correspondances étranges et poétiques, une parfaite réussite. 

Quintette

Bruxelles, 19:00H

C'est vendredi, Michel se donne le temps de flâner en rentrant à pied du boulot. C'est une de ces journées où il y a quelque chose dans l'air qui fait penser à des montagnes, à des forêts, à une brise de mer. Un parfum subtil venu d'on ne sait où, qui réussit presque à masquer la puanteur des gaz d'échappement.
Il quitte le grand boulevard et le flot d'autos à l'arrêt pour s'engager dans les petites rues animées. Il passe devant le restaurant indien où ils allaient parfois avec Astrid. C'était une bonne époque, probablement la meilleure de sa vie. Il y repense souvent. En fait, il se rend compte qu'il y pense tous les jours.

C'était compliqué, à l'époque. Il aurait du faire des efforts, prendre des risques. Pourquoi a-t-il fallu qu'elle parte, brusquement, sans laisser d'adresse, qu'elle change même de numéro de téléphone, d'adresse e-mail?
Bien sûr, il aurait pu la retrouver, s'il avait vraiment voulu. Maintenant, c'est trop tard.

Du premier étage d'une maison, par une fenêtre ouverte, s'échappent quelques notes de violoncelle.


Rio, 14:00H

Delia s'est réfugiée dans le bureau de son père. Elle est sûre qu'elle y sera tranquille.
Elle est frappée de voir comme la poussière commence déjà à s'accumuler sur les meubles. Pourtant, ça ne fait que dix-huit jours. Dix-huit jours qu'elle essaie de comprendre. Enfin non, les premiers jours, elle était tellement choquée, accablée par la tristesse qu'elle était incapable de réfléchir. Puis, c'est de la colère qu'elle a ressenti. Pourquoi être parti comme ça sans explications. Elle avait droit à une explication. Elle pensait connaître son père, et là, elle se dit qu'elle ne savait rien de ce qu'il vivait vraiment.

Puis elle a repensé au disque qui tournait sans fin quand elle a découvert le corps de son père sur le canapé du bureau, le verre de poison renversé à ses côtés.
Peut-être qu'il y a un message dans cette musique, le quintette à cordes de Schubert, mais comment le déchiffrer?
Son père avait l'habitude de s'enfermer dans son bureau pour y écouter de la musique classique. C'était son domaine privé. Elle respectait cela. Parfois, elle aurait voulu aller le rejoindre, et écouter avec lui en silence, mais quelque chose la retenait de lui demander, et puis la musique classique, c'était pas son truc.

Delia place le disque sur la platine, et s'assied sur le canapé où son père est mort.


Tokyo, 02:00H.

Otani se relève pour la troisième fois. Il a beau se dire qu'il ferait mieux de dormir plutôt que de ressasser sans fin les même notes, le sommeil ne se commande pas.

Ca va être du beau, le concert de demain. Mon premier engagement vraiment sérieux! Jouer avec le Tokyo Quartet! La chance à saisir! Quand Clive m'a contacté pour jouer le deuxième violoncelle dans le quintette de Schubert, je n'en croyais pas mes oreilles. Il m'avait entendu en concert à Osaka et avait apprécié mon jeu, je ne savais même pas qu'il était dans la salle. Et moi, maintenant,  je suis en train de tout gâcher en stressant comme un puceau!

Il prend son violoncelle, joue quelques mesures, s'arrête, insatisfait.
Il repasse pour la dixième fois le CD où le Tokyo joue le quintette avec David Watkin en second violoncelle, se dit qu'il ne réussira jamais à se fondre aussi bien dans l'ensemble. La première répétition hier matin n'a pas été un franc succès. Bien sûr, les autres musiciens ont été compréhensifs et encourageants, ce sont de grands professionnels, mais il ne reste qu'une brève répétition en début d'après-midi.
Mon Dieu, il faut dormir!

La musique finit par avoir sur lui un effet apaisant.
Je vais jouer cette musique magnifique avec ces virtuoses, se dit Otani. C'est le rêve de ma vie. J'ai bossé comme un fou pour y arriver, et maintenant j'y suis. Bien ou mal, je ferai de mon mieux. Je me laisserai porter par la musique.


Paris, 19:00H

Astrid à trouvé l'enveloppe dans sa boîte aux lettres en rentrant. Le cachet de l'hôpital ne lui disait rien de bon. Elle a du se servir un verre pour trouver le courage de l'ouvrir.
La teneur de la lettre n'était pas vraiment rassurante. Trois pages de jargon médical incompréhensible. Des résultats d'analyses, des chiffres. Et à la fin, une proposition de rendez-vous, deux jours plus tard, dans le bureau du spécialiste à l'hôpital. Ca l'inquiète que le rendez-vous soit si proche. Ces gens sont si occupés, ce n'est pas bon signe qu'ils trouvent du temps si vite.

Elle se sert un autre verre. Elle prend un disque sur l'étagère. Celui qu'elle a pris l'habitude d'écouter quand elle est angoissée. C'est le quintette de Schubert. Le disque appartenait à Michel, c'était un de ses préférés. C'est à peu près la seule chose qu'elle ait gardé de lui.
Elle repense souvent à lui. Elle se dit que c'était une erreur de le quitter comme ça. Elle a souvent eu envie de l'appeler, mais lui non plus n'a pas cherché à la retrouver.
Bien sûr, elle ne va pas s'imposer à lui aujourd'hui. Elle serait un fardeau. Une femme malade, qui peut-être n'en a plus pour longtemps.


Vienne, un soir d'automne 1828

Le temps est clément. Le groupe d'amis un peu bruyant s'est installé dans le jardin de l'auberge.
Le vin blanc est bien frais, la serveuse est jolie et souriante, tout le monde est d'excellente humeur, sauf peut-être Franz.
Mais il n'y a rien là d'inhabituel. Ses amis sont habitués depuis longtemps à ses sautes d'humeur, et n'en prennent pas ombrage. Ils savent que Franz est malade. Il peut être gai comme un pinson, s'installer au piano et se mettre à chanter, puis l'instant d'après, sombrer dans une rêverie mélancolique et ne même pas entendre qu'on lui parle. Parfois, il s'enfuit sans dire au revoir à personne.
C'est ce qui se produit ce soir là.

Car Franz vient d'avoir une idée, et il faut qu'il la couche sur papier immédiatement. Il quitte précipitemment l'auberge sans même penser à prendre son manteau et court s'enfermer dans sa chambre.
Il y a cette pièce de musique de chambre qui lui trotte dans la tête depuis des jours, mais il lui manquait quelque chose, et Franz vient de trouver ce que c'est.
Je vais ajouter un second violoncelle! Ca va me permettre de développer la mélodie dans les graves. C'est dans les graves que se trouve l'âme de ce morceau. Ce sera un quintette!

Franz note fiévreusement la musique qu'il entend dans sa tête. Quand l'inspiration est là, il ne supporte aucune distraction. Il ressent comme une urgence. Il sait qu'il est gravement malade, et il y a encore tant de musique à écrire.
Souvent, il se demande - à quoi bon? Seul un petit nombre de ses morceaux a été publié. Encore moins ont été entendus en concert.

Peut-être que personne n'entendra jamais ce quintette, se dit-il. Est-ce que tout aura été vain?
Mais c'est plus fort que lui, il faut qu'il écrive.
Il n'y a plus que la musique.

Little princess, of Brooklyn - 5


Lire les parties 1, 2, 3, 4.

C'était pas vraiment le chevalier de luxe full-options.

Bon, le cheval était là, c'était quand-même le principal. Mais c'était pas un destrier blanc comme tout chevalier qui se respecte en possède un dans le livre de conte de la petite princesse.
C'était une grande carne brune (oui, je sais, moi aussi j'ai été étonné que le cheval ne soit pas jaune, mais la vie est pleine de surprises) qui sentait mauvais, mais quand-même assez impressionnante.
Le chevalier portait un casque, mais c'était pas vraiment un casque de chevalier, ça ressemblait plutôt à un casque de policier à moto. Le plus décevant, c'était l'épée ; normalement, ils ont de grandes barres de métal taillées en pointe, qui ont l'air de peser des tonnes, mais comme ils sont très forts, ils arrivent quand-même à les soulever et même à faire des moulinets avec -à deux mains, toutefois. Eh bien, c'était pas une épée qui pendait à la taille du chevalier, mais une sorte de longue matraque en caoutchouc !
Enfin, ce qui compensait un peu la déception de Zelda, c'est que son héros était grand et fort, et pour autant qu'elle puisse en juger, avait l'air plutôt sexy.
Et comme elle allait s'en rendre compte juste là maintenant, il avait une belle voix grave.
Donc, tout bien considéré, et vu l'urgence de la situation, Zelda ne s'estimait pas en droit de se plaindre : elle avait son chevalier.

- Alors, ma petite fée, que fais-tu ici toute seule à cette heure ?

- Vous faites erreur, je ne suis pas une fée, je suis un princesse engagée dans une quête très importante ! Et vous, d'abord, est-ce que vous êtes bien un chevalier, au moins ? C'est que j'ai grand besoin d'aide.

- Haha ! Un chevalier ? Je fais partie d'une brigade de police à cheval. Mais tu as raison, c'est un peu la même chose. On nous a signalé des chiens errants qui mettaient la pagaille dans le parc, je suis venu contrôler, et je vois que j'ai bien fait, on dirait que je suis arrivé juste à temps. J'enverrai la fourrière demain.
Mais votre majesté n'a pas répondu à ma question. Qu'est-ce tu fais dans ce parc en pleine nuit ? Tu es perdue ? Ou sont tes parents ?

- Mes parents ne sont pas à la maison. Maman, je crois qu'elle reçoit l'ambassadeur de Perse. La Perse, c'est plus loin que Miami, mais ils n'ont pas de crocodiles. Et papa, il est en salle du conseil, comme tous les jours, et il ne rentre qu'au matin.

- Je vois. Est-ce que tu sais au moins où tu habites ?

- C'est sur la quatrième avenue, mais je ne sais pas le numéro. Je ne sais compter que jusqu'à vingt-sept. Mais c'est de l'autre côté du territoire du troll jaune, et j'ai pas envie d'y repasser.

- Tu sais, princesse, si j'appliquais le règlement, je devrais t'emmener au poste, où ils te garderaient jusqu'au matin, puis ils te confieraient au service de la jeunesse... mais quelque chose me dit que tu as eu assez d'embrouilles comme ça. Je crois que j'ai une meilleure idée.

Vous voulez savoir ce que c'était, l'idée ?
La petite princesse, elle, voulait savoir.
Le grand, fort, sexy (et entre temps, Zela avait décidé qu'il était aussi gentil, elle pensait même qu'il aurait fait un mari tout à fait convenable, mais la différence d'âge l'inquiétait un peu) chevalier avait une soeur. Elle s'appelait Alice, était institutrice, et vivait seule non loin de là.
Donc, voilà, le chevalier a réveillé sa soeur et a conduit Zelda chez elle pour qu'elle attende devant un grand bol de chocolat chaud et des pancakes pendant que lui s'occupait d'identifier et de retrouver les parents de la petite.
(Et gare au gros malin qui me demandera où il a garé son cheval).

Après le chocolat chaud, Alice à demandé à Zelda si elle voulait aller dormir. Mais Zelda a répondu qu'elle n'avait pas sommeil. Alors, Alice a eu l'idée de lui lire une histoire. Elle a sorti un livre d'une armoire pleine de livres, et là, miracle ! Vous n'allez pas le croire, et Zelda arrivait à peine à le croire elle-même, mais c'était exactement le même livre de contes qu'elle possédait, et qu'elle imaginait plus ou moins unique. C'est à ce moment que Zelda a été convaincue que tout ça n'arrivait pas par hasard, et qu'Alice était bel et bien une fée.

Alice a choisi dans le livre l'histoire que Zelda préférait : celle d'une petite princesse qui se sauve de son château, traverse montagnes inhospitalières et sombres forêts, échappe de justesse à un horrible troll, est sauvée par un noble chevalier juste au moment où elle allait se faire dévorer par un dragon. Le chevalier la conduit à une fée qui lui révèle un secret magique, et ce secret permet de sauver le roi qui était victime d'un enchantement (je résume).

Alors, la petite princesse demande "est-ce que vous voulez bien m'apprendre un secret magique, s'il vous plait ?"

- Dis-moi, quel âge as-tu, Zelda ?

- Cinq ans.

- Et est-ce que tu vas à l'école ?

- Non, pas encore.

- Tu sais, je travaille dans une école, et j'enseigne à des enfants de ton âge. Si tu veux, tu peux venir dans ma classe, et je t'apprendrai le plus merveilleux des secrets : je t'apprendrai à lire toute seule des livres comme celui-ci.

Je sais, pour vous, ça ressemble un peu à une arnaque, ce secret à la con, mais pour Zelda, c'est une véritable révélation. Pensez un peu : savoir lire, ça veut dire ne plus jamais s'ennuyer, ne plus devoir regarder des films qui font peur à la télé parce qu'il n'y a rien d'autre à faire, ne plus attendre que papa rentre en écoutant le tic tac de l'horloge, immobile au fond de son lit.

- Tu vois la première phrase de ce livre ? dit encore Alice.
Il est écrit "Il était une fois", et c'est la porte ouverte à toutes les aventures.

Réconfortée par le chocolat chaud et par le sentiment d'avoir réussi sa quête, Zelda s'est endormie sur le canapé.

Quand elle se réveille plus tard, elle entend la voix de son papa. C'est que le chevalier a réussi à le retrouver et l'a amené chez Alice. Mais quelque chose lui dit qu'elle doit faire semblant de dormir, que quelque chose d'important est en train de se passer.
Elle voit par la porte qui donne sur la cuisine Alice et papa qui sont attablés devant un café. Ils parlent ensemble de manière animée, mais en essayant de chuchoter pour ne pas la réveiller. Ils sont penchés l'un vers l'autre, et papa sourit, chose tellement rare, ces derniers temps. Leurs mains sont posées sur la table, à quelques centimètres l'une de l'autre ; papa joue avec un morceau de sucre, et il ne faudrait qu'un petit mouvement de plus pour que les deux mains se touchent.

Non, ce n'est pas le moment de les déranger. Plus tard, elle raconterait tout à papa : le troll, les dragons, le chevalier...

Pour la fée, je crois qu'elle n'aurait rien besoin de dire, parce que son papa était en train de le découvrir par lui-même...

Voilà ! Je ne sais pas s'il y a une suite à l'histoire. Le problème est qu'à ce moment, j'étais fauché, et je ne pouvais plus commander de vodka, et vous savez, un marin polonais, ça peut continuer à parler très longtemps tant qu'il y a à boire (à tel point que je me demande s'il n'a pas inventé au moins une partie de l'histoire, parce que plus elle durait, plus il buvait), mais quand l'approvisionnement est coupé, ne vous attendez pas à ce qu'il fournisse encore le moindre effort. Comme il a vu que je ne remplissais plus son verre, il a croisé ses bras sur la table, y a posé son front, et s'est mis instantanément à ronfler.

Enfin, moi, l'histoire, elle me plait comme ça.
Et si vous voulez une suite, je vous laisse le soin de l'inventer.
Parce que moi, je ne suis ni comme Zelda ni comme le marin : je n'ai aucune imagination.

The end