Sombrage - 7


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A Sombrage, les jours se succèdent et se ressemblent. Je suis incapable de mesurer le temps par manque de repères. Il y a juste le dimanche matin, le son étouffé des cloches de l'église du village qui nous parvient à travers la végétation, mais nous n'y prêtons guère attention. Je ne peux estimer le nombres de semaines qui se sont écoulées depuis... depuis quoi, au fait? J'allais dire depuis mon arrivée, mais j'ai l'impression d'avoir toujours été ici. Disons depuis mon "accident", car tout se qui précède se perd dans les brumes de ma mémoire.
Toutefois, nous sommes en dehors du monde, mais pas vraiment en dehors du temps. Il passe, le temps, peut-être à une vitesse différente ici qu'ailleurs, mais il passe. Les saisons changent lentement. La couleur des feuillages s'assombrit, les journées raccourcissent, et les températures baissent. Il est rare maintenant que nous mangions le soir devant le chalet ; nous nous enfermons, plutôt, et nous faisons du feu, autant pour nous réchauffer que pour cuisiner. Les matinées aussi sont fraîches, et il devient désagréable de quitter le lit bien chaud lorsque les bûches se sont consumées.

Pourtant, nous avons eu encore une superbe journée ; peut-être la plus chaude de tout l'été. Ce jour-là, nous sentions qu'il fallait en profiter, et nous sommes partis pour une longue marche, remontant la rivière sur des kilomètres, et nous enfonçant dans une forêt de plus en plus impénétrable.
Nous sommes arrivés dans un vallon où une famille de castors avait construit un barrage sur la rivière. Le barrage a formé un minuscule lac. Nous nous sommes déshabillés pour nous baigner.
Je suis surpris de la manière dont Anabelle nage. Elle semble onduler du corps comme un dauphin, en ne s'aidant presque pas de ses bras. Elle nage souvent sous l'eau et ne reparait que pour respirer, ou pour me surprendre en émergeant juste derrière moi sans aucun bruit d'éclaboussure.
Soudain, elle émerge, l'air excité et me dit "Oh, Greg, viens voir ! On voit les castors dans leur nid ! Suis-moi.", et elle disparaît de nouveau. J'essaie de plonger, moi aussi. Le lac est bien plus profond que je ne l'avais cru. Plusieurs mètres, semble-t'il. L'eau se trouble à cause des mouvements désordonnés que je fais pour m'enfoncer plus profond, qui déplacent de la vase. Je perds Anabelle de vue, et je remonte à la surface. Je m'attends à la voir surgir peu après, mais le temps passe, et comme les remous à la surface se calment, je commence à m'inquiéter. Je prends une grande inspiration et je replonge, mais de nouveau, je soulève quantité de vase, et je ne distingue rien à deux mètres. Je remonte et cette fois, je commence à paniquer, je ne peux espérer aucune aide de la forêt qui nous entoure, et qui me paraît soudain hostile, sombre et maléfique. J'essaie de repérer des bulles d'air à la surface du lac, mais ma vue est troublée par les reflets du soleil. Je me sens terriblement seul, dépourvu, assailli par la crainte qu'elle ne remonte plus, et aussi par d'anciennes angoisses qui en profitent pour se faufiler parmi les nouvelles.
Tout à coup, un cercle se forme à la surface du lac, que vient briser le visage d'Anabelle, souriant, radieux, même ; elle s'élève de l'eau jusqu'à la taille, et retombe en arrière avec un air incroyable d'abandon, sans faire la moindre éclaboussure, comme si l'élément liquide la reconnaissait comme sienne, l'accueillait et la berçait amoureusement. Et je me dis : c'est une créature de l'eau ; c'est une sirène ! Et je me demande jusqu'à quel point elle est humaine.
Je n'ai jamais vu Anabelle aussi belle, aussi épanouie que ce jour-là, au petit lac des castors.

Cette journée au lac fut donc la dernière belle journée chaude ; une sorte d'apothéose de l'été.
Après, le temps a définitivement viré au maussade, avec de petites pluies fines et froides, qui parfois duraient toute la journée. Nous restions beaucoup enfermés au chalet. Cela ne semblait pas poser de problème à Anabelle, et je ne peux pas dire que je m'ennuyais exactement, car comment s'ennuyer en compagnie d'Anabelle, mais une sorte de torpeur s'était emparée de moi. Le manque de lumière avait un effet un peu déprimant sur mon caractère.
Je me suis mis à repenser à la ville.
Je me disais que cela nous ferait du bien de voir un peu d'animation, de nous noyer dans la foule, de nous changer les idées, de goûter une nourriture différente, peut-être d'aller faire une provision de livres neufs. Anabelle, par contre, semblait chercher des prétextes en tout genre pour reporter à plus tard ce voyage. Cependant, comme j'insistais de plus en plus, elle a fini par accepter à contre-cœur.

Nous étions les deux seules personnes à attendre le bus à l'arrêt de Sombrage, sur une route étrangement peu fréquentée : quelques camions et tracteurs, et de rares automobiles. Nous avons attendu longtemps sous un ciel lourd de nuages, sans aucun obstacle pour nous abriter du vent glacial. L'arrêt n'était qu'un simple poteau planté dans le sol, et n'était probablement pas très utilisé ; d'ailleurs, le chauffeur a failli ne pas nous voir et s'est arrêté au dernier moment en faisant crier ses freins.
Dans le bus, il n'y avait que quelques passagers à l'air maussade. Aucun n'a fait attention à nous. Seules quelques personnes sont montées durant le trajet, aucune n'est descendue, malgré cela, le voyage a pris plusieurs heures et nous a semblé interminable. L'ambiance silencieuse dans le bus nous rendait mal-à-l'aise et nous n'avons échangé que peu de mots. Je commençais à me demander si cette excursion en ville était vraiment une bonne idée.
Le premier bâtiment important que nous avons vu en atteignant les faubourgs était un hôpital. Il m'a fait un effet vraiment bizarre. L'endroit me semblait familier, mais en même temps, m'inspirait un grand malaise, de la crainte, presque de la répulsion. Pour Anabelle, cela semblait pire encore, mais j'ai préféré ne pas lui en parler, de peur de gâcher complètement notre journée, qui déjà ne commençait pas sous les meilleures auspices.

Dans la ville, nous avons erré longtemps, tournant en rond, ne sachant pas nous fixer un but. Aucun bar ou restaurant ne nous semblait accueillant. Nous étions incapables de choisir des livres, dont les prix nous semblaient d'ailleurs exagérés. L'ambiance de la ville, que nous avions espérée gaie et animée, nous semblait stressée, agressive, et d'une agitation sans but. Nous avions probablement vécu trop longtemps dans un endroit paisible, dont la quiétude nous avait fait oublier les soucis et contingences de la vie moderne.
Un peu dégoûtés, nous avions laissé nos pas nous guider vers la gare des bus. C'est en voyant passer le bus numéro 64, que je me suis soudain souvenu que c'est celui qui conduit au quartier où habitent les parents d'Anabelle. J'ai poussé Anabelle dans le véhicule ; elle n'opposait qu'une résistance passive et semblait épuisée.

Une fois descendue du bus, elle se laissait guider par moi, le regard absent, et elle n'a repris ses esprits que lorsque nous étions vraiment face à la maison.
Nous étions à quelques mètres de la fenêtre du salon, et à travers les rideaux, on pouvait discerner les silhouettes des parents d'Anabelle. Ils étaient attablés autour d'un repas. Le père versait du vin à la mère, probablement en lançant une plaisanterie, parce que celle-ci rejetait la tête en arrière, comme dans un éclat de rire.
J'ai observé le visage d'Anabelle à cet instant, et je n'avais jamais vu une telle expression, reflétant simultanément la douleur, la colère, le désespoir et l'amour. Elle est restée figée ainsi pendant plusieurs minutes, mais je n'ai pas été capable de lui faire faire un pas de plus vers la maison. Curieusement, ses parents n'ont pas remarqué notre présence. Finalement, elle s'est détournée en disant "Viens, nous n'avons plus rien à faire ici". Il m'a été impossible de tirer d'Anabelle la moindre explication.

Cette visite à la ville fut non seulement un échec, mais un tournant.
Depuis ce jour-là, pour Anabelle comme pour moi, les choses se sont dégradées. Le chalet, dont le confort spartiate ne nous avait pas dérangés jusque-là, nous semblait maintenant vide, froid, inconfortable et ennuyeux. Il faut dire que le mauvais temps n'aidait en rien. Le ciel était perpétuellement gris, le sol était boueux, les arbres avaient perdu leurs feuilles. Nous avions lu tous les livres, mais même ceux qui nous avaient charmés pendant l'été nous paraissaient maintenant insipides. La poésie de Poe était morbide, Waverley n'était qu'un jeune écervelé sans envergure.
Anabelle passait de plus en plus de temps à dormir, et même éveillée, elle était souvent songeuse, comme absente. Je me suis mis à faire des rêves bizarres. Je rêvais souvent d'un petit garçon. Il était pâle et semblait très triste et ne riait jamais, même en jouant. Il s'appelait Arthur. J'avais envie de l'aider, mais je ne savais pas comment. Dans mon rêve, j'essayais en vain de l'atteindre. Il était par exemple dans une pièce en train de colorier un dessin, avec son air triste habituel. J'étais dehors et je frappais à la fenêtre, mais il ne m'entendait pas ; je faisais de grands signes, mais il ne levait pas la tête. Je cherchais une porte pour entrer. Je croyais bien qu'il y avait une porte, mais ne la trouvais pas.

Il se passait aussi des choses étranges dans le chalet. Un jour, j'ai entendu distinctement une voix qui disait :

- On dirait qu'il a bougé !

J'ai bien sûr pensé que c'était Anabelle, et je lui ai demandé :

- Qu'est-ce qui a bougé, chérie ?

- Comment ? Qu'est-ce que tu dis ? C'est une devinette ?

- Tu viens de me demander si quelque chose avait bougé, et je voulais savoir de quoi tu parlais.

- Mais enfin, Greg, c'est toi qui viens de me demander si quelque chose a bougé !

- Mais... bon, ce n'est rien, on a du mal se comprendre. Laisse tomber.

Et ce genre de quiproquo s'est répété plusieurs fois.

Finalement, la neige a fini par arriver. L'hiver était là.
Un jour, je me suis réveillé un matin. Je pense que c'était environ six mois après mon "accident", bien que je ne puisse l'affirmer avec certitude.
Il faisait un froid glacial dans le chalet, et même dans le lit. J'ai tendu la main vers Anabelle comme à chaque réveil, mais je n'ai rencontré que le vide. Elle n'était pas dans le chalet. D'habitude, nous ne nous quittions pas d'une semelle. Je me suis rendu compte que c'était la première fois en six mois que nous étions séparés.

A suivre...

Sombrage - 6


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C'est comme un poids infini ; et ce poids commence a s'alléger petit à petit. C'est le poids de mon corps. Je crois être allongé à l'horizontale, et je pense que je pourrais peut-être bouger, au prix d'un gros effort. Mais je me sens tellement faible, et aussi tellement bien, dans cette immobilité totale. Absolument rien ne bouge en moi, pas de pulsation, pas de souffle, pas de circulation, la dépense d'énergie est tout à fait nulle, et c'est cela qui me procure cette impression de repos parfait. Cependant, mon corps devient toujours plus léger, et j'ai l'impression qu'il s'élève, bien que je sache qu'en réalité, ce n'est pas le cas. Je m'aperçois que j'ai les yeux ouverts, et que si je le voulais, je pourrais distinguer des choses, mais j'éprouve un peu de regret à quitter cette tranquillité. Quoiqu'il en soit, je sais que les images ne vont pas tarder à se propager par le nerf optique depuis ma rétine vers mon cerveau. Et au moment où je le pense, cela se produit. L'image que je perçois ne m'évoque d'abord rien. C'est comme une série de lignes parallèles, en alternance d'un brun sombre et d'un brun plus clair, presque jaune. Je cherche à rattacher un mot à ce schéma, pour lui donner un sens. Le mot reste longtemps sur le bout de ma langue, jusqu'à ce qu'il se concrétise de lui-même : "barreaux". Ce mot en appelle un autre, et celui-ci vient plus rapidement, comme si mon cerveau se remettait à tourner à vitesse normale : "prison".
C'est l'horreur de ce mot qui me fait revenir à moi brusquement, brutalement. Je suis saisi d'effroi. Mon cœur se remet à battre, à un rythme trépidant mais irrégulier ; pendant un bref instant, je suis conscient de la circulation du sang dans mes veines, je prends une longue inspiration sifflante et mes poumons se remplissent d'air brûlant. La panique me fait me redresser vivement en position assise. Trop vite. La tête me tourne et je retombe sur le lit. Il y a en effet un lit sous moi. Je ne perds pas tout-à-fait conscience, cette fois, mais il ne s'en faut pas de beaucoup. J'éprouve toujours une peur panique. J'ai cru que j'étais mort. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi je suis en prison, je ne me rappelle rien. Est-ce que des gens me veulent du mal ? Il faut que je rouvre les yeux ; cet endroit est peut-être dangereux. Je dois me calmer et réfléchir. Ce que j'avais d'abord pris pour des barreaux n'en sont pas. On dirait... un plafond ou un mur en bois brun, et les lignes plus claires, sont comme des rayons de lumière, comme il pourrait en filtrer d'un store vénitien. Il faut que je tourne la tête pour découvrir leur source. J'éprouve toujours une peur panique du fait de ne pas savoir où je suis. C'est à ce moment que je me rends compte que je suis capable d'entendre... et que quelqu'un parle... me parle ?

- Greg, mon chéri ! Te voilà enfin ! Tout va bien, maintenant, je suis là.

Greg ! Je suis Grégoire, en effet. Je tourne la tête vers la voix et je découvre une jeune fille extraordinairement belle couchée à côté de moi dans le lit. Un nom explose dans ma tête : "Anabelle". Je crois rêver. Ce n'est pas possible. Avant de perdre connaissance, j'étais pourtant... je ne sais pas où, mais loin... très loin, dans un monde sans espoir où Anabelle était morte, il me semble. Mais non, c'était sûrement un mauvais rêve, Anabelle est bien vivante, et... oui, je me souviens, nous sommes chez nous, dans notre chalet... à Sombrage. Pourtant non ! Sombrage, je crois bien, c'était dans mes rêves... en réalité, j'habitais dans cette ville... Je tends la main vers Anabelle, et je sens sa peau frémir à mon contact. Si je suis dans un rêve, je veux qu'il ne s'arrête jamais.

- Mon pauvre chéri, tu es couvert de transpiration ! Tu as du faire un terrible cauchemar.

- Oui, j'ai rêvé que... que tu étais morte.

- N'y pense plus ! Mais tu es brûlant ! Tu es malade. Ecoute, tu vas rester au lit sans bouger et je vais bien m'occuper de toi, tu vas voir.

Elle passe sa main sur mon front, et la fraicheur de sa paume est agréable, et j'éprouve une sensation de manque, comme si ses caresses m'avaient manqué pendant des années. Mais nous sommes ensemble, maintenant, pour toujours. Et sur cette pensée, je me rendors, paisiblement cette fois.


Mon réveil suivant est différent. J'ai l'impression d'être un ours qui sort d'hibernation, et je me sens très faible, mais plutôt bien, pas vraiment malade.
Je suis plus prudent. Je laisse mon corps se réveiller à son rythme, et c'est agréable. Une odeur de café vient me chatouiller les narines. Je me rends compte que je suis affamé. Il y a des bruits de vaisselle. Il fait une chaleur agréable, je sens la lumière du soleil sur mes paupières. J'ouvre enfin les yeux. Je vois Anabelle qui s'affaire autour d'une table. Je me redresse très prudemment en position assise. Anabelle le remarque, elle me sourit, vient vers moi, et s'assied au bord du lit. Elle tâte mon front et décrète que je vais mieux. C'est vrai.
Elle dit que j'ai dormi vingt heures d'un sommeil profond et calme sans interruption. Elle m'aide à me lever du lit, et nous nous dirigeons vers la table où nous attend un appétissant petit déjeuner. Je me jette sur de grosses tranches de pain brun. Il y a de la confiture de fraises, des oeufs, et du fromage blanc qu'on mange nappé de miel.
Une fois rassasié, je m'appuie sur le dossier de ma chaise et je me mets à observer autour de moi.
Les lieux me semblent à la fois étranges et familiers.

Le chalet est entièrement fait de bois, sol, murs et plafond ; il a l'air bien construit mais très rudimentaire. Il n'est constitué que d'une unique grande pièce rectangulaire. Trois des côtés sont pourvus de fenêtres, dont une est équipée d'une sorte de store à lamelles, origine probable de mon hallucination. Une des fenêtres est ouverte et donne sur des buissons et des arbres, un bois, d'après ce que je peux en juger. Elle laisse entrer du soleil, et un air très pur et un peu frais. Il n'y a qu'une porte donnant vers l'extérieur. Il y a peu de meubles, tous en bois, eux aussi : le grand lit, deux tables, des chaises, deux grandes armoires, une étagère avec des livres, quelques coffres. Il y a un réchaud électrique et quelques lampes, mais j'observe qu'il y a aussi de nombreuses bougies dans la pièce, ce qui me fait penser que les pannes électriques doivent être fréquentes. Près du mur aveugle, il y a aussi un gros poële à bois.

Durant les premiers jours après ce que j'appelle déjà mon "accident", je me contente de récupérer des forces à mon rythme. Anabelle et moi nous nous asseyons dehors au soleil, le dos appuyé contre un tronc, en nous tenant par la main. Nous parlons peu, mais nous sommes bien. Anabelle me fait la lecture : Waverley et les poèmes de Poe. Parfois, je m'endors au son de sa voix, et quand je me réveille, elle est encore près de moi, et me sourit, en se massant le bras gauche d'un mouvement caractéristique.
A l'instant du réveil, parfois, des images étranges m'assaillent. Des visages que je ne reconnais pas, ou ne veux pas reconnaître, les rues animées d'une ville, un petit parc où flotte une musique étrange et des cris d'enfants, une mare avec trois canards déplumés. J'essaie de me souvenir de cette ville, car j'ai l'impression qu'elle signifie quelque chose pour moi, mais j'attrape très vite mal au crâne. Puis il y a Anabelle, le soleil qui nous réchauffe, les senteurs de la forêt ; ici et maintenant, le reste n'a pas d'importance, pas de réalité.


Les semaines passent et je retrouve la forme. Nous partons tous les jours pour de longues balades dans les bois. Anabelle dit que c'est la meilleure façon pour moi de recouvrer la santé. Le temps est moins chaud, mais un petit vent frais n'est pas désagréable pour marcher. Le soir, nous allumons le feu de bois et des bougies, l'ambiance est très douce dans le chalet. Anabelle dit qu'il nous faut préparer l'hiver, faire un stock de bois. Il y a quelques outils dans un des coffres : haches et scies. Nous nous sommes attaqués à un arbre près du chalet, que nous avons abattu, et nous le débitons en bûches que nous entassons contre un des murs extérieurs. Les hivers sont parfois très froids et longs, aussi Anabelle veut que nous amassions le plus possible de bois. Nous travaillons à notre arbre plusieurs heures par jour.

Parfois, au lieu de nous enfoncer dans la forêt, nous prenons la direction du village. Il y a un chemin de cailloux qui descend en pente douce entre deux prés eux-mêmes cernés par la forêt. Le chemin s'élargit et tourne au moment où les prés se transforment en champs, puis après un nouveau détour, les premières maisons du village apparaissent. C'est un petit village aux maisons de pierre regroupées autour d'une église. Les habitants ne font pas vraiment attention à nous. Ils nous ont acceptés sans vraiment nous intégrer. Et nous ne cherchons pas non plus à lier contact. Il y a une boulangerie et une épicerie où nous faisons quelques courses. Nous avons besoin de peu. En général, je laisse Anabelle entrer seule dans le magasin pendant que je l'attends assis au soleil sur le muret de l'église.

Un jour, j'insiste pour traverser le village et voir ce qu'il y a au-delà. "Rien d'intéressant", me dit Anabelle, mais elle me suit à contre-coeur. Comme nous sommes presque au bout du village, une maison, pourtant peu différente des autres en apparence, attire mon attention, et je m'arrête, songeur, devant elle.

- Tu viens, Greg ?

- Attends, je connais cette maison !

- Mais oui, tu ne te souviens pas ? C'est la maison du docteur Lekeu, ton ancien psy. Mais tu n'en as plus besoin, maintenant. Viens, rentrons !

- Non, continuons encore un peu, j'aperçois quelque chose, plus loin, je veux voir !

Elle me suit en traînant les pieds. C'est une route. Il y a un arrêt d'autobus un peu plus loin.

- Où va-t'elle, cette route ?

- A la ville, bien sûr.

- Si on y allait ? J'ai envie de voir cette ville !

- Plus tard, peut-être. Pas aujourd'hui.

- Pourquoi pas ?

- ... J'ai mal au bras.

Elle montre son bras gauche, elle dit qu'elle ressent comme une piqûre à l'avant bras, et qu'elle a le reste du bras endormi. Mais on ne distingue aucune trace sur sa peau.
Elle est soudain très fatiguée, elle semble lutter, et je dois la soutenir par la taille pour rentrer au chalet.

A suivre...

Sombrage - 5

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- Ecoutez, docteur, je suis un adulte responsable. Je dois assumer mes choix. Il y a des gens qui dépendent de moi, et je me suis engagé envers eux, je ne peux pas juste les laisser tomber comme ça !

- Pourtant, vous en avez envie ?

- Envie ? Non, je n'en ai même pas envie. Mais je ne suis pas heureux, vous comprenez ? Et eux non plus ne sont pas heureux. Je crois qu'ils seraient plus heureux sans moi. Je suis un poids pour eux.

- Etes-vous un poids pour eux, ou sont-ils un poids pour vous ?

- Probablement les deux.

- Alors, vous dites que la situation est pénible pour tout le monde, mais vous ne voulez pas la modifier.

- Je ne peux pas la modifier, je vous l'ai dit, ils ont besoin de moi.

- Qu'adviendrait-il d'eux, si vous partiez ?

- Je ne sais pas... j'imagine qu'ils passeraient un dur moment, puis qu'ils finiraient par se relever.

- Alors, un changement est possible ?

- Peut-être... Non. En fait, je ne pourrais plus me regarder en face. On est en train de parler de ma femme et de mon fils, là. J'ai le devoir de rester.

- Ah, le devoir ! Voilà votre ligne directrice ? Donc, vous vous sacrifiez au nom du devoir ?

- Mais oui ! Quel mal y a-t'il à cela ?

- Psychologiquement, on ne peut pas bâtir une vie sur la notion de sacrifice. C'est renoncer à son propre désir.

- Voyons, docteur Lekeu, êtes-vous en train de me dire que je dois vivre et prendre mes décisions uniquement en fonction de mon propre désir ?

- Je dis que quand vous prenez une décision importante, vous devriez idéalement être conscient de votre propre désir et en tenir compte. Cela ne signifie pas que c'est le seul paramètre qui doit intervenir dans un choix. Mais dans tout choix, il y a un désir qui s'exprime, conscient ou inconscient, représentant une force vitale ou morbide. Il vaut simplement mieux que cela se passe au niveau conscient, en toute connaissance de cause.

- Eh bien, c'est tout à fait conscient. J'aime Anabelle, mais je ne peux pas abandonner Sylvie et Arthur. Mais quoi que je fasse, je ferai souffrir des gens. Voilà mon problème.

- Et donc, vous avez choisi de faire souffrir Anabelle plutôt que Sylvie et Arthur ?

- Je suis marié à Sylvie. Je suis lié par une promesse. Et Arthur, lui, il n'a rien demandé, il n'est responsable de rien.

- Vous raisonnez en termes quasiment légaux. Et envers Anabelle, vous n'aviez pas de promesse ? Et même une promesse antérieure. Est-ce que votre erreur n'a pas été de renier Anabelle et d'épouser Sylvie ?


- Attendez, Grégoire. Si ce sont bien les mots de ce docteur Lekeu, que vous me rapportez, je les trouve complètement inappropriés de la part d'un psy. Il n'est pas objectif et neutre, il prend position et utilise des tournures propres à influencer votre jugement.

- Je ne suis pas sûr, docteur Strauss. Il ne fait que reformuler mes propres contradictions pour que je puisse les appréhender. Je ne pense pas qu'il m'influence.

- Et si je vous demandais qui est exactement ce Lekeu, que me répondriez-vous ?

- C'est le psy de Sombrage, le seul disponible dans la région.

- Qu'est-ce qui vous a donné l'idée d'aller le consulter ?

- C'était pendant une discussion avec Anabelle. Elle m'a conseillé d'aller parler à quelqu'un. Elle pensait que ça m'aiderait. Elle avait entendu parler de ce Lekeu.

- Avez-vous parlé de moi à Lekeu ?

- Oui... Il trouve que vos méthodes sont trop académiques. Il dit que Freud est dépassé. Il dit qu'il n'y a aucun mal pour un psy à proposer des interprétations à ses patients. Ils sont capables de trier par eux mêmes ce qui s'applique à eux. Cela peut accélérer le processus thérapeutique. Ça ne sert à rien de laisser le patient patauger tout seul dans ses paradoxes. On peut l'aider de manière plus active.

- Ce docteur Lekeu est une création de votre esprit, une expression de votre surmoi, vous en êtes bien conscient ?

- Oui, j'en suis conscient, mais est-ce que cela fait une différence au final ? Les choses qu'il dit n'en demeurent pas moins sensées.

- Ce n'est pas une question de sens, mais de conscience. Ce Lekeu ne doit pas être un alibi pour une décision que vous n'osez pas prendre. Vous devez assumer vos choix, Grégoire.

- Mais je suis incapable de choisir !

- De quel choix parlons nous ? D'un côté, nous avons Sylvie et Arthur. Ils sont bien réels, et en effet, ils comptent sur vous. Et de l'autre côté, qu'avons-nous ? Anabelle ? Est-ce qu'elle est réelle, Grégoire ? Est-ce que vous n'êtes pas en train de choisir entre des vivants et une morte ?

- Non ! Ne parlez pas comme ça d'Anabelle !

- Qu'est-ce qui vous manque tant, chez Anabelle ? De quoi n'arrivez-vous pas à faire le deuil après toutes ces années ?

- Je pense que le pire, c'est le toucher. Le contact de sa peau. Ses caresses. Bien sûr, avec Sylvie, nous faisons l'amour, mais ce n'est pas la même chose, il y a quelque chose de mécanique dans le plaisir... La manière qu'elle avait de me regarder, de poser sa main sur mon visage... Je n'ai rien oublié de tout ça, je peux presque le revivre en pensée.

- Il vous faut reprendre pied dans le monde réel, Grégoire. Regardez vos pensées comme ce qu'elles sont : des pensées. Je vais vous demander une chose : que vous cessiez de voir ce docteur Lekeu... Qu'est-ce qui vous fait sourire ?

- C'est amusant, vous voyez, il m'a justement demandé la même chose : que je cesse de vous voir...


Vous voyez, monsieur Zaphod, j'ai cru avoir échoué une fois de plus. Car la semaine suivante, Grégoire ne s'est pas présenté pour notre séance hebdomadaire. Ni les fois suivantes. Je n'ai pas eu de nouvelles pendant des mois.

A suivre ...

Sombrage - 4


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De nombreuses années ont passé depuis la mort d'Anabelle.
La fin brutale et inexpliquée d'un amour parfait, c'est une chose est extrêmement difficile à surmonter, peut-être même impossible. En plus, Grégoire n'a pas pu, ni voulu assister à l'enterrement. A l'époque, il ne s'est senti capable d'en parler à personne, et il est donc resté seul avec son chagrin. Il a pris l'habitude de s'enfermer dans le silence, et il est devenu plus taciturne et solitaire que jamais. Rendez-vous compte que je suis la première personne à qui il confie ces évènements !

Evidemment, il n'est pas question pour Grégoire d'oublier Anabelle ; elle reste bien présente et bien réelle, plus réelle même que les personnes avec qui il vit. Il ne se passe pas un jour sans qu'il ne pense à elle. Lorsqu'un choix s'offre à lui, ou lorsqu'un évènement inhabituel se produit, il se demande ce qu'aurait fait Anabelle, ce qu'elle aurait pensé. Il choisit les livres qu'il lit ou les films qu'il va voir en fonction de ce qu'Anabelle aimait. Il essaie de se rappeler tous les livres qu'elle a mentionnés et les lit, espérant ainsi mieux la connaître et se rapprocher d'elle. Même chose avec le choix des disques qu'il écoute. Le soir, il s'endort en pensant à elle, et parfois, lorsqu'il se réveille la nuit, dans l'obscurité, il a l'impression qu'en étendant un peu le bras, il pourrait la toucher.

Bien sûr, ses relations avec les autres filles sont catastrophiques. Il tente bien quelques aventures, mais au début, il a l'impression de tromper Anabelle. Et même lorsqu'il a plus ou moins surmonté ce sentiment, il garde d'elle une image tellement idéalisée que les autres ne peuvent soutenir la comparaison.
Le temps passant, il a quand-même fini par rencontrer une femme, Sylvie, assez accommodante pour accepter ses petites bizarreries. Ils se sont mariés et ont eu un fils prénommé Arthur. Dans l'ensemble, la famille ne fonctionne pas trop mal. Si ce n'est que dans un coin de l'esprit de Grégoire, un coin qu'il est le seul à connaître, Anabelle est toujours bien vivante. Parfois, il s'enferme dans cette partie de son esprit, et il est alors comme absent aux autres, il semble distant, ailleurs ; il lui arrive de regarder sa femme et son fils et d'avoir l'impression qu'ils sont des étrangers. Il n'est jamais complètement à l'aise avec eux, ni avec personne d'ailleurs. Il se rend compte avec horreur que son fils a peur de lui, pourtant, il l'aime, ce petit, et il essaie d'être gentil ; mais c'est bien çà le problème : il essaie, ce n'est pas naturel. Il ne peut s'empêcher d'être froid, autoritaire. Il voudrait que leur relation soit différente, mais il ne peut rien y faire. C'est comme si le garçon n'était pas vraiment son fils.

Sylvie est une femme compréhensive. Elle a aussi vécu son lot de difficultés, et a aussi ses petites manies. La grande différence entre eux est que Sylvie a tendance à se réfugier dans l'action, alors que Grégoire est un rêveur. C'est sa grande volonté et son énergie qui ont tiré plusieurs fois Sylvie de passes difficiles, alors, elle a du mal à comprendre l'attitude de Grégoire. Cette mélancolie, dont elle ne connaît pas la source réelle la rend nerveuse parce qu'elle lui fait peur. Elle sait que si elle-même sombrait dans ce genre de comportement, cela pourrait être irrémédiable. Grégoire, lui, n'a pas d'autre solution, c'est un besoin, mais probablement un besoin malsain, comme une drogue. Sylvie le sent bien, et c'est une source de dispute entre eux ; elle ne supporte plus ces "absences".

Quand les choses ne marchent pas comme il le voudrait, Grégoire n'a qu'un seul refuge, dans ce coin secret de son esprit, avec Anabelle. Et bien loin de l'oublier, il s'y rend au contraire de plus en plus souvent. Par exemple, le petit parc au Séquoïa est pour lui un asile imaginaire. Il se repasse en esprit la fameuse journée où Anabelle n'est pas venue au rendez-vous, mais dans son imagination, les choses se passent différemment. Au moment de quitter le parc, il perçoit du coin de l'oeil une forme bouger entre deux arbres. Il se retourne, et c'est Anabelle qui arrive en courant vers lui. Elle se jette dans ses bras en disant "j'ai cru que je n'arriverais jamais", et ils s'embrassent, plus fort et plus longtemps que jamais. Il lui dit "ne crains rien, tout va bien se passer maintenant ; nous ne nous quitterons plus jamais".

Et puis, ces petites séquences de souvenirs infiniment répétées et rejouées, ces moments volés au passé ne lui suffisent plus. Il se met à imaginer une autre vie avec Anabelle.


Ils habitent à proximité d'un petit village du nom de Sombrage. Grégoire est capable de le situer plus ou moins précisément sur une carte, mais en réalité, il n'existe aucun village de ce nom dans la région, il n'en existe nulle part, d'ailleurs. La description qu'il en fait est assez précise et correspond à un petit village ardennais typique, isolé dans les champs et les bois. Il donne des détails qui évoquent d'autres endroits connus, mais la description d'ensemble ne correspond à rien de réel.
Ils habitent un petit chalet en bois, caché dans les arbres. Leurs journées sont assez oisives : ils font l'amour, se baladent en forêt, font quelques courses au village voisin, rassemblent du bois pour le feu, lisent et discutent.

Durant ces discussions imaginaires, Grégoire se rend bien compte qu'il fait les questions et les réponses... du moins au début ! Car comme Anabelle se recrée une forme dans l'imagination de Grégoire, elle commence aussi à prendre son indépendance. Il arrive qu'elle fasse des réponses qui surprennent Grégoire, ou qu'elle lui rappelle des choses qu'il avait oubliées, ou même qu'elle lui apprenne des choses qu'il ignorait.
Petit à petit, le fil échappe à Grégoire, il commence à perdre le contrôle. Parfois, il a l'impression que c'est Anabelle elle-même qui initie la rêverie, qu'elle vient le chercher. Elle lui dit comme pour s'excuser "je m'ennuyais de toi, je me sens si seule, sans toi".

Un jour, Grégoire est en train de travailler à son bureau, il est concentré sur un problème difficile, quand Anabelle se manifeste à lui de manière plus réelle que jamais :

- Greg !

- Oui ma chérie ?

- Je voudrais... j'ai quelque chose à te demander...

- Bien sûr, tout ce que tu voudras, ma jolie !

- C'est sérieux, Greg, c'est une chose terrible que je vais te demander. J'y pense depuis longtemps, je sais que c'est possible, mais je n'ai jamais osé t'en parler, ce serait pour toi un grand sacrifice, mais je ne peux pas continuer comme ça plus longtemps, il faut que je t'en parle...

- Dis-moi.

- Greg, je voudrais que tu me rejoignes !

- Mais ma chérie, je te rejoins déjà en pensée aussi souvent que nous le désirons.

- Non. Tu ne comprends pas... Je voudrais que tu me rejoignes... vraiment... et pour toujours.

- Te rejoindre "vraiment" ? Mais comment serait-ce possible ?

- Je sais que c'est une grave décision, mon chéri. Prends tout le temps nécessaire, réfléchis bien, mais réponds-moi, je t'en prie !

Anabelle lui a réitéré plusieurs fois la même demande, chaque fois en lui affirmant que c'était possible, mais qu'il devait bien réfléchir. Grégoire ne comprenait toujours pas ce qu'elle attendait de lui.

C'est à ce moment qu'il s'est décidé à venir me consulter.

A suivre...